« At.Long.Last.A$AP » – A$AP Rocky

Dans la majorité des cas, la musique se suffit à elle-même. Les claquements de caisse-claire additionnés aux battements par minute dessinent dans un sens, le squelette d’un corps parfois homogène, ou encore définit le pouls, voire la durée de vie d’une piste. Dans ce cas de figure, l’artiste fait vivre sa partition au gré de ses envies, et pour nous, simples auditeurs que nous sommes, nos oreilles suffisent pour déchiffrer les notes de ses accords. Mais au-delà de la valeur intrinsèque musicale, d’autres vecteurs permettent d’interpréter l’œuvre artistique. Bien avant l’arrivée de la presse spécialisée ou encore la démocratisation du format « music video », un artiste ne disposait que de la pochette de son disque microsillon pour communiquer avec son public. Popularisée à la fin des années trente par Alex Steinwess, le premier directeur artistique de Columbia Records, la jaquette a traversé les âges et est devenue au fil des années le prolongement de la réflexion artistique. Ambitieuse, elle dépeint les couleurs de l’œuvre dans son ensemble alors autant s’arrêter sur celle-ci pour tenter de l’interpréter.

A$AP Rocky – Ep#4: At. Long. Live. A$AP.

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Name: Rakim Mayers
Nickname: A$AP Rocky
Birth date: 3rd October, 1988
Album: A.L.L.A. (At.Long.Last.A$AP)
Artwork: Michèle Lamy
Release Date: June 2, 2015
Record Label: ASAP Worldwide, RCA

 


 

 

À la fin du 19ème siècle, les États-Unis prirent un tournant décisif dans leur histoire. Les États sudistes, réputés pour leur penchant nationaliste, adoptèrent les lois Jim Crow. De ce fait, en une fraction de seconde, le spectre de l’esclavagisme revint sous d’autres formes. Les lynchages s’accentuèrent. Les crimes odieux restèrent impunis. Et surtout, les citoyens blancs se virent séparer des citoyens noirs dans tous les lieux publics. Dans cet environnement hostile, de nombreux Afro-Américains firent bagage vers le Nord, dans des contrées plus progressistes sur l’idée d’une nation et des relations entre les différentes communautés. Lors de cette vague migratoire massive, une grande partie des Afro-Américains atterrirent à Harlem. En contact les uns des autres, ces derniers échangèrent, discutèrent, écrivirent, peignirent, rêvèrent, pour au final insuffler un vent frais de créativité, synonyme d’affranchissement dénommé la « Harlem Renaissance ». De Duke Ellington à Langston Hughes en passant par Marcus Garvey, de nouvelles icônes apparurent, au même moment que les communautés italiennes, irlandaises, caribéennes ou encore hispaniques tentèrent aussi l’exode dans cette banlieue. Malencontreusement, la Grande Dépression mit fin brutalement à cette idylle, jusqu’à plonger cet endroit dans un gouffre économico-social sans fond, mais à jamais, Harlem se définit comme un quartier riche de son histoire et de son métissage.

Quasiment un siècle plus tard, les graines semées par ce mouvement culturel sont toujours diffuses. D’origine portoricaine, Steven Rodriguez aka A$AP Yams aka R. Kelly Yamborghini aka Stevearelli The Don, était une pousse indirecte de cet esprit inculqué à chaque harlémite. Épicurien par nature, sa vie oscillait entre hédonisme et libertinage ; plaisir avant raison, insouciance avant anxiété. Néanmoins, ses actes étaient souvent très réfléchis. En seconde, il dégotait un stage non rémunéré dans le store de Juelz Santana. Dans la boutique du rappeur de Dipset, il se retrouvait à emballer des mixtapes à longueur de journée mais peu importe, il décidait quand même d’abandonner le lycée… Sage décision. Avant cette expérience, le bonhomme officiait déjà en coulisses avec des producteurs pour qui il se chargeait de gérer leurs affaires. Une aventure plutôt positive, qui se solda par une composition de l’un de ses clients pour un poids lourd du rap de Houston, Trae tha Truth. À la suite de son stage, Yams poursuivit sa quête vers les monts du plaisir et de la volupté. Inscrit à la faculté, il y étudia un semestre puis finit par s’en aller, sans oublier au passage de dépenser le reste de son prêt universitaire dans des dents dorées… Le savoir est une arme. #YOLO

 

asap yams

 

Mais Yams avait un plan. Loin d’être écervelé, ce gamin arpentait les tréfonds d’Internet pendant que ses camarades partaient en vadrouille. Dans cette toile gigantesque encore mal référencée, il passait ses heures à trifouiller les forums Yahoo, la plate-forme de téléchargement Napster, dans l’unique but de déterrer des morceaux enfouis. Dès lors, quand Internet explosa, Yams était déjà dans le « tur-fu ». Seule une interrogation persistait, de quelle manière utiliser ce nouvel outil ? Un jour, pendant qu’il s’ennuyait, sa copine du moment l’introduisit au réseau de microblogging Tumblr. Après quelques clics, il ne le quitta plus, jusqu’à créer le sien, Realniggatumblr. Dans son laboratoire numérique 2.0., Yams expérimentait et partageait des contenus de tout type pour analyser les réactions de ses abonnées. En fonction de celles-ci, le futur gourou affina son sens de l’observation, et se mit à poster des publications de plus en plus précises pour susciter des interactions. En jouant sur Tumblr, il apprit à faire la synthèse des goûts d’une génération biberonnée par le net, et inconsciemment, décrypta les mécanismes de la viralité. Un œil précieux, indispensable, immortalisé en haut à gauche de la pochette du second album de Rakim Mayers. Par la même occasion, il devint un prescripteur de tendances, une position avantageuse sachant les ambitions à venir pour Steven Rodriguez…

À l’instar de ses prédécesseurs de la Harlem Renaissance, Yams était conscient que la créativité pouvait se développer au contact des bonnes personnes. Accompagné de ses camarades Ilisah Ulanga, un apprenti designer et mannequin par occasion, et Jabari Shelton, un styliste en passe de confirmer, les trois créèrent la cellule A$AP Worldwide. Désormais couverts de la tunique Always Strive And Prosper, ces chevaliers prirent les pseudonymes vaillants d’A$AP Yams, A$AP Illz et A$AP Bari, à la recherche de talents à polir. Ami avec Jabari, Rakim Mayers rejoignit la bande sous l’appellation d’A$AP Rocky. Encore novice quand il rencontre Yams, « quand j’ai rencontré Rocky, il avait écrit environ trois morceaux, et il avait rarement enregistré en studio. Quelques fois, il ne savait pas comment travailler. Il sonnait comme s’il marmonnait », le jeune garçon trouva en lui un mentor sans égal. Doté d’une vision remarquable, Yams modela Rocky avec intelligence, sans lui étriquer sa personnalité « il sonnait comme Kid Cudi mélangé à Lil Wayne. Si j’étais un rappeur, je serais le plus frais de tous, frimant comme pas possible. Du coup, j’ai pris toutes ses inspirations que j’ai toujours voulu voir chez un rappeur, et je les ai modelées à Rocky. Tout était prémédité. Une année plus tôt [2011], je disais ‘Rocky, tu dois écouter le son de Houston, c’est ça la dernière tendance’. Il commença à écouter, et devint naturellement influencé par ce style ». Plus ingénieux encore, il fit la promotion de Rocky via son Tumblr, feignant ne pas connaître l’individu. Un œil à la fois protecteur, prêt à veiller sur Rocky, et éclaireur, prêt à guider son protégé vers les hauteurs de la réussite…

 

asap mob

 

Étrangement, cette dernière phrase résonne différemment quand on observe une nouvelle fois la pochette. Composé de Rocky et Yams, le cliché se divise en deux parties. Tout d’abord, Rocky. Désormais rappeur avéré, l’artiste occupe les deux tiers de la photographie. Les mains sur son visage, ses doigts desserrés laissent volontairement entrevoir ses yeux. Néanmoins, noircis par l’obscurité, ils sont à peine perceptibles. Secondement, Yams. Campé au-dessus de son poulain, une grande partie de son faciès est floutée. En revanche, son œil droit, éclaireur et protecteur, est distinctement ouvert, et par-dessus tout, sa pupille est clairement visible. En histoire, cette prunelle, placée à une telle hauteur, pourrait être un clin d’œil à l’œil omniscient, généralement appelé l’Œil de la Providence. Symbole depuis l’antiquité jusqu’à l’histoire contemporaine, cet œil, le plus souvent entouré de lumières, est censé illuminer ses congénères, et guider les gens atteints de cécité vers les chemins de la vérité. Dans cette photo monochrome, les sources de lumière sont difficilement perceptibles. Coïncidence, un halo de lueurs très léger se pose délicatement sur les cils de Yams, et ce, malgré une atmosphère brumeuse. La vision de Yams a constamment éclairé le chemin de Rocky.

La pochette alternative enlève une once d’ambiguïté. Seul, Rakim Mayers crayonne son portrait dans un décor funèbre. Les yeux ouverts, mais les iris teintés d’un noir absolu, son âme semble absente, chancelante, et son regard, vide de tout esprit, ne sait où voguer sans les yeux de son créateur.

Le 18 janvier 2015, Yams s’est éteint, probablement à cause d’un mauvais mélange de drogues. Un coup de massue pour la famille A$AP. Un coup de poignard pour Rocky.

Life fast. Die young. Rest In Purple Yamborghini.

asap rocky

Le regard sombre, le visage endeuillé, Rocky n’a pas pu se défiler face à son destin. Les jours qui ont suivi la mort de son partenaire, le gamin d’Harlem s’est produit sur scène le cœur lourd, mais conscient que se morfondre ne soulagerait pas sa peine. Proclamé comme le messie d’une nouvelle génération new-yorkaise, A$AP sait son second opus comme une sortie très attendue. Guidé par son bienveillant, son chemin est désormais tracé, impossible de se rater. De ce fait, ses mains sur son faciès pourraient symboliser sa désolation, ses phalanges entrouvertes pourraient quant à elles représenter un garçon résigné, contraint d’accepter son avenir. Car Rocky existe au-delà de l’aura de Yams.

Même si sa tache de vin a déteint sur son image, jusqu’à l’étiqueter comme un simple produit dument marqueté, de nature, le bonhomme a toujours fait attention à son paraître. Plus jeune, ses cheveux étaient déjà soyeux, défrisés, et les filles s’empressaient de venir les tresser. De l’autre côté, ses jeans, ses vestes, étaient customisées par ses soins. Du coup, pendant son ascension vers le succès, Rakim s’acoquine logiquement avec des marques de plus en plus omniprésentes dans un monde globalisé. Du streetwear (Hood By Air, Supreme, Been Trill), au fashion (Comme des Garçons, DKNY), en passant par le luxe (Salvatore Ferragamo, Balenciaga, Givenchy), et les créateurs de renom (Raf Simmons, Alexander Wang, Alexander McQueen), Rakim se forge une image dans les mémoires collectives, et démontre ô combien son apparence est rentable en dehors de sa musique. Un choix à double tranchant puisqu’une partie du public retient son style, en dépit de son rôle crucial dans les vidéos phares du A$AP Mob, « Purple Swag » et « Peso ».

“Fuck swag and you been jacking, fuck fly, I am fashion”

rocky

Crédités sur ces deux vidéos en tant que coréalisateur, Rakim ne tient pas la caméra, mais chuchote des nombreuses idées. Dans « Purple Swag », il décide d’intégrer sa copine Anna au casting. Il choisit ensuite de la plonger dans une ambiance « codéinée », avec un grill ocre, parfait pour faire ressortir une scène mémorable. Pour la mise en images de « Peso », il détermine les lieux, et comment représenter sa clique dans le Harlem contemporain. Des détails qui dénotent un œil adroit pour juger les belles choses, que son ex-mentor se fait un plaisir de rappeler « Tout était de Rocky […] Pendant cette période, il réfléchissait, et mettait un tas d’idées dans son bloc-notes. Il était derrière la personne qui tournait pour lui dire ‘je veux cette prise de vue’ ». Pour se détacher des paillettes qui ont entaché son dessein initial, Rakim a fait le choix judicieux de s’orienter vers une promotion centrée sur fibre artistique.

Après son premier album, Rocky est resté assez évasif quant à la suite de ses projets solos. Dans une interview, il affirmait vouloir prendre du recul pour mettre l’accent sur une facette de sa personnalité encore méconnue : LORD FLVCKO. Sous cet alias, Rakim produit. Un exercice plutôt convaincant car pour son premier album, l’intéressé était crédité sur trois morceaux en tant que producteur (« Long Live A$AP », « Fashion Killa », « Suddenly »). Au cours de l’année 2014, FLVCKO voulut pousser l’expérience un peu plus loin avec la réalisation de son premier projet instrumental (Beauty and the Beast: Slowed Down Sessions, Chapter 1). Même si la tentative sera avortée sans aucune explication, Internet découvre le titre « Unicorn », un track samplé sur le rock psychédélique des australiens Tame Impala, puis « Riot Rave », un titre abstrait, accompagné d’une vidéo d’enfants révoltés sans raison. Sans trop se la jouer esthète, Rakim souhaite se montrer sous un autre angle, celui d’artiste.

 

rocky texte

 

Car entre être un produit ou être un artiste, la frontière a souvent été mince. Pour son premier single promotionnel (« Multiply »), Rocky n’a pas hésité à égratigner les marques Hood By Air et Been Trill. Outre l’aspect folklorique, cette démarche a au moins la légitimité de le détacher d’une image qui parfois lui colle à la peau. À côté de ça, il a décidé de nommer Danger Mouse comme le producteur exécutif de son projet. Avec une telle manœuvre, il s’octroie la chance de pouvoir marmonner en studio, puis de retranscrire ce balbutiement en une mélodie parfaitement harmonieuse. Pour finir, son image, autrefois majoritairement véhiculée par des firmes très célébrées, est à présent associée à des artistes indépendants. Premièrement, il collabore avec Kimi Selfridge, une jeune créatrice spécialisée dans le collage, pour publier en quelques minutes, cent soixante-huit posts de collages, polaroids, correspondant dans son ensemble, à un grand mur digitalisé parsemé de photographies. Cette démarche lui entraînera la fuite de plus de cent mille followers, mais c’est le prix à payer pour un homme qui aspire à provoquer des réactions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Secondement, il assiste Dexter Navy dans la conception de sa vidéo « L$D (LOVE x $EX x DREAMS) ». Troisième single promotionnel, Rakim fournit une œuvre d’art animée, et annonce au passage la création de sa nouvelle nébuleuse. Intitulée AWGE, ce collectif a pour but de tracer les grandes lignes de la nouvelle direction artistique de Rocky. En d’autres termes, le moyen de communication le plus idéal pour transmettre sa verve créatrice.

 

asap intagram

 

Mais tous ces éléments artistiques, glissés subtilement les uns après les autres, sont loin d’être anodins. Mieux encore, ils renvoient au dernier point vital de la pochette. Les traits noirs grossis à l’entour de ses yeux. Les bagues épaisses. Les reflets grisés. Les variations claires-obscures. Toutes ces particularités pourraient être induites par sa nouvelle source d’inspiration Michèle Lamy. Muse du créateur Rick Owens, cette dame s’est couramment immortalisée dans des circonstances similaires, excepté que les traits noirs épaissis de Rakim sont remplacés par son khôl. Créditée comme la photographe de cette diapositive, Rocky démontre une nouvelle fois son incursion dans les sphères artistiques, tout en s’efforçant de rester accessible.

 

michele lamy

 

At. Long. Live. A$AP. Enfin A$AP. La fin d’une trilogie marquante. L’itinéraire d’un rappeur enfin couronné. L’équation continuité et maturité recherchée. Le parcours d’un artiste arrivé à son épanouissement, sans que son mentor ne puisse le voir… Mais qu’importe, derrière lui Yams a laissé un héritage, un esprit, un label (présent sur l’annulaire de Rakim), que Rocky se doit de pérenniser.

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