Le hip-hop couve t-il vraiment les crises d’ados des artistes pop ?

Quand la délégation rap pénètre l’antre des Los Angeles Lakers, en février 2015, pour assister à la 57ème cérémonie annuelle des Grammy Awards, les visages sont crispés, les estomacs noués, les dents grinçantes. Ne lui a t-on donc pas déjà suffisamment fait affront ? Un an plus tôt, elle présentait son plus beau bébé, un pur produit de la furieuse mégalopole angeline, à qui l’on promettait la plus glorieuse des consécrations. Il n’en a rien été. Malgré sept nominations, Kendrick Lamar se retirait du Staples Center sans le moindre gramophone.

Que Daft Punk lui subtilise le prix de l’Album de l’année, toutes catégories confondues, soit. Tout ne tourne pas autour du rap, après tout. Mais que Macklemore lui soit préféré pour trois des quatre trophées alloués à sa discipline… non. Impossible. Même le concerné s’est senti obligé de s’en excuser, en marge de ce qui apparaissait comme une injustice aux yeux de tous les observateurs. « Tu t’es fait voler. Je voulais que tu gagnes. Tu aurais dû gagner. C’est étrange et ça craint que je t’aies volé. Je comptais le dire pendant mon discours », envoyait-il alors à son adversaire du soir, valeureux perdant.

Sauf qu’en 2015, la Recording Academy – organisatrice des Grammy Awards – récidive. Tandis que YG reste sur la touche, en dépit du succès d’estime de My Krazy Life, Iggy Azalea et son « nouveau classique » postulent sereinement au titre du Meilleur album rap. À quelques semaines de la cérémonie, J. Cole publie 2014 Forest Hills Drive, son troisième opus, dont est extrait le titre « Fire Squad ». La piste tourne depuis près de trois minutes quand le beat s’étouffe, laissant l’artiste de Caroline du Nord poser des mots sur une rancoeur grandissante au sein du paysage hip-hop :

« While silly niggas argue over who gon’ snatch the crown/Look around, my nigga, white people have snatched the sound/This year I’ll prolly go the awards dappered down/Watch Iggy win a Grammy as I try to crack a smile »
« Pendant que ces stupides négro débattent à propos de celui qui prendra la couronne/Regarde autour de toi, mon négro, les blancs ont pris le son/Cette année j’irais probablement aux awards tout fringuant/Pour voir Iggy remporter un Grammy pendant que je fais semblant de sourire »

À cette diatribe, se précède une courte énumération d’artistes blancs accusés de s’être appropriés des courants musicaux afro-américains. La plupart des auditeurs retiendront le name-dropping d’Eminem, parce que rien ne les excite plus que l’odeur fumante du beef, d’autant plus quand il est question de voir ce Slim Shady se la donner coup pour coup avec un MC quelqu’il soit (le syndrome 8 Mile). Mais le cas qui nous intéresse, plus encore que celui du natif de Détroit, c’est celui qui le précède dans la liste de Cole : Justin Timberlake.

Balades mièvres, personnalités plus ou moins caricaturales et chorégraphies militaires ; tout au long de ses années *NSYNC, Justin Timberlake a servi de la soupe. Pas le savoureux potage de votre aïeule, la bouillie fadasse que les industries produisent en masse. Celle qui investit lourdement les rayons de nos supermarchés. Celle que les boys bands (et leurs impresarios) savent faire mijoter comme personne. La recette, suivie à la lettre, transmise de générations en générations.

Aujourd’hui, ce même Justin s’installe entre Pharrell et le couple Carter lors de chacun des grands rendez-vous de l’industrie musicale. Du côté du public, personne ne s’en étonne. C’est qu’il est cool Timberlake, vraiment. À tel point que les rappeurs ne craignent pas (plus ?) pour leur image lorsqu’ils s’affichent à ses côtés. Il faut dire qu’entre temps, JT a fait son chemin de croix. Depuis Justified, sa première excursion en solitaire, il a travaillé quasi-exclusivement avec des artistes issus des sphères hip-hop et R&B. Cela va de la composition (The Neptunes, Timbaland, J-Roc, Danja, Scott Storch) à l’écriture (James Fauntleroy sur « Pusher Love Girl«  et « Gimme What I Don’t Know (I Want)« , Pusha T sur « I’m Lovin’ It« ), en passant par les featurings (Clipse sur « Like I Love You« , Janet Jackson sur « (And She Said) Take Me Know« , T.I sur « My Love« , Three 6 Mafia sur « Chop Me Up« , Jay Z sur « Suit & Tie«  et « Murder« , Drake sur « Cabaret« ). La qualité étant souvent au rendez-vous, Justin Timberlake se fait progressivement une place dans la galaxie de ces talents, et dans le coeur de leurs publics. Et s’il n’en demeure pas moins une popstar à bien des égards, son oeuvre – plus mature – éponge l’atmosphère sonore de ses collaborateurs, et tend à le rapprocher du R&B.

Game changer. Car c’est sans doute là que commence la véritable énumération, différente de celle de J. Cole. « Same thing that my nigga Elvis did with Rock n Roll/Justin Timberlake, Eminem and then Macklemore ». Plutôt Justin Timberlake, puis Justin Bieber, Miley Cyrus, Ariana Grande, Zayn Malik, Zendaya, Nick Jonas, Liam Payne, j’en passe et des meilleurs. Ce n’est alors plus une question de couleur de peau – Zayn et Zendaya n’étant pas blancs – mais d’un genre (la pop) qui flirte avec les acteurs d’une autre culture pour bâtir sa crédibilité artistique. Certains diront – à juste titre – que c’est en quelques sortes l’Histoire même de la pop. Qu’à cela ne tienne : la récurrence de ce type de trajectoire chez les artistes labellisés « Disney », « ex-boys band » ou « teen idol » (autant d’appellations pour un seul et même produit) mérite d’être relevée. D’autant que chaque fois qu’une star de la pop s’acoquine avec un producteur hip-hop ou daigne emprunter les codes du genre, il est systématiquement taxé d’opportunisme. Si Justin Bieber collabore avec Future ou Lil Wayne, c’est forcément qu’il « surfe sur une tendance » ou qu’il « essaye de se donner un style faussement rebelle ».

Qu’en est-il vraiment ? Les teen idols sont-ils nécessairement des êtres machiavéliques, guidés par le calcul ? Est-ce naïf d’imaginer une seule seconde que ces artistes aient pu souhaiter travailler avec des acteurs du mouvement hip-hop simplement parce qu’ils appréciaient leur musique ? Peut-être, mais essayons de l’être un tant soit peu.

That’s not me

Dans l’inconscient collectif, plus jeune est la popstar, moins elle est susceptible d’avoir la main mise sur son image ou sa musique. Sa personnalité comme son univers artistique sont chimériques, créées de toutes pièces par les têtes pensantes de labels véreux, managers influents et chevronnés dans l’industrie du disque. Tout ce qu’on leur demande de faire, en somme, c’est chanter. Interpréter un rôle prédéfini devant les caméras, tandis que ceux qui tirent les ficelles scrutent depuis les coulisses. La représentation a beau être grossière, elle détient tout de même sa part de vérité. *NSYNC, en son temps, n’était qu’un agrégat d’adolescents à peine pubères, assemblé à l’initiative du producteur Lou Pearlman. De même que One Direction s’est formé hasardeusement, suite aux participations individuelles de cinq garçons à la septième saison d’X Factor. L’identité personnelle de la teen idol est vouée à être dilluée dans le produit que les labels façonnent et vendent à la masse. Leurs marges de manoeuvres sont restreintes, presque verrouillées, comme l’expliquait Zayn Malik (ex-One Direction) dans une interview accordée à The FADER :

« Il n’y a jamais vraiment eu de place pour la créativité au sein du groupe. Si je commencais à chanter un refrain ou un couplet légèrement plus R&B, légèrement plus personnel, on allait me le faire ré-enregistrer 50 fois jusqu’à ce qu’il y ait une version pop, générique à mort, qu’ils puissent utiliser. Il y avait juste une conception générale qui voulait que le management avait déjà trouvé ce qu’il fallait pour le groupe, et je n’étais pas convaincu de ce que nous vendions. C’était une musique déjà tout prête et on nous disait que c’était ce qu’on allait vendre aux gens. »

Quand on tient compte de cela, on s’étonne moins de voir ces artistes changer radicalement de bord dès qu’ils arrivent à maturité, dès qu’ils ont le pouvoir de véritablement prendre leur carrière en main. Peu après l’annonce de son émancipation en solo, Zayn s’entourait de Malay, grand artisan du Channel Orange de Frank Ocean, pour enregistrer Mind of Mine, un premier effort en rupture totale avec les années 1D. Dans le même genre, son collègue Liam Payne a récemment posé le premier pavé de son aventure en solitaire, « Strip That Down ». Le titre fait rapper Quavo sur une ligne de basses digne d’un « DJ Mustard Type Beat » pioché sur YouTube, mais c’est visiblement ça, le style Liam Payne. C’est en tout cas ce qu’il chante sur le refrain : « You know I used to be in 1D, now I’m out free/People want me for one thing, that’s not me/I’m not changing the way that I used to be » / « Tu sais qu’avant j’étais dans 1D, maintenant je suis libre/Les gens ne me voulaient que pour une chose, ce n’est pas moi/Je ne change pas celui que j’ai été ». Comprendre : tout ce qu’on a pu entendre avant, ce n’était pas vraiment lui.

Zayn, Liam, Miley, Justin, Ariana… tous sont liés par un autre point commun : être nés dans les 90s. Leur époque est celle où les frontières se décloisonnent, celle où les genres s’embrassent les uns et les autres. Les icônes pop ne s’appellent plus nécessairement Madonna ou George Michael, elle se nomment désormais Pharrell, Drake, Kanye West. Puisque le rap devient pop, et que les rappeurs chantonnent, rien de plus normal de voir les chanteurs pop trouver leur compte dans ce que propose le rap. Il se murmure ainsi que le départ de Zayn des 1D ait été provoqué par nul autre que… Drake, précisément. Non pas que le fondateur du label OVO Sound ait essayé de débaucher le jeune britannique, mais c’est l’influence de sa musique qui aurait convaincu Zayn de lancer sa carrière solo, selon une source anonyme du Hollywood Life. Tout comme c’est une session studio entre les *NSYNC et The Neptunes – pour la réalisation du titre « Girlfriend » – qui a poussé Justin Timberlake à quitter son boys band. « Je me rappelle m’être dit ‘je dois faire mon propre album, je dois partir en solo’. […] Quand je suis entré en studio et que j’ai écouté ce qu’ils jouaient, j’ai tout de suite su que ces deux gars [Pharrell Williams et Chad Hugo, ndlr] étaient la réponse à tout ce que je voulais être », confiait-il en avril dernier, sur le plateau de l’émission OTHERtone. Plus que des considérations d’image ou de tendances, c’est avant tout la musique qui semble guider leurs choix de carrière.

À la fin, le rap gagne

Car avant de crier à l’opportunisme, il est essentiel de se poser une question : quel intérêt ont les popstars à flirter avec les acteurs du rap ? Aussi en vogue le rap puisse t-il être, les chiffres de ventes, les vues YouTube, les stades à guichets fermés… les teen idols n’ont pas besoin d’un featuring avec Migos ou Drake pour obtenir tout ça. Leur marché pèse d’ores et déjà plus que celui du rap. À l’échelle du rap, les quelques 400 millions de vues obtenues par “Bad and Boujee” depuis octobre constituent une performance remarquable, un buzz comme on n’en fait plus tellement. À l’échelle d’un Justin Bieber, qui a dépassé le milliard à plus d’une reprise (« Baby« , « Sorry« , « What Do You Mean?« , « Love Yourself« ), c’est déjà plus anodin. « J’ai fait suffisamment de chiffres pour vivre confortablement. Je veux juste faire de la musique maintenant. Si les gens veulent l’écouter, alors je suis heureux. S’ils ne veulent pas écouter, alors ils n’écoutent pas. Ça ne me pose pas de problèmes. J’en ai déjà eu assez », glissait pour sa part Zayn, toujours pour The FADER.

Puisque l’intérêt ne se trouve pas dans le financier, peut-être doit-on chercher du côté de l’image. Traîner avec un A$AP Rocky ou un Kanye West en 2017, c’est traîner avec un véritable trendsetter. Un artiste dont l’aura va plus loin que la musique : le monde de la mode se l’arrache, les gens aspirent à lui ressembler, ils considèrent ses goûts et dissèquent les moindres de ses faits et gestes. Il y a du bon à être vu à ses côtés. Mais si la pop et son public semble aujourd’hui prête à accueillir le rap, la réciproque n’est pas tout à fait vraie. Pour chaque rappeur invité sur l’album d’une popstar, combien de popstars invitées sur l’album d’un rappeur ? Combien d’accusations d’appropriation culturelle ? Le public rap n’est pas dupe. Il connaît les vices de l’industrie, et n’a pas de mal à les identifier. Son tampon d’approbation n’est pas évident à obtenir. Il faut lutter pour venir lui arracher.

Prenons l’exemple de Miley Cyrus. À l’aube de la sortie de Bangerz, son quatrième album studio, produit en grande partie par Mike WiLL Made-It, sa direction artistique évolue, reprenant certains codes du rap, voire plus largement de la black culture. Elle twerke (ou essaye, du moins) sur scène ou dans ses clips, parle de ses « bitches » qui remuent leur boule « comme si elles étaient au strip club »… ah d’accord. Était-ce suffisant pour se construire une légitimité auprès du public rap ? Évidemment que non. Ce changement d’image a surtout valu à Miley des moqueries, ainsi que les unes de magazines qui ne cessaient de relever ses frasques. Aujourd’hui, la chanteuse reprend sagement sa place de starlette élevée au rock et à la country. D’autant que paradoxalement, le plus gros single issu de Bangerz était « Wrecking Ball », quintuple disque de platine. L’un des seuls qui n’était produit ni par Mike WiLL, ni par Pharrell (pourtant auteurs de neuf des treize pistes de l’album). Celui qui semblait correspondre le plus à son style originel. Le plus pop.

À l’arrivée, c’est Mike WiLL qui semble être le grand gagnant de cette collaboration. Lui s’est offert le second plus gros hit de sa discographie avec « We Can’t Stop », seulement devancé par le raz-de-marée « Black Beatles » et ses quelques cinq millions d’exemplaires vendus. Sur sa propre chaîne YouTube, les 696 millions de vues (!) accumulées par le clip de « 23 », son featuring avec Miley Cyrus, déclassent les scores de toutes ses autres vidéos. Hormi celle-ci, aucune ne parvient à peine à dépasser les 20 millions. On comprend donc mieux pourquoi, en août 2015, Tyler, The Creator interpellait publiquement Zayn Malik pour lui proposer des productions de son cru. Opportuniste.

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