Les camgirls françaises, pour une histoire de ticket

C’est l’histoire d’une meuf de 19 ans au prénom de générique de série B, Jennifer. Une Pennsylvanienne qui s’emmerde ferme dans sa vie rangée, son quotidien balisé. Elle a des envies d’exhib’ et d’irrévérence. En 1996, Miss Ringley installe un appareil photo dans sa chambre d’étudiante, livrant des instantanés impudiques toutes les trois minutes. C’est la naissance de JenniCam.org. Deux ans et un diplôme d’économie plus tard, l’éhontée équipe son chez-soi de quatre webcams qui capturent son intimité 24/7. Des millions de curieux se masseront chaque jour devant leur écran d’ordinateur pour la mater se cambrer au-dessus des fourneaux, astiquer les meubles et, surtout, se faire baiser. Dix ans après, LiveJasmin, Xcams, EuroLive, MyFreeCams, Cam4 ou Chaturbate se tirent la bourre sur le marché juteux de la sexcam.

 


Article extrait du dernier YARD Paper « Hustlers », disponible ici > oneyard.com/shop
Illustrations : Stella Lory

 

Sexe, pouvoir & biftons

 

Des mosaïques de seins et de fesses qui se dérobent sans fin sous les clics. Des dodus, des osseux, des fermes, des fanés, des pâles, des bronzés… Il y en a pour tous les goûts. Baignées d’une lumière crue, les protagonistes minaudent, chaloupent, se caressent, se fessent, s’enduisent d’huile pailletée, posées sur un lit défait ou un canapé mou. Leurs doigts s’agitent. Des objets se glissent entre leurs cuisses. Une playlist de tubes à la mode résonne souvent en arrière-fond. Elles gémissent doucement. Échauffés, les internautes tapent fiévreusement des obscénités sur leur clavier. Guettent l’épilogue. Le spectacle s’étend généralement sur plusieurs heures. On s’y joint rarement dès le début et on n’y reste guère jusqu’à la fin.

Sur LiveJasmin ou Xcams, les nanas s’effeuillent en privé et les mecs paient à la minute pour zieuter. Sur les autres plateformes dites « freemium », elles se soumettent à l’exercice gratuitement mais perçoivent, comme les strip-teaseuses, des pourboires sous forme de « tokens », des jetons virtuels à plus ou moins 10 centimes l’unité. Les mateurs lâchent des tokens par gratitude, émulation ou excitation, mais surtout pour booster le show. Si personne ne met la main à la poche, il y a peu de chances que la cameuse glisse la sienne dans sa culotte. Habitués du fast-food sexuel, où l’on engloutit tout schuss des vidéos X, beaucoup trépignent si le spectacle reste chaste trop longtemps, se trouvent contraints de débourser pour accélérer le rythme, impatients. Pour exhorter l’assemblée à agir, certaines s’arment malicieusement d’un sextoy connecté à distance, vibrant à chaque tipping. Entre les spectateurs et les modèles, le rapport de force se fait et se défait en permanence au gré des tokens, même si, en réalité, les nymphettes ont toujours le dernier mot. Outre le déshabillage faussement gratis, des séances privées ou semi-privées, des abonnements à des comptes Snapchat, des discussions sur WhatsApp, des photos, des vidéos ou encore des dessous parfumés ou portés se vendent comme des packs de yaourts.

 


« Le viewer s’attache à une personnalité et non à un rôle joué par une actrice et, en général, la fille ne simule pas et prend vraiment son pied. » Lexi


 

Quand Lexi, 20 ans et des poussières, branche pour la première fois sa cam devant un parterre d’inconnus, elle n’en mène pas large. Son auditoire lui semble à la fois virtuel et tellement réel. À demi-planquée derrière un masque de chat, elle tâtonne et se renfrogne. « Impossible pour moi de décrocher un mot face à la cam. Je peux dire que le moment de me déshabiller était comme un dépucelage, je redécouvrais le sexe d’une manière totalement différente. » C’était il y a trois ans, quand la novice cherchait à arrondir ses fins de mois d’étudiante. Depuis, elle a roulé sa bosse et aiguisé son tour de main. Suffisamment pour avoir cachetonné un jour 7 000 tokens (l’équivalent de 700 $) sur Cam4, d’un seul jet.

Avec ses cheveux tantôt fauve tantôt platine, sa peau claire, son minois mutin et ses grands yeux cernés de khôl, Lexi semble s’être échappée des pages d’un manga. Pas étonnant lorsque l’on sait que la brindille raffole de culture jap, de cosplays et de jeux vidéo. Affriolante en sous-vêtements comme en jupette de Sailor Moon, elle ameute des milliers de voyeurs quatre ou cinq fois par semaine, satisfait les requêtes grivoises et en refuse d’autres, les plus tordues. Comme ce jour où un amouraché un peu borderline lui réclame une fiole de pisse en échange de 100 €. Pour cette « gameuse », ces numéros sexy ne sont qu’un jeu, une « manière d’assouvir [ses] besoins, de canaliser [sa] libido », en marge de sa vraie activité professionnelle qu’elle adore mais dont elle ne pipera mot. Ses exhibitions sont si lucratives qu’elle songe à troquer son job de 35 heures contre un mi-temps. Dans son entourage, seul son colocataire est au courant. Un plaisir bien gardé. Le porno ? Très peu pour elle. « Je n’aime pas être dirigée dans mes actions, j’aime choisir mes partenaires et je ne serais pas du tout à l’aise face à une équipe de tournage. » La pin-up brandit son indépendance comme un étendard. Sur Cam4 et Chaturbate, elle fait ce que bon lui chante, décide de ses horaires et de sa cadence, selon son humeur. Les jours sans, elle ne se force pas, ses orgasmes sonneraient faux. L’authenticité, là, est la clé du succès des sexcams : « Le viewer s’attache à une personnalité et non à un rôle joué par une actrice et, en général, la fille ne simule pas et prend vraiment son pied. », décrypte celle qui se surnomme Neptune.

 

Naturel profond

 

« Girls next door » à la causette facile et au charme non moins capiteux, les webcameuses flanqueraient presque les poupées porno préfabriquées au placard. Elles rappellent cette voisine, cette collègue ou cette inconnue croisée dans le métro. Se laissent reluquer par le trou de la serrure de leur chambre, plus chaleureuses qu’un strip club déshumanisé ou un studio de tournage aseptisé. «La webcam fonctionne parce que c’est M. et Mme Tout-le-monde. C’est quelque chose auquel on peut s’identifier facilement. Ce sont aussi des filles ou des gars qui parlent aisément, de leur vie, de qui ils sont … il y a un côté extrêmement accessible et une interaction », appuie Christophe Soret, attaché de communication pour Cam4. Les épieurs se prennent souvent d’affection pour ces beautés simples qui déballent sans mesure leur intimité. Pendant les shows, certains papotent plus qu’ils n’évoquent des pensées crasses, passent une tête, viennent aux nouvelles, lâchent une vanne et complimentent la performance de la veille. La plupart du temps, les dévêtues répondent à voix haute. On échange, on pouffe. La pause cigarette des pompistes du plaisir. Puis le sexe repart. Les habitués veillent jalousement sur leurs adorées ; pour elles, ils jouent volontiers les chevaliers blancs lorsque des lourdauds viennent polluer la chatroom. « Doucement, les gars  », recadre l’un. « Pas d’insultes», intime un autre. Mais ce qui se passe sur Internet reste sur Internet, les effeuilleuses ont interdiction de transmettre leurs coordonnées personnelles ou d’accepter des rencontres réelles. La vigilance ne doit jamais mollir.

 


« Je suis une hôtesse indépendante, mais sur les gros sites, ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y a des studios dans les pays de l’Est où des filles sont enfermées dans quelques mètres carrés du matin au soir. » Clara


 

D’après Christophe Soret, les filles exercent pendant trois ou quatre ans avant de raccrocher la webcam. Clara est l’exception qui confirme la règle. Avec ses traits fins, son teint « Point Soleil », sa poitrine gonflée à bloc et son regard clair, encadré par des cheveux bruns qui lui chatouillent la nuque, elle pourrait être la femme Barbara Gould des spots publicitaires. Du haut de ses 40 ans, la camgirl a de la bouteille. Une dizaine d’années de pratique au compteur mais une fraîcheur restée intacte, un corps bien roulé. Presque toujours sanglée dans des jupes trop courtes, la MILF cultive sa plastique d’ex-judoka en courant cinq fois par semaine et en nageant presque autant. Ce qu’elle préfère dans le métier, c’est le contact avec le « client » : « L’ambiance est sympathique, conviviale, on ne se prend pas la tête. » Nombre de ses fans lui sont fidèles depuis ses premiers pelotages, l’ont suivie de site en site. Aujourd’hui c’est sur Désir-Cam, jeune petit poucet des live shows, que la chevronnée s’épanouit, déçue par les magnats du secteur : « J’ai l’impression que les grosses plateformes nous prennent pour de la marchandise, qu’elles ne s’intéressent à nous que pour l’argent. Il n’y a pas de suivi individuel. »

Clara a dû faire ses armes et apprendre seule. Pour épargner à d’autres l’école de la débrouille, elle distille ses précieux conseils sur son blog et éclaire les interrogations des néophytes qu’elle prend sous son aile bienveillante. Un coup de pouce altruiste. Rompue à l’exhibitionnisme, la libertine empoche en moyenne 3 000 euros par mois, parfois 5 000, en alternant périodes creuses et denses, soit 3 ou 4 heures de connexion journalière. L’épicurienne se régale toujours autant, la retraite, ce n’est pas pour tout de suite. Elle nous alerte cependant de sa voix douce : « Moi, je suis une hôtesse indépendante, mais sur les gros sites, ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y a des studios dans les pays de l’Est où des filles sont enfermées dans quelques mètres carrés du matin au soir. » Il est malheureusement rare qu’un filon aussi florissant n’appelle pas les dérives crapuleuses.

 

Bon coup

 

D’épiphénomène, la webcam lubrique a fissa en poule aux œufs d’or. Elle lève aujourd’hui plus d’un milliard de dollars par an, quand la pornographie en ligne en génère 3,3, accusant une baisse de 50 % depuis 2006. Au-delà des plaisirs solitaires, les parties de jambes en l’air en live grignotent directement des parts de marché au X. Ava est de celles qui en ont fait leur fonds de commerce. Quelques années plus tôt, fraîchement diplômée d’un master en informatique, la belle voit les portes des entreprises lui claquer tour à tour au nez. Trop jeune, inexpérimentée. Le cybersexe la tente. Lestée par un trop-plein de libido, elle a déjà pour habitude de se titiller l’entrejambe dans les lieux publics. Sur la Toile, la brunette paraît seule les premiers temps, puis introduit peu à peu son copain, rencontré sur un site libertin. Celui qu’elle présente comme son « sex friend » est le seul autorisé à l’allonger, même s’il invite des potes à l’occasion. La sauce prend, la cam occupe bientôt tout son temps. Désormais en tête de gondole sur Cam4, « Chiennette », son alias, mène rondement son affaire et tourne à plein régime : 4 ou 5 heures par jour partagées entre coïts et chatteries en soliste. Mais c’est bien la bête à deux dos qui achalande le plus. Ils sont entre 5 000 et 6 000 indiscrets à se connecter quotidiennement pour la voir batifoler avec « Doggy » en plein air : « Plus j’ai de visiteurs et je les sens excités, plus ça m’excite. » La Sudiste perçoit même les premiers indices d’une notoriété grimpante : « L’été dernier, je me baladais sur une plage naturiste et une personne adepte de mes exhib’ m’a reconnue. On a échangé quelques mots et pris une photo souvenir ensemble pour immortaliser le moment. Il était aux anges. » Quand on l’observe s’affairer, on comprend mieux son succès. Ava a un visage parfait, un air espiègle, le sourire chronique, quelques poignées d’amour charmantes et de l’humour : « Je ne suis pas petite », claque-t-elle par exemple à l’attention d’un malin qui la qualifie de « petite cochonne ». Elle a de la répartie et un mantra : « Me faire plaisir et donner du plaisir. »

 


« Je me baladais sur une plage naturiste et une personne adepte de mes exhib’ m’a reconnue. On a échangé quelques mots et pris une photo souvenir ensemble pour immortaliser le moment. » Ava


 

Si ses parades olé-olé saturent déjà ses journées, l’hyperactive trouve encore le temps de travailler comme consultante informatique le matin et de s’épuiser à la salle de sport l’après-midi. À 27 ans, elle voit malgré tout son avenir autrement qu’à travers l’objectif de la webcam. Elle se donne encore un an avant de changer de voie.

La sexcam est une fabrique à rêves salaces, elle exauce les fantasmes les plus fous et rend les filles accessibles, faciles. Mais ces hôtesses à portée de main ne sont touchables qu’avec les yeux. À la fois proches et insaisissables, réelles et fictives, familières et étrangères. Faites de chair et d’html. Symptomatiques d’un drôle de monde où les relations humaines se virtualisent plus que de raison. La main est en tout point la meilleure amie de l’homme.

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