Amal Bentounsi : « Depuis la mort de mon frère, ce combat est comme une thérapie »

Son visage ne vous est sans doute pas indifférent. Amal Bentounsi qui est, selon ses propres mots « un petit bout de femme » à la carapace endurcie par cette tragique soirée du 21 avril 2012. Ce soir-là, elle perdra son frère cadet, tué d’une balle dans le dos par un officier de police. Depuis, elle a quitté son travail pour se consacrer totalement dans ce combat qui est de dénoncer les violences policières.

YARD a rencontré cette femme inspirante il y a quelques semaines. En compagnie de son cercle rapproché composé de militants, de citoyens concernés et d’idéalistes, Amal nous emmènera dans une brasserie non loin de son QG où quelques instants auparavant, le groupe peaufinait les derniers réglages de la journée dominicale. Pour que tout se passe sans accrocs évidemment, car si la charmante dame aura habitué l’opinion publique à ses coups d’éclats, cette marche-là est bien plus grande qu’elle.

Photos : @HLenie

‘Par exemple, le premier soir de l’affaire Traoré nous avions rencontré sa famille. Nous leur avions conseillé de ne pas récupérer le corps, de demander une contre-autopsie et de se constituer partie civile. »

Amal Bentounsi : « Cette marche a lieu tous les ans, généralement dans le cadre de la journée internationale de la lutte contre les violences policières qui a normalement lieu le 15 mars de chaque année. Mais cette fois-ci cela tombe le 19. Elle se fait notamment à l’initiative de l’appel des familles de victimes et qui sont signataires via le site Mediapart.

Nous avons lancé un grand appel à signatures d’artistes, d’organisations nationales, de sociologues et d’intellectuels. Tout cela a bien pris, sachant qu’il y a un an j’avais organisé la Marche à la Dignité (environ 20 000 personnes ont répondu présent) et donc les contacts que j’avais fait lors de cet évènement m’ont suivi sur celui-ci. Nous avons encore plus de soutien, notamment de l’artiste Kery James qui appelle à la marche et qui soutien le collectif des familles.

On essaye toujours de nous mettre des bâtons dans les roues, mais cette marche aura lieu. Au vu des derniers événements qui se sont produits, c’est vrai qu’il y a eu quelques réticences , pourtant lorsque nous avons lancé cette marche, aucun incident ne s’était encore produit. Aujourd’hui, on bénéficie de cette lumière depuis l’affaire d’Aulnay-sous-Bois et les gens se sentent encore plus concernés par ces violences policières… Malheureusement, il aura fallu l’affaire Théo pour que cela prenne de l’ampleur. En tous les cas, ce sont des actes que nous dénonçons depuis cinq ans sur la page de notre collectif sur Facebook.

On voit que cette cause suscite de plus en plus d’attention et la moindre vidéo diffusée sur notre page est massivement regardée et partagée. C’est énorme pour un collectif de famille qui ne fait qu’une chose : traiter des violences policières. Même moi, à titre personnel, mon compte Facebook ne traite que de ça depuis 5 ans.

Nous faisons du travail de terrain quotidiennement : manifestations, sensibilisation du public… Dès qu’un évènement tragique se produit, nous essayons d’être les premiers sur place afin d’apporter notre expertise ou notre expérience de façon à ce qu’ils ne se trompent pas.

Par exemple, le premier soir de l’affaire Traoré nous avions rencontré sa famille. Nous leur avions conseillé de ne pas récupérer le corps, de demander une contre-autopsie et de se constituer partie civile. De manière générale, les gens ne savent pas qu’il faut se constituer partie civile lors d’évènements de ce calibre. Nous leur proposons à toutes les familles une stratégie, libres à elle de la suivre ou pas.

Au-delà de ça, nous mettons aussi à disposition notre réseau et nos soutiens. Parmi eux, des gens très compétents que ce soit dans le domaine juridique que sur les réseaux sociaux afin d’alerter l’opinion publique. Finalement tout ce monde autour de notre collectif est une force non négligeable et à chaque fois qu’un méfait commis par la police est déclaré, il ne doit plus passer inaperçu.

« Je pense que cela a porté ses fruits du fait que l’on soit « dérangeants » et même si en nombre nous ne sommes pas beaucoup, cette radicalité compense et parle pour nous. »

Qui constitue ce dit réseau ? Il y a les familles de victimes, des collectifs, des citoyens lambda qui se sentent concernés par le problème, des personnes travaillant dans les médias qui pourront nous aider à diffuser l’information, des personnes qui ont une spécialité dans la communication, des personnes qui travaillent dans des imprimeries et qui peuvent nous fournir des affiches, des médias qui peuvent nous mettre en relation avec des artistes, et j’en passe.

Notre travail a commencé en 2012 mais nous ne sommes pas en rupture avec les efforts fournis par d’autres organisations qui œuvrent dans le même sens que nous, mais il est vrai que notre ton est un peu plus radical que les autres. Je pense que cela a porté ses fruits du fait que l’on soit « dérangeants » et même si en nombre nous ne sommes pas beaucoup, cette radicalité compense et parle pour nous. Cela nous fait de la pub quand Manuel Valls porte plainte contre nous, tout comme notre présence continuelle dans les manifestations nous permet d’être reconnus. Peu à peu nous commençons à être les référents contre les violences policières.

« Le schéma est tout le temps le même : mensonge, meurtre, violences, criminalisation de la victime de manière à justifier la violence et de façon à ce que l’opinion publique se désolidarise de la victime. »

Dans ces affaires, le plus important est de rétablir la vérité. Par exemple, pour celle de mon frère, il a été dit qu’il était un braqueur et cette information a été reprise par tous les médias. Ce que l’on constate c’est que le schéma est tout le temps le même : mensonge, meurtre, violences, criminalisation de la victime de manière à justifier la violence et de façon à ce que l’opinion publique se désolidarise de la victime. Au final, même les gens les plus concernés se désolidarisent. C’est pour cela que nous faisons un travail de sensibilisation sur notre site.

Depuis le début, je leur ai dit : « Je serais comme un poison dans vos vies ». Et depuis nos débuts, rien de tout ce que j’ai dit ou ce que nous avons dénoncé ne s’est révélé faux. Toutes les informations présentes sur le sites sont étayées, nous n’inventons rien. Notre combat est donc devenu légitime auprès des familles de victimes et crédible auprès des médias qui au départ ne nous considéraient même pas. Je me souviens encore les entendre me dire « Oui, mais ton frère était un braqueur, etc. » et moi je leur répondais « Écoutez, je vais rétablir la vérité. J’ai le dossier d’instruction et donc les informations. Mon frère était sur écoute téléphonique et à l’heure du dit braquage il n’était pas là où ils le prétendaient. L’autopsie a révélé qu’il a reçu une balle dans le dos. Il faut rétablir la vérité. »

Et donc, le fait de mettre toutes ces affaires les unes à coté des autres permet de voir leur processus : systématiquement, il y a criminalisation de la victime. Si vous reprenez l’affaire Théo, souvenez-vous, ils ont dit de lui que c’était un « colosse », en donnant même sa taille pour accentuer les choses. Bien qu’il y ait des images vidéos qui montre son interpellation et qui semble ne montrer aucune résistance de sa part à ce moment-là.

« Sachez que dès que cette loi sera promulguée, puisqu’elle a été votée au Sénat, les policiers pourront vous tirer dessus après deux sommations… sans présomption de légitime défense ! »

Notre action dérange. Aujourd’hui la question des violences policières prend de l’ampleur et dérange. C’est quelque chose de central à la veille des élections et c’est pourquoi nous interpellons les candidats à la Présidentielle. J’en ai d’ailleurs rencontré : Benoit Hamon, Jean-Luc Mélanchon et nous demandons à rencontrer le Président de la République. Très clairement ce que nous voulons tenter, c’est qu’il abroge cette fameuse loi sur la sécurité publique ; notamment sur la présomption de légitime défense.

Sachez que dès que cette loi sera promulguée, puisqu’elle a été votée au Sénat, les policiers pourront vous tirer dessus après deux sommations… sans présomption de légitime défense ! Cette loi a quand même été proposée et votée par le Parti Socialiste et Les Républicains.

Il y a quatre points à retenir : le premier étant qu’après deux sommations, les policiers pourront vous tirer dessus et évoquer la légitime défense. Imaginez que vous soyez en voiture, à écouter de la musique, imaginez que vous n’ayez pas entendu les deux avertissements, imaginez qu’il puisse vous tirer dessus pour cela. La police devient alors juge et bourreau.

Le deuxième point : prenons l’exemple du jeune Théo. Imaginons qu’il ait résisté à la force dans la voiture de police, ils auraient pu lui tirer une balle dans la tête ou ailleurs et simplement évoquer la légitime défense.

Troisième point : l’anonymisation des noms dans les procédures. C’est à dire qu’il n’y aura plus de noms ! Là, aujourd’hui je porte plainte et je me suis constitué partie civile contre Damien Saboundjian [depuis l’interview, le policier a été condamné en appel à cinq ans de prison avec sursis, ndlr], l’homme qui a tué mon frère. Dans les procédures à venir, s’il y en a, il ne figurera plus de noms. Si vous portez plainte, vous le ferez contre l’institution et vous ne saurez jamais qui a fait quoi.

Quatrième point : la multiplication des peines pour outrage et rébellion. Déjà que l’on sait que ces individus inversent les rôles lorsqu’ils disent s’être fait tabasser… Souvent pour éviter que ces jeunes portent plainte contre eux, ces policiers mettent outrage et rébellion, comme une carte joker. Entre guillemets c’est aussi pour arrondir leur fin de mois car pour chaque outrage et rébellion c’est environ mille cinq cent euros qu’ils touchent.

Chaque année, le nombre de morts par la police s’élève à quinze.

Pourquoi une telle loi a été mise en place par un gouvernement socialiste ? Depuis le 21 avril 2012, date de la mort de mon frère, nous assistons à une machination et une pression d’un corpus que je n’ai pas peur d’assimiler à une mafia bien organisée. Quand ce policier a tué mon frère et que le juge a mis comme chef d’inculpation l’homicide involontaire – c’était l’une des toutes premières fois – les flics sont montés au créneau. Ils ont organisé des manifestations alors qu’ils n’ont pas le droit de manifester en tenue et avec leur véhicules de fonction. Depuis ce 21 avril 2012, la police demande la « présomption de légitime défense ». C’est à dire que le gouvernement a cédé à la pression des syndicats de police.

Après les attentats et la mise en place de l’état d’urgence, la France a adopté une politique sécuritaire que Manuel Valls a adopté et il s’était vite empressé de proposer cette loi avant de quitter le gouvernement. Quel joli cadeau. Du coup, cette loi a été proposé par un gouvernement de gauche, comme je l’ai dit à ces candidats à la Présidentielle : « C’est une loi de gauche, proposée par un gouvernement de gauche. Dans tous les cas, nous, familles de victimes et tous nos soutiens, seront là pour leur rappeler ce que vous avez fait. C’est une loi mortifère, liberticide et sécuritaire. »

Sachez que chaque année, le nombre de morts par la police s’élève à quinze. Et nous sommes sous un gouvernement de gauche, imaginez que l’Extrême Droite passe… Ce chiffre sera multiplié. Très clairement, notre système se transforme en État policier et ressemble de plus en plus au système américain.

Aucune étude psychologique n’est menée lors des concours policiers. Quand on sait qu’au sein de la police 70% d’entre eux votent pour le Front National, c’est à se demander s’ils ne cherchent pas la guerre civile. Ce qui est en train de se produire dans les quartiers montre un raz-le-bol collectif, ce problème est générationnel et se transmet comme un héritage. Nos parents l’ont vécu, nos grands frères aussi…

‘L’erreur, c’est d’attendre que ce genre de drame touche un membre de ta famille ou de ton entourage. Aujourd’hui, à force de laisser faire, les gens ne se sentent pas concernés. »

Honnêtement et en toute modestie, je pense que les élites et la classe politique ne s’attendaient pas à ce qu’un petit bout de femme comme moi résiste autant. Sans vous le cacher, depuis la mort de mon frère, ce combat est comme une thérapie. Je ne souhaite à personne de vivre ou de voir ce que j’ai vu… Son corps découpé et charcuté après les autopsies… Cela n’a rien à voir avec les autopsies que vous voyez dans les séries TV. Tout cela m’a marqué…

Avant cette tragédie, je ne dis pas que je ne me sentais pas concernée par le problème des violences policières. Je les vivais à travers ce que me racontait mon petit frère, ce qu’il se passait dans les commissariats, les coups, les insultes… Pour moi, c’était difficile à croire mais en même temps j’essayais de le soutenir tout en restant consciente de la réalité des choses.

L’erreur à ne surtout pas faire, c’est d’attendre que ce genre de drame touche un membre de ta famille ou de ton entourage. Aujourd’hui, à force de laisser faire, les gens ne se sentent pas concernés, mais, on peut voir que depuis quelques temps, beaucoup de personnes qui n’ont pas vécu ces drames s’investissent dans cette lutte.

Notre association est juste un moteur de communication et d’expérience parce que c’est du vécu et parce que les gens ont besoin de ça. Ils ont besoin de savoir que ça existe et nous avons réussi à imposer ça dans le débat, sur la place publique. On est parvenu à mettre en évidence ce problème, on a réussi à dire qu’il y avait un problème en France.

Ces méfaits n’existent pas qu’aux États Unis, à chaque interview je dis que nous sommes sensés être le pays des droits de l’Homme et les gens ne savent même pas qu’il y a quinze morts par an. Ce sont des chiffres officiels !

Il y a aussi tout un travail de recherche fait sur toute cette propagande médiatique qui dit que les policiers se font tuer dans les quartiers, ce qui est totalement faux. Quand tu prends la note de l’Observatoire National de la délinquance et de la réponse pénale, il est dit que sur sept policiers morts en service sur l’année 2015, trois sont morts suite à un accident sur la voie publique et les quatre autres l’ont été suite à une mauvaise manipulation de leur arme de service.

On fait croire à tout le monde, notamment avec l’affaire de Viry Châtillon qui met en avant une affaire exceptionnelle pour en faire une généralité. L’un des travaux de l’association est justement de dénoncer ce type d’instrumentalisation. »

Vous pouvez participer de près (en venant à la marche ce dimanche), comme de loin, notamment grâce à la cagnotte Litchi prévue à cet effet.

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