Dominique Saatenang : « Les Chinois accouraient tous pour prendre des photos avec moi. »

Il y a des destins qui sortent du cadre, envoient chier les normes. Des parcours qui déroutent et fascinent. Celui de Dominique Saatenang est de ceux-là. Le Camerounais fana de wushu (le vrai nom du kung-fu) a la vingtaine et ne baragouine pas un mot de chinois lorsqu’il claque sa vie au pays et pousse les portes du sacro-saint Temple de Shaolin. Il est alors le premier Noir à s’y oser. Là-bas, repéré par le chef spirituel au bout de quelques semaines de stage, il affutera sa technique et son savoir pendant quatre ans. Depuis, le « chinoir » squatte tatamis (il est double vice-champion du monde de wushu), festivals, forums, scènes de spectacle ou encore plateaux de cinéma. Il a troqué sa soutane safran contre un costume de business-man et prêche la bonne parole Shaolin aux quatre coins du monde.

 

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Vous vous présentez de vous-même comme le « Bruce Lee africain » ou le « premier moine Shaolin africain », finalement ça ne vous dérange pas du tout que les médias s’intéressent à vous en tant que moine Shaolin noir, au contraire même ça vous amuse…

En fait ce n’est pas moi personnellement qui me présente en tant que « Bruce Lee africain », je n’aurais jamais imaginé un jour, même pas en rêve, avoir un tel surnom. Ce sont les Chinois qui ont décidé de me consacrer un film et de l’appeler le « Bruce Lee africain ». Mais moi je sais que je ne serais même pas en mesure de lacer les chaussures de Bruce Lee, je ne sais pas si j’ai fait un millième de ce qu’il a fait de son vivant. Un Chinois m’a dit un jour : « Si on vous a donné ce surnom, il faut avoir conscience de la responsabilité qui pèse sur vous.» Aujourd’hui, effectivement, c’est presque plus un poids qu’une fierté. Pour le reste, je suis Noir et je suis fier de l’être, ça c’est clair et net, personne ne me retirera cela. Si demain je meurs et que je dois renaître – comme à Shaolin on croit en la réincarnation – j’aimerais renaître Noir. Je me sens tellement bien tel que je suis, je n’ai jamais envié une autre couleur. Les gens attachent de l’importance à la couleur alors que nous sommes tous les mêmes, quelles que soient nos pratiques religieuses et nos origines.

Vous avez eu envie de pratiquer les arts martiaux après avoir vu le film Opération Dragon. Lorsque vous êtes arrivé au Temple de Shaolin, la réalité correspondait-elle à la vision fantasmée que vous vous en étiez faites à travers le cinéma ?

Dans le film, on voit des gens voler, sauter, maîtriser des foules… Ça excite son imaginaire d’enfant. Donc quand on commence cet art on s’attend rapidement à cela, on a envie d’appliquer très vite ce qu’on apprend mais c’est au fil du temps qu’on assoit une vraie maîtrise et qu’on comprend que les arts martiaux ont un côté beaucoup plus profond que cela. Pour répondre directement à votre question, je n’ai pas été déçu car j’étais trop envahi par ce rêve de découvrir le pays, le cœur de cet art martial, là où il a été créé. Pour moi c’était le plus important, la découverte, la curiosité de savoir que j’allais enfin pratiquer avec les véritables maîtres dans ce lieu sacré. C’était vraiment mon rêve, plus que d’être Bruce Lee.

Quel traitement avez-vous reçu de la part des autres moines Shaolin qui n’avaient pour la plupart jamais vu d’Africain de leur vie. L’intégration a-t-elle été facile ?

Je n’ai pas eu de problèmes. La seule difficulté que j’ai pu avoir c’était celle de la communication. Ce qui m’a fait tout drôle aussi, c’est de quitter un petit village africain pour un pays, la Chine, où j’étais traité comme une star. Les Chinois accouraient tous pour prendre des photos avec moi. Quand on terminait les entraînements, je ne sortais pas par la porte principale du temple car sinon je n’avais plus le temps de manger après. Tous les gens m’arrêtaient sur le chemin, je pouvais mettre 1h pour faire 300 mètres. J’ai compris que c’était vraiment de la curiosité parce que j’étais cet étranger parmi tous ces Chinois, qui pour certains n’avaient jamais vu de Noir. La première question qu’un Chinois m’ait posé, ce fut : « C’est le soleil qui vous a brûlé pour être noir comme ça ? ».

 

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Vous pouvez me décrire une journée-type au monastère ?

D’abord ce qu’il faut savoir c’est que du lundi au dimanche pour moi tous les jours étaient pareils, j’oubliais parfois quand on était, je n’avais pas la notion du temps.
À 4h30, le gong retentit pour vous réveiller. Dès 5h, vous avez la prière du matin mais vous n’êtes pas obligé d’y aller. Moi, comme je suis curieux, j’y assistais, surtout qu’on vous donnait 10 yuan, l’équivalent d’1 euro à l’époque, à la fin de cette méditation. À 5h30, vous commencez le footing, vous parcourez le Mont Songshan, vous revenez à quatre pattes, vous descendez, vous remontez avec quelqu’un sur le dos… Vous faites quelques exercices d’étirement puis vous revenez prendre votre petit-déjeuner à 6h30. A 7h il y a une petite pause et à 8h30 vous commencez l’entraînement jusqu’à 11h. A 11h30 vous avez le repas du midi et à 12h c’est fini, vous n’avez qu’une demi-heure pour manger. Vous pouvez ensuite être amené à faire quelques services comme accueillir le public qui vient visiter le temple. A 14h30, vous reprenez l’entraînement. L’après-midi c’est généralement l’application de ce que vous avez appris le matin et tout ce qui est Qigong, l’endurcissement du corps etc. De 17h30 à 18h vous dînez, puis vous avez des séances de méditation non-obligatoires ou des cours sur le bouddhisme. Je ne parlais pas encore chinois mais j’avais accès à la formation car il y avait un département étranger qui parlait anglais.

Comment est-ce qu’on parvient un jour à ne plus ressentir la douleur physique lorsqu’on nous plante une lance dans le ventre ou qu’on nous casse un bâton sur le dos ?

C’est ce qu’on appelle le Qigong, ce n’est pas accessible à tout le monde, il faut avoir des années de pratique pour connaître et maîtriser son corps. Vous savez, le corps que vous voyez n’est qu’une enveloppe. L’Occident attache beaucoup plus d’importance à l’aspect physique tandis que l’Orient attache plus d’importance à l’aspect intérieur. Mais il faut quand même se sentir bien dans sa peau pour se sentir bien dans sa tête, ce qui fait qu’un travail physique est très important, déterminant, indispensable pour la suite. Le travail physique entraîne le travail moral qui entraîne le travail spirituel. La formation du corps physique endurcit le mental puis il faut arriver à un moment donné à ressentir le moins possible sa personne. Il faut s’isoler, se canaliser, être en harmonie avec son moi intérieur, se concentrer sur son corps et lui donner une dimension inerte pour être prêt à affronter toutes sortes de douleurs parce que tout se passe dans la tête. C’est notre mental qui nous dit qu’on a mal. Le travail physique, moral et spirituel sont complètement liés, l’un ne va pas sans l’autre, c’est comme le maillon d’une chaîne.

 

 

En devenant une attraction touristique et avec le progrès, le kung-fu shaolin n’a-t-il pas perdu de son authenticité, de sa dimension spirituelle ?

Il faut s’avoir qu’au temple il existe des moines guerriers et des moines religieux. Les moines guerriers sont ceux que vous voyez, qui font des spectacles… Les moines religieux, eux, ne sortent pas et vivent dans la chapelle, interdite aux étrangers. Ils prient au quotidien et dorment même assis, les jambes croisées en méditation. Ces moines-là sont dépourvus de toute sorte de matériel moderne. Avec le progrès matériel, les moines guerriers, quant à eux, ne sont aujourd’hui plus les mêmes qu’il y a 10 ans mais ça a facilité beaucoup de choses, comme le fait de pouvoir joindre tout de suite le chef spirituel sur son portable s’il y a un problème. Ca n’influe pas sur le travail qui se fait au temple mais, au contraire, ça aide à développer et étendre cette culture. Par exemple, s’il n’y avait pas d’avion ou de voiture, comment le moine pourrait se déplacer pour venir partager sa vision?

Les conditions de vie au monastère étaient très rudimentaires pour se recentrer sur l’essentiel. Est-ce que ce n’est donc pas un peu contraire à la philosophie du moine Shaolin de porter aujourd’hui des beaux costumes, une belle montre et de rouler dans une belle voiture ?

Vous savez, on stigmatise beaucoup les choses. N’associez pas un moine à un petit pauvre qui reste dans son coin. Au-delà d’être des moines, nous sommes avant tout des êtres humains avec des besoins, même s’ils ne sont pas extravagants. Il y a les moines religieux qui vivent au temple et font vœu de chasteté, et puis il y a les moines guerriers qui, eux, travaillent pour la promotion culturelle, spirituelle et religieuse du Temple de Shaolin. Je pense que personne ne peut me reprocher d’avoir été moine et de vivre aujourd’hui sur les Champs-Elysées, de rouler dans une belle voiture… J’ai été au Temple de Shaolin pendant des années, quand je suis sorti j’ai fait du sport de haut niveau, j’ai étudié à l’Université des sports de Pékin, j’ai fait des compétitions, je suis double-vice champion de monde de wushu, j’ai été médaillé d’or dans des festivals internationaux… Après sa vie de moine il y a une vie à construire, une reconversion à faire. Il ne faut pas penser qu’un moine ne vit que d’eau. Je peux être aujourd’hui un modèle pour la jeunesse, faire comprendre que tout est possible, surtout lorsqu’on a la volonté, lorsqu’on est discipliné et lorsqu’on a la détermination, d’où mon principe de vie DVD : Discipline, Volonté et Détermination.

 

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Vous dites que la culture chinoise et africaine ont beaucoup plus en commun que ce qu’on peut penser, vous pouvez préciser ?

Dès mon plus jeune âge, mon père m’a initié à la danse traditionnelle africaine et je pense que ça m’a beaucoup aidé pour la suite. En Afrique, il y a des danses traditionnelles qui s’apparentent aux arts martiaux, avec des flèches ou même des épées, qui sont quasiment les mêmes qu’en Asie. Et puis quand je suis arrivé en Chine, j’ai retrouvé la même chaleur humaine, la même hospitalité qu’en Afrique. Ce sont deux cultures qui ne sont finalement pas si éloignées.

Parmi toutes vos activités, le cinéma, les spectacles, les compétitions sportives, les conférences … Qu’est-ce que vous préférez faire ?

Il y a une chose dont personne ne pourra me détacher c’est le spectacle. Et le cinéma c’est mon rêve depuis petit. J’ai connu les arts martiaux à travers le cinéma et j’aimerais à mon tour apporter un message, transmettre, par ce biais. C’est pour ça qu’aujourd’hui je n’accepte pas tous les rôles qu’on m’offre, je reçois tous les jours des propositions de cinéma mais ce sont des personnages qui ne m’intéressent pas ou ne me valorisent pas. Ce n’est parce que je suis Noir que je dois accepter n’importe quoi. Je suis le premier étranger à avoir pénétré le cœur du temple de Shaolin et j’ai fait la plus grande école d’arts martiaux en Asie (l’université des sports de Pékin) donc je ne vois pas pourquoi j’accepterais de jouer un petit rôle où je couperais juste les têtes des gens.

Vous avez pensé à adapter votre histoire au cinéma ?

Il y a beaucoup de réalisateurs qui se penchent sur le sujet mais je préfère attendre que les choses se fassent pour en parler. Il y a un film qui est déjà écrit en Chine à ce niveau. Aux États-Unis, il y a aussi Backstreet, qui est une adaptation fictionnelle de mon histoire.

 

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Quel regard portez-vous sur le kung-fu aujourd’hui ?

Les films de kung-fu ont beaucoup contribué au développement et à l’épanouissement de ce sport à travers le monde, je déplore seulement qu’il ne soit pas olympique pour avoir encore plus de visibilité. Aujourd’hui, tous les arts martiaux sont des dérivés du wushu, comme le karaté ou le taekwondo, donc je ne comprends pas qu’il ne soit pas olympique. J’ai été encadreur physique pour des équipes nationales de basket ou de football et peux vous dire que les joueurs auraient eu du mal à suivre les entraînements de wushu que je donne à mes élèves. Le fait que ce sport n’ait pas de vraie visibilité médiatique nous condamne un peu.

Vous avez encore des rêves aujourd’hui ?

Ah oui, tant qu’on vit on ne peut qu’avoir des rêves.

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