C’est quoi le problème entre Cannes et les femmes ?

Alors que le cinéma s’exprime par l’image, le Festival de Cannes lui, utilise l’art du verbe. Pendant deux semaines on écoute jusqu’à l’overdose les acteurs d’une communauté qui habituellement laissent parler leurs œuvres. Eldorado de tout chargé de com’ il faut redoubler d’inventivité et d’audace pour extirper la moindre information inédite lors des centaines d’interviews de ces faiseurs de film. Puis pour encadrer cette foire aux mots il y a les discours. En ouverture ou en clôture, beaux, grands ou long, ils remercient, ils introduisent, ils dénoncent, mais surtout ils sont préparés à l’avance. Contrôlant ses paroles à la virgule près, Lambert Wilson était pour la deuxième fois maître de cérémonie lors de la 68ème édition du Festival de Cannes. C’est lui qui avait le plus de place pour s’exprimer. En ouverture, il a choisi de s’attarder sur un thème qui sentait le réchauffer pour certains et au cœur de l’actualité pour d’autres, Lambert Wilson a choisi de toucher quelques mots à propos des femmes.

 

 

L’ordre et la morale

 

Son premier discours l’an passé faisait un état léger et enthousiaste de la magie du cinéma. Comme il le dit lui même pour iTELE « Le monde a changé très violemment et particulièrement depuis l’année dernière. ». En 2015 l’acteur français a peur. Il évoque à plusieurs reprises lors de la cérémonie d’ouverture, un monde « rude » ou une réalité « barbare » et assume au micro de France Inter faire référence à « l’État islamique » ou autres « Boko Haram ». Malheureusement, la peur peut parfois entraver bon sens et réflexion. Ainsi Lambert Wilson nous a cette année peut-être un peu perdus avec ses propos, desquels on peut extraire des idées contradictoires mais aussi symptômatiques d’une façon de penser.

Il a donc pris comme étendard la femme. Choix plutôt logique car sa place est vigoureusement débattue au sein de notre société comme au sein de la grande famille du cinéma. Sans plus attendre le maître de cérémonie tranche : « À l’heure où certains et je dis bien certains voudraient la cacher, la bâillonner, la tenir dans l’ombre, la rendre captive, la violer, la mutiler, la vendre comme on vend une marchandise, le cinéma lui la met en valeur, il la révèle, la révère, il la réveille. ». Quand Lambert Wilson a peur, le cinéma le rassure. « Mesdames les réalisatrices, les productrices, directrices de la photographie, scénaristes, actrices vous avez modifié le regard des hommes. Maintenant et c’est une évidence, il n’y a plus à baisser la tête. ». Focalisé sur les événements qui ont frappé la France en janvier dernier et ce qu’ils ont révélé à ceux qui ne le comprenaient pas encore, l’acteur manque de perspective en écrivant un discours aux teintes moralisatrices. D’Occident ou du Moyen-Orient, nous sommes tous issus de plusieurs siècles de fonctionnement en société patriarcale. La mentalité d’une domination masculine est encrée inconsciemment dans l’ADN de l’humanité. Elle se manifeste donc, à une échelle de violence à bien sûr relativiser, partout. Alors lorsque Lambert Wilson explique qu’ailleurs on martyrise la femme et qu’ici on la valorise, l’opposition entre deux camps si distincts, pleine de supériorité, apparaît comme un peu simpliste et surtout erronée. Mais au delà d’une vision donneuse de leçons, c’est un excès de catégorisation qui rend ses propos incohérents. Comment rassembler tout le cinéma sous une même ligne de conduite quand la particularité du monde artistique est justement pour chaque artiste de partager une vision intime et strictement personnelle du monde. Quel rapport pourrait-on possiblement trouver entre l’appréhension de l’image de la femme d’un Quentin Tarantino, Lars Van Trier, Emir Kusturica ou encore celle des frères Dardenne pourtant tous primés au festival ?

 

Lambert Wilson - Cannes 2015

 

Où sont les femmes ?

 

C’est d’ailleurs pour cette raison que le plus prestigieux rassemblement de cinéastes est le vivier de polémiques toutes plus virulentes les unes que les autres. Les visions se rencontrent et se confrontent comme celle notamment en 2012 de trois femmes : Fanny Cottençon, Virginie Despentes et Coline Serreau. Actrices et réalisatrices, elles se sont élevées dans les colonnes du Monde contre la place trop peu importante des femmes au sein de la sélection officielle du festival. Preuve de l’impossibilité de se targuer d’exemplarité sur le sujet, les faits parlent d’eux-mêmes. 68 éditions de croisettes cannoises et une seule Palme d’or discernée à une femme : Jane Campion. C’était en 1993. Même les figures les plus respectées de notre patrimoine artistique comme celles de l’intouchable Nouvelle Vague, préféraient voir en la femme son potentiel plastique et passif plutôt qu’à la tête de la création. François Truffaut avait à ce propos déclamé « Faire du cinéma c’est faire faire de jolies choses à de jolies femmes. ». C’est même Lambert Wilson qui intègre cette citation à son fameux discours d’ouverture en la taxant de paradoxale avec le respect de la femme que le réalisateur aurait pu avoir.

Si les chiffres et notamment le nombre bien en dessous de la parité de films réalisés par des femmes en compétitions sont difficiles à contester, résident également le problème du traitement des femmes qui sont elles bien présentes sur les marches du tapis rouge. Pour les trois auteures du coup de gueule de 2012, les femmes à Cannes « sont célébrées pour leurs qualités essentielles : beauté, grâce, légèreté… ». Pleine d’ironie cynique cette déclaration dénonce la vision de la « femme-objet » utilisée pour son physique plutôt que pour ses éventuels atouts cérébraux. Problématiques plus subjectives et difficilement démontrables certaines anecdotes peuvent poser la question d’une ambiance cannoise hostile à la gente féminine. Par exemple lorsqu’Isabelle Hupert occupait en 2009 le siège de présidente du jury et a subi trois semaines d’acharnement médiatique qui selon Thierry Frémaux, délégué général du festival, n’auraient pas été les mêmes pour un homme. Pour couronner le tout on l’accuse de décerner la Palme à Michael Haneke pour le Ruban Blanc avec pour objectif détourné de se positionner pour un rôle dans un des prochains films du réalisateur. La séduction et la manipulation peuvent effectivement sembler être des vices plus souvent prêtés aux femmes qu’aux hommes.

 

Isabelle Hupert - Gerard Depardieu - Cannes 2015

 

« On ne crée pas avec son sexe »

 

Pourtant cette année la même Isabelle Hupert était invitée à participer à un cycle de débats intitulé « Women In Motion », crée par la marque de luxe Kering, pendant toute la durée du festival. Son but était de discuter de la place de la femme dans le cinéma. L’actrice s’est exprimée vivement aux côtés de la grande productrice Sylvie Pialat, toutes deux ont signalé leur agacement de voir justement ces questions au centre de l’attention. « Je ne vois vraiment pas comment je serais discriminée en tant qu’actrice : les hommes ne risquent pas de me piquer mon travail !» ironise Isabelle Hupert venue présenter cette année trois films à la fois. Encore plus sérieusement c’est Maïwenn, une de ces rares réalisatrices présentes dans les sélections, qui s’insurge face au débat : « Pour Polisse, quelqu’un de très proche m’avait dit : ‘C’est évident que tu allais être prise en compèt’. Tu fais un film sur les enfants maltraités, t’es une femme, t’es jeune, t’es jolie.’ Comme si je n’avais pas la légitimité d’exister par ce que je fais. C’est fatigant. Tous les ans, on a le droit au même débat, c’est insupportable. ». C’est ainsi que toutes les problématiques de la discrimination positive et des quotas pointent leur nez. Faudrait-il forcer les sélectionneurs de films du festival à choisir la moitié de films réalisés par des femmes et l’autre par des hommes ? Pour Thierry Frémaux la réponse est clairement non : « Le Festival de Cannes ne sélectionnera jamais un film qui ne le mérite pas simplement parce qu’il est réalisé par une femme ».

En politique, la question de la parité est légitime car les dirigeants sont sensés représenter la population. Dans la culture et l’art, la démarche s’y oppose. Le cinéma doit promouvoir des sensibilités toutes aussi nombreuses et différentes qu’il y a de réalisateurs, et non des symboles. A cent poids, cent mesures. Si cette polémique de surface pousse certaines femmes comme Maïwenn à ne plus vouloir s’exprimer sur le sujet, c’est qu’il est traité de manière isolée. Un individu n’est jamais qu’un homme ou qu’une femme. Quand Jane Campion réalise un film, elle crée en tant que femme mais aussi en tant que Neo-zélandaise. Dans la Leçon de piano qui a reçu la Palme il y a une dizaine d’années, on sent tout autant une réflexion sur la place de la femme dans l’histoire que sur l’isolement que représente la situation géographique du pays de la réalisatrice. Comment réfléchir ou même formuler l’idée d’un cinéma féminin quand chaque artiste (masculin ou féminin) doit gérer de nombreux autres facteurs les définissant et les rendant parfaitement uniques ? « On ne crée pas avec son sexe. » nous rappelle en figure d’autorité Marguerite Yourcenar.

 

Maïwenn - Vincent Cassel - Cannes 2015

 

Les bons sentiments apparemment inoffensifs relayés par Lambert Wilson sont le marqueur d’une hypocrisie propre à un comportement très occidental. Porter la place de la femme dans le cinéma en débat, dénoncer la femme-objet, s’insurger contre le sort réservé à la gent féminine loin de chez nous, sont autant de moyens pour faire ponctuellement beaucoup de bruit. Une méthode qui évite d’assumer le passé machiste de notre culture. Le cinéma s’est construit il y a plus d’un siècle presque exclusivement avec des hommes, il est logique que ce genre de changements profonds prennent du temps.
« Notre rêve serait de faire un Festival sans les génériques afin que personne ne sache qui a réalisé les films. » confiait Thierry Frémaux lors d’une interview. Mesure aussi complexe que l’introduction de la vidéo dans le football, elle révolutionnerait trop la façon de fonctionner d’un univers attaché, parfois à tort, parfois à raison, à ses traditions. Il faudra donc s’armer d’une patience double. La patience de voir des femmes talentueuses s’intégrer progressivement au sein de l’élite du cinéma et la patience de supporter encore un bon moment des polémiques et des combats souvent trop peu subtiles.

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