Desiigner n’est qu’un gamin

Depuis plusieurs mois désormais, il semble impossible de passer à côté du bonhomme, tant il traîne sa longue carcasse dans les clubs, plateaux télés et autres cérémonies musicales. À chaque fois, sa performance y est « unique », et ce dans son sens le plus primaire : il tape dans ses mains, lance son micro, fredonne à peine les paroles de son seul hit, et déploie une énergie incroyable pour lancer des dabs dont on ne saurait dire s’ils relèvent de la frénésie ou de l’épilepsie. Une chorégraphie presque mécanique qui laisse souvent derrière elle de la sueur, parfois du vomi, et surtout des avis résolument partagés.

Surfant sur le succès invraisemblable de son single « Panda », Desiigner a tout récemment eu l’honneur de se voir sélectionné en couverture des très controversé XXL Freshmen, vis-à-vis desquels il s’est distingué par un freestyle tout autant débattu. Là ou une infime poignée de forcenés s’efforcent de démontrer qu’il s’agit là d’une performance lyricale prodigieuse mais malheureusement incomprise, la grande partie du public s’évertue à ériger « Tiimmy Turner » – et plus largement le jeune artiste – au rang d’un triste symbole des maux actuels du rap. Un constat amer, qui plus est quand il est dressé à la face d’un gamin pour qui la musique est en quelque sorte une histoire de famille.

De Bed-Stuy au Madison Square Garden

Petit-fils de Sidney Selby, musicien de blues renommé ayant notamment joué pour les Isley Brothers, celui que l’on surnomme aujourd’hui Desiigner grandit dans le quartier de Bed-Stuy à Brooklyn à la toute fin des années 90. Son éducation musicale se veut très diverse, entre des parents mordus de blues et de r’n’b, et une sœur qui l’initie au reggae et au dancehall. Sans tomber pleinement dedans, le jeune homme semble suivre à tâtons les traces de ses aînés, se prenant régulièrement à travailler son instrument naturel : « La musique a toujours été ancrée en moi. Tout le monde me connaissait par rapport à ma manière de jouer avec ma voix. C’était mon talent. »

« J’ai essayé de vendre de la drogue, ça ne m’a pas réussi » – Desiigner

Seulement, le destin, tout aussi tracé qu’il puisse être, peut s’avérer devenir une route sinueuse, émaillée de dangereuses déviations. Desiigner l’apprend très vite à ses dépends. « J’ai essayé de vendre de la drogue, ça ne m’a pas réussi » confiait-il tout récemment au magazine Rolling Stones. À l’âge de 14 ans, ses activités illégales finissent logiquement par le plonger dans des eaux troubles desquelles le gamin ressort touché d’une balle à la hanche. La blessure, sans grande gravité, le couche sur un lit d’hôpital pour quelques dizaines de minutes seulement. Court, certes, mais suffisant pour opérer un déclic auprès du natif de New York : « C’est à ce moment que je me suis dit : ‘Gros, occupe-toi de tes propres affaires.’ J’étais à un moment charnière ou j’ai du analyser quelles étaient les options qui s’offraient à moi. Je vendais toutes sortes de trucs, puis j’ai commencé à me dire ‘Je ne vais pas vendre ça, je ne peux plus faire ça.’ D’autant plus que je ne bossais pas à mon compte, j’ai décidé que désormais, j’allais vendre mon talent . » La musique devient alors l’activité principale de Desiigner, qui multiplie les connexions dans sa ville et amorce un début de buzz local en signant le refrain du morceau « Danny DeVito » du rappeur Phresher, bénéficiant d’une petite rotation radio.

Un jour qu’il déambule dans sa rue, l’artiste remarque une BMW X6 de couleur blanche garée sur le bord de la route. Par un raccourci très simple, la carrosserie du véhicule lui fait spontanément penser à un panda, et fait naître en lui une étrange obsession, aussi bien pour le bolide que l’animal. Un autre soir, en jouant avec des amis à GTA V, son esprit est frappé par une sorte d’illumination qu’il retranscrit immédiatement sur un type beat acheté 200$ en ligne à Menace, un jeune producteur originaire de Manchester. « Panda » est né. Du moins, partiellement. Car fidèle à sa réputation naissante de « rappeur à refrains », Desiigner n’enregistre que le refrain et envisage de proposer à d’autres emcees de l’épauler sur le morceau. C’est sa manager Zana Ray qui le convainc finalement de publier le titre sous la forme qu’on connaît désormais. « Panda » engrange les écoutes de manière fulgurante et suscite l’intérêt de plusieurs maisons de disques, mais également de Plain Pat. Le directeur artistique, principalement connu pour son travail auprès de Kid Cudi, est en studio avec Kanye West quand il tombe sur l’enregistrement. Séduit par la fougue qui émane du morceau et de son auteur, monsieur Kardashian décide de remodeler la piste en un « Father Stretch My Hands pt. 2 » qui est introduit au tracklisting de son 7ème album, le sublime et très bordélique The Life of Pablo. La suite se déroule devant les 18 000 personnes du Madison Square Garden, au détour d’une release party aussi pompeuse que magistrale. En à peine quelques mois, Desiigner est passé des rues malfamées de Brooklyn au grand stade des franchises sportives locales.

New York, New York…

À la première écoute du titre, les médias comme le public se réjouissent quasi-unanimement de retrouver une nouvelle collaboration entre Future et Yeezy sur l’album de ce dernier. Avec le recul, ils se rendent cependant compte que « Father Stretch My Hands pt. 2 » est en fait « Panda », et que le Future en question est en fait Desiigner. Ce qui était à l’origine perçu comme la performance remarquable d’une superstar du rap devient soudainement le titre médiocre d’un de ses jeunes usurpateurs. Le Brooklynite essuie dès lors de nombreuses critiques qui l’accusent de manière plus ou moins justifiée de n’être qu’une pâle copie de Future.

arnold desiigner future meme

À chaque fois qu’il a été sondé sur le sujet, Desiigner n’a jamais caché le respect qu’il porte au rappeur d’Atlanta : « Cette comparaison me fait plus rire qu’autre chose, il n’y a pas de quoi le prendre mal. Je suis admiratif de la créativité de Future. Je pense qu’il est un grand artiste, mais j’estime faire ma propre musique. Je dirais plutôt que nous avons tout deux été bénis, chacun à notre manière. » Cette « bénédiction » dont Desiigner parle, c’est bien évidemment ce timbre de voix si particulier, à la fois grave et granuleux, que les deux artistes partagent bien malgré eux. Seulement, là où Future avouait utiliser l’auto-tune pour accentuer l’aspect rocailleux de son instrument, cela vient beaucoup plus naturellement chez le new-yorkais. C’est notamment ce qu’expliquait Mike Dean, le producteur qui a popularisé le mouvement dirty south dans les 90s et qui travaille actuellement sur le premier album de Desiigner : « Il n’est pas qu’une simple copie de Future. Il parle réellement comme ca, on dirait que sa voix est sous auto-tune même dans la vraie vie. Il parle comme Future rappe, ce qui est assez bizarre. »

Qu’à cela ne tienne, la liste des reproches adressés au rappeur ne s’arrête pas là. Desiigner est devenu malgré lui une source inépuisable de débats. À défaut de mettre tout son monde d’accord, il profite sans forcément le vouloir de cette attention médiatique disproportionnée qui se cristallise sur sa personne. Ainsi, nul besoin de réellement pousser son single pour le voir gravir les échelons des charts. Le 25 avril, « Panda » atteint la première place du Billboard Hot 100. Une performance supérieure à toutes celles qu’a pu réaliser Future, l’enfant de Brooklyn devient le premier artiste new-yorkais à se classer numéro 1 depuis Jay-Z et son « Empire State of Mind » en 2009. Là encore, ce succès fait grincer des dents. Pour beaucoup d’auditeurs, il est inconcevable qu’un artiste tout droit sorti de Bed-Stuy, le quartier qui a vu grandir Notorious B.I.G, puisse porter le flambeau de la ville en ayant un style calqué sur celui d’un artiste d’Atlanta.

« Il n’est pas qu’une simple copie de Future. Il parle réellement comme ca, on dirait que sa voix est sous auto-tune même dans la vraie vie. Il parle comme Future rappe, ce qui est assez bizarre. » – Mike Dean

Desiigner n’a pas le son « typique » de New York, et au regard de l’héritage musical de la Big Apple, cela gène. « La musique n’a pas de règles. Tu ne peux pas imposer de limites ou de barrières à la musique. […] Juste parce que tu viens de Brooklyn, tu es censé sonner comme un mec qui vient de Brooklyn? Et bien si c’est ça, je ne sais même pas ce qu’est le son de Brooklyn. » se justifiait-il auprès de Genius. Il s’avère que Sidney Selby III – de son vrai nom – est né deux petits mois après le décès de Biggie et n’a donc logiquement pas grandi avec l’âge d’or du rap new-yorkais. Desiigner est le fruit d’une génération pour laquelle Internet a décloisonné les frontières musicales, au même titre que les membres du A$AP Mob ou Bobby Shmurda, également issus de la mégalopole américaine. À une époque où Atlanta se positionne en boussole du rap mondial, là ou la scène new-yorkaise bât de l’aile, il semble bien difficile de reprocher à un jeune artiste d’avoir été plus influencé par les courants musicaux sudistes. Interrogée par FADER, la journaliste Judnick Mayard abondait également dans ce sens, soulignant au passage la jeunesse de Desiigner : « Desiigner a 18 ans et il s’amuse. Il n’a pas demandé à être le sauveur du rap de New York, et il ne devrait pas avoir à endosser le rôle du parfait rappeur new-yorkais qu’on ne semble pas parvenir à trouver. Tu peux t’asseoir et trouver 100 trucs différents à redire sur lui, mais quand les ‘claps’ retentissent en club, tout le monde est là à essayer de reprendre les paroles. »

« Quand j’ai vu les caméras des paparazzis sur moi, à vrai dire, j’avais envie de danser, d’être vraiment sous le feu des projecteurs » – Desiigner

Un grand nombre de ses détracteurs semblent justement oublier que Desiigner reste encore un gamin qui, malgré son incroyable succès, se rendait encore il y a quelques semaines de cela au bal de promo de son école. À 19 ans, il a la chance de vivre de sa passion, et profite simplement de sa célébrité toute fraîche ainsi que de tous les avantages qui lui sont inhérents. Quand Kanye West lui fait écouter « Father Stretch My Hands pt. 2″ pour la première fois devant l’aéroport de Los Angeles, Desiigner avoue par exemple avoir été quelque peu excité de voir la meute de paparazzi qui s’est attroupée autour des deux hommes : « Quand j’ai vu les caméras des paparazzis sur moi, à vrai dire, j’avais envie de danser, d’être vraiment sous le feu des projecteurs. De faire le fou. J’ai profité du moment. Je n’avais jamais eu l’occasion de vivre quelque chose comme ça, de voir une telle attention autour de moi. » Le jeune homme n’a rien demandé à personne, il n’arrive pas avec de grandes prétentions, et pourtant, il se retrouve à subir les foudres d’un public rap qui a souvent tendance à attendre une offre qui s’adapte à sa demande, plutôt que de chercher dans une offre très riche ce qui lui permet de trouver son compte. L’esprit de Desiigner semble être bien loin de toutes les considérations et les questions qui ont entouré son arrivée impromptue dans le paysage musical. Et ça tombe bien, car au vu de sa place et de ce qu’il représente réellement dans le rap game actuel, il est clair qu’il a déjà fait couler bien trop d’encre.

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