Achats de streams et fausses vues : et alors ?

Au début des années 2000, un champion américain écrasait toute la concurrence et l’Histoire de son sport. En remportant en 2004 et 2005 ses sixièmes et septièmes Tour de France, Lance Armstrong devint le champion ultime du cyclisme. Certes, il traîna les rumeurs de dopage tout au long de son cycle de victoire — le vélo étant devenu le synonyme de l’EPO à la fin des années 90 avec l’affaire Festina. Cela ne l’empêcha pas de traverser sa quasi-décennie de domination en vainqueur, avec deux maillots jaunes de plus que les légendes de son sport : Miguel Indurain, Bernard Hinault, Jacques Anquetil & Eddy Merckx. Mais la vérité finit par réclamer ses droits. Finalement reconnu coupable de dopage, Armstrong avoue devant Oprah en 2013 qu’il avait bien recouru à des produits non homologués afin d’obtenir les performances qui l’ont mené à ses succès. En plus du mensonge et du déshonneur, Armstrong se retrouvait face à la justice : il fallait rembourser l’argent investi par les sponsors, il a fallu rendre les titres, et Armstrong a été banni de son sport, après avoir passé tant d’années à être son plus puissant ambassadeur.

Lorsqu’Armstrong a été convaincu de dopage, le monde du sport s’est unanimement retourné contre lui. On n’est pas un grand champion si on a triché. Je me demande souvent ce qu’il se passerait dans le monde de la musique d’aujourd’hui, si l’on apprenait que l’équivalent d’un titre sportif (un seuil de vente, type disque d’or ou de platine) avait été faussé. Et si Ninho n’avait pas vraiment vendu 200 000 albums ? Et si Booba n’avait pas vraiment obtenu l’équivalent de 61 000 albums en première semaine, battant un record précédemment établi quelques semaines plus tôt ? La vérité est simple à deviner. Lorsque l’on découvrira que certains artistes ont acheté des streams ou faussé leur chiffres, eh bien… oui, personne n’arrêtera de les streamer. Ni de les écouter, de les booker en festival, de les mentionner dans des articles. Il existe peut-être une forme de morale dans le sport — il n’y en a pas dans la musique, et encore moins dans le rap.

Personne n’est vraiment outré de savoir que SCH plagie des flows, que PNL utilise des instrumentales sans notifier les beatmakers, ou que L’Algérino pompe des mélodies (« Ginza » / « Miz’amor »). Pas au point d’arrêter de les écouter. En tant qu’auditeurs fans de musique, posez-vous la question : qu’est ce qui pourrait vous empêcher de streamer la musique d’un artiste ? Si votre artiste préféré est un voleur, un tricheur, encourage un comportement contraire à vos valeurs, seriez-vous prêt à arrêter de l’écouter et ainsi cesser de le soutenir financièrement ?

De l’autre côté de l’Atlantique, les affaires juridiques de violences envers les femmes de Kodak Black ou d’XXXTentacion n’ont empêché ni le succès du single Tunnel Vision, ni de l’album 17, et celles de pédophilie ne ralentissent pas la montée du titre GUMMO de 6ix9ne vers les sommets du Billboard. Personne n’attend ni d’honnêteté ni de morale de la part d’une grande frange des artistes populaires — tant qu’ils fournissent le divertissement espéré, qu’importent les moyens.

Dans l’action du clic, l’économie en ligne ne distingue pas un j’écoute par curiosité d’un je valide. On peut légitimement penser que cela pose une question morale évidente, étant donné la façon dont certaines plateformes de streaming rémunèrent. Chez Spotify, on paie les artistes les plus streamés sans prendre en compte les écoutes par abonné. Ainsi, si vous avez un abonnement, vous pouvez continuer à écouter Hugo TSR ou Rilès en pensant soutenir “le vrai rap” (sic), le plus gros de l’argent que vous investissez dans du streaming reviendra quand même a Booba ou Niska. Dommage. Si vous êtes farouchement contre la violence envers les femmes et que Chris Brown sort un nouveau disque à succès, alors une partie de l’argent du stream lui reviendra, même si vous avez écouté à fond la playlist Strong Women. Regrettable. Ce n’est pas de votre faute, et c’est sans votre accord. Le streaming éthique ou équitable, ce n’est pas pour tout de suite. Ce système offusque même Pascal Nègre.


« Aujourd’hui, Spotify prend le chiffre d’affaires du mois dans le pays, puis divise par le nombre de streams et obtient le prix au stream. Mais je trouve ça absolument injuste : imaginez quelqu’un qui paie 10€, qui a 55 ans et écoute 100 chansons par semaine, et quelqu’un qui paie ces mêmes 10€, mais a 17 ans et écoute 2500 ou 3000 streams dans le mois. Une toute petite partie des 10€ du premier va aller à ses artistes, tandis que le reste financera la musique qu’il n’écoute pas. » — Pascal Nègre pour Pure Medias


Qu’importent ces détails techniques — ce qui intéresse généralement l’auditeur rap obsédé par les chiffres, c’est l’information qui va dans son sens. Le SNEP (Syndicat National de l’Édition Phonographique) est devenu la véritable référence pour des auditeurs qui cherchent à prouver la pertinence de leurs goûts grâce à la vérité des chiffres. Nombreux sont ceux qui ont l’air de croire au fameux adage de Jay Z :


« Men lie, women lie, numbers don’t »


Évidemment, les chiffres mentent. Surtout sur Internet. Et ce qui fonctionne, c’est plutôt la technique du “fake it until you make it”. En tant qu’artiste, si vous achetez des streams et que vous obtenez un disque d’or, alors les médias parleront de vous, drainant de vraies personnes à vraiment écouter votre musique, motivant les salles et des bookers à vous payer pour des concerts ou des showcases. Sur le site Streamify, 2,500 dollars suffisent pour acheter 2 millions d’écoutes qui apparaitront sur la plateforme que vous désirez renforcer. Rentable, pas illégal, pas trop immoral. Les auditeurs comme les plateformes se fichent un peu de lutter contre la fraude. Et cet argument promotionnel des chiffres prend de plus en plus d’ampleur dans la conversation entre les médias et les public.

En 2017, presque chaque nouveau disque d’un gros rappeur a battu un record établi par le précédent : Damso avec Ipséité, puis Niska avec Commando, puis Orelsan avec La fête est finie, et enfin Booba avec Trône. Jusqu’au prochain album de MHD qui sera battu par le prochain Nekfeu et le prochain PNL, ainsi de suite. Qu’il s’agisse de Deezer ou de Spotify, il y a de plus en plus d’utilisateurs sur ces plateformes, ainsi, il est absolument normal que de nouveaux records apparaissent constamment. L’argument du “record battu” ou “record à battre” convainc les auditeurs qu’il faut qu’ils soient intéressés parce que de cette manière, ils peuvent peut-être participer à quelque chose d’historique dans leur vie de fan (tout en continuant à être des consommateurs). De l’Histoire de façade.


« Les certifications sont un moyen de soutenir la croissance du chiffre d’affaires de la musique enregistrée en créant une impression de hausse globale des ventes, mais aussi de succès individuel pour chaque artiste. » – Mr. Squale pour SURL Magazine.


 

Les chiffres s’accommodent de la vérité. Dans le cadre de la musique, les règles de comptabilisation changent constamment. Lorsque le téléchargement illégal a détruit l’industrie du disque dans les années 2000, les règles se sont adaptées pour baisser le seuil du disque d’or afin de maintenir une illusion de succès similaire alors que les chiffres étaient en berne. Avec le streaming, on se laisse être émerveillé par des nombres spectaculaires qui reposent sur des règles qui ne cessent d’évoluer puisque le système est naissant. La terminologie est fascinante : les succès actuels sont le résultat de calculs alambiqués d’”équivalents streaming”. C’est un peu comme les enfants qui créent des règles de jeu à base de “on a qu’à dire que”…

Ici, on a qu’à dire que 31 secondes d’un clic sur un lien multiplié par 1500 équivaut à 1 vente d’album et 10 ventes de single (règle actuelle selon la RIAA, équivalent américain du SNEP). Dans 6 mois, on passera peut-être à 1 minute x 2000 écoutes vaut 1 vente, ou 1 secondes x 100 écoutes vaut 1 vente. Tout ce qu’il faudra pour que l’industrie garde la face et que les consommateurs aient envie de continuer de jouer. On s’offre les streams qui atteignent le disque d’or comme on remplissait les magasins de quantités de commandes de CD pour faire exploser ses chiffres de première semaine et faire croire à l’engouement. Ça passe.

Ce n’était donc pas exactement mieux avant, les techniques de maquillage s’adaptent simplement à leur époque. Ce nouveau système d’écoute est pourtant un pas vers une comptabilisation plus juste des oeuvres écoutées. Avant, on pouvait payer 20 euros un objet CD pour n’écouter qu’une seule chanson et notre rémunération récompensait une dizaine d’autres titres qu’il était possible de ne pas écouter du tout. Maintenant, le streaming peut permettre à une chanson seule d’émettre plus simplement sa propre économie, et la data permet aux artistes de mieux cibler les besoins de leur public. En attendant que ce système permette une rémunération plus juste des artistes, ce modèle est clairement un grand pas potentiel vers le mieux.

Le streaming est dans la bouche de tous les rappeurs, du freestyle au Cercle de Oli, aux interrogations de Black M sur OKLM et de Maître Gims sur Instagram. Mais les doutes suscités par les chiffres sont vains puisqu’ils ne vont de paire avec aucune tentative d’éduquer le public. Les auditeurs suivent les règles des plateformes : ils appuient sur “play” et se laissent bercer. Personne ne leur explique comment fonctionnent les rouages du logiciel ni où va vraiment leur argent. Un récent rapport de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) évoqué par Mounir Mahjoubi (secrétaire d’État du numérique) indique que 52% des français ne savent pas ce qu’est un algorithme. Mieux vaut que les utilisateurs utilisent bêtement le streaming sans qu’ils soient trop conscients, comme les auditeurs des années 80 ne se posaient pas tant de question sur les prix de productions des CD’s et les marges que se faisaient les producteurs. Alors les artistes peuvent bien pester, mais les rappeurs français qui grognent devraient regarder comment se passent les révoltes des artistes en dehors de l’hexagone contre le streaming.

Lorsqu’Adele ou Pharrell Williams ont froncé les sourcils contre les faibles rémunération de YouTube en menaçant de retirer leur musique des plateformes, aucun fan n’a cherché à les soutenir en arrêtant d’écouter Hello ou Happy là-bas. Et leur musique est évidemment resté consultable sur YouTube. Taylor Swift ou Thom Yorke ont eu beau bouder contre le géant suédois, le dernier album de la pop star américaine comme l’intégralité du catalogue solo du leader de Radiohead sont désormais streamables. Les artistes peuvent aller jusqu’à écrire “esclave” sur leur joue en signe de protestation, cela ne changera rien. Il faut s’adapter. Si l’artiste n’est pas présent sur la plateforme populaire, les gens n’écouteront simplement pas son disque.

Si cette malhonnêteté d’achat de streams par des rappeurs est avérée, elle ne sera de toute façon pas due à une faute des artistes ou de leur entourage. Il s’agit de toute une mécanique systémique, et il faut bien être compétitif. La course aux vues oblige tous les acteurs du monde du web à faire du mieux pour avoir l’air attractif et consulté. Les sportifs ne se dopent pas par amour des produits : il n’y a pas de choix si on veut être à la hauteur. Les petites agences de publicité achètent des fans, les compagnies boostent des posts Facebook et Twitter pour avoir une chance d’exister dans l’algorithme et ainsi atteindre des consommateurs. C’est normal. Sans des millions d’écoutes visibles sur les plateformes musicales, moins de chance de convaincre les tourneurs obsédés par le nombre de fans Facebook ou d’abonnés Instagram qui pourraient acheter des tickets pour les concerts, moins de labels et d’éditeurs persuadés d’avoir mis la main sur une mine d’or, moins de fans qui se sentent rassurés d’être d’accord avec la majorité.

Alors, si vous êtes un rappeur en quête de succès, suivez-ce conseil : achetez des streams, faussez vos vues, jusqu’à ce que vous obteniez le résultat que vous désirez. Le public ne condamne pas les champions de la musique comme il condamne les grands sportifs qui trichent. Vous croyez qu’un rappeur qui a triché va rembourser les faux streams aux fans ? Qu’il va rendre ses disques d’or, rembourser l’argent des showcases, s’excuser publiquement ? Rien de tout cela n’arrivera tant que le coeur du public ne sera porté là où l’éthique et la justice pourraient être. Appuyez simplement sur lecture, et ne vous posez pas trop de questions.

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