Dans la peau d’un vendeur de Clignancourt

Autrefois lieu sacré et passage obligé pour toute la culture streetwear, les puces de Clignancourt ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles étaient il y a encore quelques années. Terni par l’invasion de faux, ce lieu mythique a pris de l’âge et perdu de sa superbe au grand dam des vrais commerçants toujours présents, malgré les difficultés.

Aux puces, deux mondes se côtoient sans jamais interagir : celui des antiquaires qui présentent les objets de collection, les tapissiers, les librairies spécialisées, le mobilier rétro, et l’« autre ». C’est cet autre monde qui nous intéresse, celui dans lequel une génération entière a passé des après-midis à traquer la paire rare, celle de la rentrée, ou le dernier 501 cartonné. Ce « reste du monde » est représenté notamment par un des endroits mythiques des puces, le marché Malik, une surface de 3 000 m2 louée à vie à Malik, un prince albanais venu s’installer à Saint-Ouen dans les années 20. À l’origine, cet ancien jardin s’est rapidement transformé en un ensemble de stands, plus d’une centaine aujourd’hui, où l’on peut désormais trouver de la fripe, des blousons en cuir, du sportswear ou de la basket. Pour essayer de mieux comprendre le quotidien de ces vendeurs du « ter-ter », rien de mieux que de passer du temps avec eux, au cœur de leur terrain, justement. Pour cela, nous nous sommes immergés dans cet univers particulier, par le biais d’un duo composé de Yao et Aziz, propriétaires de la boutique Red Line, spécialistes de la basket, située au cœur du marché Malik.

 

 

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Le dernier bastion

 

« C’est bizarre, on dirait du vrai ? » C’est le genre de remarque que l’on entend fréquemment dans les quelques mètres carrés qui composent le Red Line. Ce dimanche, c’est dès la première visite de la journée que cette phrase sera prononcée par une femme proche de la quarantaine, à la recherche de chaussures de sport. Malgré les dix minutes d’argumentaire pour démontrer l’authenticité du produit, c’est les mains vides que cette dame repartira. Lorsqu’on est à la recherche de sneakers authentiques au marché Malik, il n’y a plus qu’un seul lieu où aller, Red Line. Depuis la fermeture du voisin, Foot Max, pionnier de la basket pendant plus d’une quinzaine d’années, Red Line est aujourd’hui le dernier bastion du « vrai » au marché Malik. Un cas à part, devenu presque une ano- malie dans l’amas de contrefaçons qui a envahi les couloirs du marché. Cette boutique, c’est d’abord l’alliance de deux amis amateurs de pompes que la vie a menés au commerce par des chemins différents. Yao, c’est l’entité merchandising du shop: il dirige la vente dans le magasin, sélectionne les produits, en somme c’est lui qui gère le terrain. Ancien technicien de maintenance, il a été introduit un peu par hasard, par l’intermédiaire d’amis déjà implantés aux puces. Aziz, lui, gère le côté financier, la trésorerie et l’administratif. Enfant de Saint-Ouen, il a vécu une bonne partie de sa vie aux puces, enchaînant les jobs depuis tout petit, de manutentionnaire à vendeur. Devenir propriétaire de sa boutique est une finalité naturelle pour cet Audonien. Après maintes expériences, les deux amis autodidactes, formés à l’école de la débrouille, s’associent pour mener cette aventure qui débutera vraiment en décembre 2012, à l’ouverture du magasin.

Mais depuis quelques années les puces ont bien changé, les rues se sont massivement vidées, et le marché Malik ne fait pas exception à la règle. Alors qu’il était difficile de se frayer un chemin dans la foule par le passé, il est aujourd’hui presque rare de trouver deux clients simultanément dans un stand, même un samedi ou un dimanche. à Red Line, il n’y a plus d’objectifs financiers journaliers, ni de calculs sur la rentabilité depuis un moment. «C’est beaucoup trop aléatoire, on essaie simplement de faire au mieux», assure Yao. S’il était auparavant possible de faire un chiffre d’affaires allant jusqu’à 3 000€ le samedi ou le dimanche, la boutique n’encaisse rarement plus que 500€ aujourd’hui. Les meilleures journées sont faites d’une trentaine de passages, « ce qui est très peu », souligne Yao. Cette absence de clients permet aux vendeurs de passer dans les stands des uns et des autres, comme lorsque « Tonton », le vendeur de sportswear d’à côté, vient lâcher sa bonne humeur dans les rayons de la boutique. Ancien client devenu vendeur, Tonton a un parcours digne d’un téléfilm: un récit fait d’histoires de drogue, de passages en prison et une repentance au nom de la religion. Celui qui se décrit comme «un SDF sans difficultés financières» est un amateur de sneakers, comme beaucoup d’autres sur le marché, et c’est avec la dernière Jordan VI Infrared de la boutique en main qu’il se fait photographier par Yao, avant d’entamer une improvisation avec un bagout caractéristique et un accent maghrébin légèrement forcé : « Tonton il est content / Parce qu’il a pas vingt ans / Mais si tu paies comptant / On peut s’entendre jusqu’à cent ans ! » Entre-temps, un passant inspecte d’un œil sceptique une paire d’Air Max sur le mural et joue au jeu des sept différences avec le modèle identique… qu’il porte aux pieds.

 


« Demain, si je veux, je peux me mettre à vendre du faux aussi, je connais toutes les filières pour cela. Mais ça ne m’intéresse pas.» Aziz, Red Line


 

Jouer le jeu de l’authenticité dans un environnement où règne désormais la contrefaçon rend l’activité d’un ovni comme Red Line plus difficile que jamais, chaque vente devenant une lutte où l’argumentaire classique ne suffit plus. Avant de vendre un produit, il faut convaincre de son authenticité et justifier son prix, parfois bien plus élevé que celui pratiqué par le faussaire d’en face. «Tu places la boutique n’importe où dans Paris intra-muros, tu bosses. Ici, c’est difficile. On a de la came, mais on ne travaille pas », précise Aziz, avant d’ajouter : « Demain, si je veux, je peux me mettre à vendre du faux aussi, je connais toutes les filières pour cela. Mais ça ne m’intéresse pas.» Depuis quelques mois, Yao et Aziz ne s’octroient plus aucun salaire et développent d’autres moyens de rentabilité par le biais d’un deuxième point de vente situé à Châtelet, ou encore par le renfort d’Internet et des réseaux sociaux. Une nécessité pour faire face à cette nouvelle clientèle décomplexée par l’achat de faux, comme l’illustrent les propos de cette fille à la recherche d’un modèle Air Max 1 couleur dorée en édition limitée, introuvable en version originale aux puces : « Je m’en fous d’acheter du faux. En général, je n’achète que du vrai, donc personne ne me dira rien. Celle-la je ne la porterai pas souvent, donc ça ne me dérange pas. »

 

 

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 David Vs Goliath

 

L’ennemi est repéré. La guerre entre produits authentiques et contrefaits a commencé depuis bien longtemps. Mais il semble que le camp de Yao et Aziz perde beaucoup de batailles ces temps-ci. Dans les quatre lieux des puces qui ne sont pas dédiés aux antiquaires (marché du Plateau, marché Malik, rue Jean-Henri-Fabre et avenue Michelet), la contrefaçon est depuis bien longtemps implantée sur les différents stands. Selon Aziz, aujourd’hui, plus de la moitié des points de vente de chaussures est gangrénée par le phénomène. Bien que cela ne soit pas nouveau, sa présence s’est accrue ces dernières années, et les prix de plus en plus abordables génèrent ainsi des différences importantes entre un modèle contrefait et un autre authentique. Une Converse All-Star peut alors varier selon le stand de 60€ jusqu’à…35€ en marchandant. Ce qui s’explique par les prix d’achat très abordables des modèles de faussaires, le plus souvent en provenance de Chine et des pays asiatiques. Ces «fakes» revendues à un prix dérisoire montrent que les vendeurs limitent leur marge au maximum pour vendre le plus de produits, le plus rapidement possible. Une concurrence déloyale qui fait de commerces comme Red Line les premières victimes de cette stratégie.Un sentiment d’impuissance renforcé par les conditions avantageuses des vendeurs de faux. Souvent non déclarés au registre du commerce, ils ne possèdent donc pas de K-bis ou de documents officiels, ce qui les exonère des charges patronales, salariales, d’impôts, d’URSSAF et de différentes taxes. La plupart de ces commerçants ne paient que la location de leur stand aux responsables des différentes circonscriptions qui composent les puces.

 


«Si tu amènes de la marchandise de merde, tu auras une clientèle de merde.» Aziz, Red Line


 

L’omniprésence de la contrefaçon a totalement transformé cet endroit, attirant une clientèle différente et renouvelée, moins regardante sur l’authenticité et la qualité du produit. Autrefois le faux était seulement l’apanage d’un petit nombre de personnes au portefeuille limité, dorénavant cela concerne des actifs à la recherche de modèles tendance mais bon marché, avec pour but de faire de véritables économies sur le produit. Un changement de fréquentation qu’Aziz explique par la logique suivante : «Si tu amènes de la marchandise de merde, tu auras une clientèle de merde. Mais si tu amènes de la bonne marchandise, tu auras la clientèle qui va avec aussi.» Aujourd’hui, l’idée qu’il ne se vendrait plus que de la contrefaçon s’est répandue dans l’opinion publique, ce qui a eu pour conséquence d’éloigner la clientèle d’origine qui venait auparavant pour acheter des produits authentiques. Cette cible, devenue trop méfiante et effrayée par l’idée d’avoir des pieds contrefaits, préfère acheter ses produits dans les circuits classiques de commerce. Dorénavant, s’il coexiste un marché du vrai et du faux à Saint-Ouen, il n’y a plus qu’une seule clientèle: celle du faux. Une tendance que l’entrepreneur regrette, peiné par la perte d’identité du lieu: «Ça a tué un lieu historique, parce que cet endroit marque le début du streetwear. Avant les puces et Châtelet, il y avait peu de streetwear à Paris : pas de Foot Locker, de boutiques Nike ou Adidas et tous ces magasins. Les marques ne nous calculaient pas et n’apportaient pas notre mode. Nous étions des marginaux. »

 

 

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Les délaissés de la périphérie

 

Certes, la concurrence du faux pénalise les boutiques « réglos » comme Red Line, mais il convient avant tout de mettre en relief le mal généralisé dont souffrent tous les commerçants des puces. Le manque d’affluence et la baisse du pouvoir d’achat sont des fléaux qui touchent, bon an mal an, toutes les entités du marché, sans exception. La scission ne se fait plus seulement autour de la contrefaçon, mais surtout autour de cette crise. Josie, vendeuse de cuirs présente depuis une trentaine d’années au marché Malik, a dû laisser partir une dizaine de ses employés pour pouvoir faire face à la difficile conjoncture économique. Contre vents et marées, la commerçante persiste à vendre des produits authentiques. Ce n’est pas le cas de Salim, jeune responsable d’un stand rue Michelet, qui a cédé à la tentation de la contrefaçon il y a trois ans, lui le fan de sneakers. Certains commerçants qui vendaient essentiellement des produits « legits » ont contre leur gré choisi de diversifier leurs stocks avec des modèles contrefaits, afin d’augmenter un tant soit peu leurs recettes.

Il est logique de se demander comment une institution parisienne comme les puces de Clignancourt, important site touristique, est complètement laissée pour compte. Le manque d’action de la municipalité de la ville de Paris et de celle de Saint-Ouen est surprenant et pose des questions sur l’intérêt qu’elles portent au devenir de cet endroit. Hormis le service de douanes, il n’existerait pas de cellule dédiée à la lutte contre la contrefaçon au sein des puces, et les très rares perquisitions seraient mandatées par des entités extérieures, comme les marques elles-mêmes. Aziz, lui, a son avis sur la question :


« Les actions mises en place sont inefficaces. Je me dis que ça arrange la société que «la France d’en bas» fasse ses courses ici. Ici, les vendeurs ne paient aucune charge et en plus ils vendent du faux, et tout ça à la limite de la capitale. Il y a un problème. Ils détournent forcément les yeux; demain, s’ils voulaient, ils pourraient raser le marché. »


L’histoire se répète et se ressemble. Les premiers occupants des puces, les chiffonniers, ont été chassés hors de Paris en 1885 pour ne pas incommoder les habitants et empêcher la dégradation des rues de la capitale. Le parallèle est frappant pour ceux qui ont pris leur place, tout aussi délaissés que leurs aînés: comme eux, ils sont peut-être considérés comme des commerçants de seconde zone. Témoin privilégié de l’évolution du marché du haut de sa trentaine d’années, Aziz raconte: «Ça va en se dégradant, on se dit chaque année qu’on a touché le fond et que ça ne peut que remonter. Mais l’année d’après c’est encore pire!» Le constat est amer mais sincère et épouse une vision pessimiste d’un avenir encore trop incertain pour la pérennité de leur commerce : « Là, on essaie de se maintenir la tête hors de l’eau, en attendant peut-être un jour meilleur. Je peux avoir une visibilité sur l’avenir, mais seule- ment quand je vois des actions se mettre en place. En ne voyant rien se passer, je ne peux pas avoir confiance. »

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Photos de Yannick Roudier et Yoann «Melo» Guérini

A retrouver sur le YARD PAPER 3.

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