Krisy : « Ça m’intéresse pas de sortir un album qu’on n’écoutera qu’une semaine »

Juillet 2016 : « Bruxelles arrive » et ce n’est pas faute de nous avoir prévenus. Dans son bagage, toute une panoplie de personnages décapants et de flows élastiques, des envolées nasillardes d’Hamza aux comptines nwaar-es de Damso. Puis, caché derrière les larges épaules de ce-dernier, Krisy ou De La Fuentes, dont on serait tenté de dire qu’il est « le secret le mieux gardé » du plat pays. Homme de l’ombre par excellence, ingé-son de sa profession, Krisy est aussi « Julio » quand il passe derrière le micro. Julio, c’est un séducteur né, qui célèbre la femme dans des odes langoureuses, enivrantes, chaleureuses. De passage à Paris, il nous a laissé en apprendre plus sur celui qui devrait sans doute se faire un nom, au-delà des « a.k.a ».

Photos : @samirlebabtou

Ton dernier projet, intitulé Paradis d’amour, a été publié le 14 février dernier, pile à temps pour la Saint-Valentin. Rien qu’en disant ça, j’ai déjà l’impression d’évoquer ce qui fait l’essence du personnage.

[Il hésite] Ouais, en gros ouais. À 80%, on va dire.

Dans ce projet, il est beaucoup question de femmes, de relations amoureuses, de confidences. C’est ce qui t’inspire principalement ?

Je pense que c’est ce qui inspire l’homme en général. L’homme est toujours dans une histoire d’amour, que ce soit un gangster ou autre, peu importe. L’amour, toujours.

Sauf que toi, tu as une manière d’en parler qui détonne dans le rap francophone. En disant ça, je pense par exemple à un morceau comme « Ils pensent » ou tu donnes presque l’impression de te placer en marge…

[Il coupe] Non, même pas. Je pense que c’est aussi et surtout parce que ma famille m’écoute. Du coup, j’essaye d’être très « diplomate » dans ce que je dis. Sans dire trop de « gros mots », si je peux dire ça comme ça. Et puis au-delà de ça, dans la vie de tous les jours je ne suis pas du genre à insulter, à mal parler. Je suis tranquille, la vie est cool.

Il y a quelque chose de très « romancé » dans tes deux derniers EP, Menthe à l’eau et Paradis d’amour. D’où ça t’es venu ?

En fait, je rêve de faire un film, une comédie musicale. Du coup, je me suis dit que j’allais d’abord tester ça en format audio, avec des effets et des dialogues, juste pour voir si les gens allaient capter le délire. Et par la suite, pourquoi pas, essayer de faire un vrai film.

Justement, tu as le sentiment d’avoir été bien suivi sur ces projets ?

Ouais. Surtout pour Menthe à l’eau, celui juste avant Paradis d’amour.

« Il faut que tout soit cohérent : l’image, le son… Si tu me croises dehors il faut que je sois celui que tu perçois à travers ma musique ou mon compte Instagram. »

Je te pose la question parce qu’au vu de la manière dont les auditeurs consomment la musique aujourd’hui, on peut se dire qu’un projet aussi conceptuel peut rendre ton univers difficile d’accès, au moins à la première écoute.

C’est fait exprès. Quand tu écoutes Menthe à l’eau, et que tu prends juste un morceau, comme ça, au hasard, tu peux ne pas comprendre le projet. Donc tu es obligé de vraiment tout écouter, voire même de décortiquer, pour identifier des petits détails, des effets secrets que tu ne vas pas entendre directement, mais qui – après plusieurs écoutes – vont te faire dire : « Ah mais c’est pour ça que la piste 2 me rappelle la piste 8, etc. » Ça ne m’intéresse pas de sortir des sons à la pelle, un album que les gens vont écouter une semaine, et ça y est « au suivant ! ». Il n’y a plus d’histoires comme il pouvait y avoir à l’époque quand tu écoutais un album.

Cet aspect « théâtral » de ta musique, on le retrouve aussi dans ta manière de communiquer sur les réseaux sociaux.

Tout est lié. Il faut que tout soit cohérent : l’image, le son… Si tu me croises dehors il faut que je sois celui que tu perçois à travers ma musique ou mon compte Instagram. Je n’essaye pas forcément de créer un personnage, c’est juste un kiff perso, rien de plus.

Pour l’instant, on cerne une sorte de « gentleman du rap ». Est-ce que c’est une véritable signature ou est-ce que c’est juste une facette de ce qui fait l’identité de Krisy ?

Non, c’est juste une facette. Pour le prochain album que je prépare, il y aura toujours ce côté amour, gentleman et tout ça, mais il y aura beaucoup d’autres thèmes et situations abordées. Ca dépassera le cadre de la femme et l’homme.

Quand on se replonge dans tes premiers projets, on a l’impression depuis la mixtape Jouvence, qu’il y a eu une sorte de restructuration, que c’est un nouvel artiste qui est né.

Bien sûr, c’est toute une remise en question. Entre Jouvence et Parmi vous, il doit y avoir quelque chose comme un an et demi, deux ans. Deux ans de remises en question, deux ans pendant lesquels je m’étais plus axé sur le côté producteur/ingé-son. C’est d’ailleurs là que j’ai commencé à taffer avec Damso. Mais du coup, quand je me suis remis à poser, je me suis dit : « Je ne peux plus refaire la même chose qu’avant. Maintenant, il faut que je me trouve réellement dans la musique. » C’est de là que sont partis les premiers projets, puis Menthe à l’eau et Paradis d’amour. C’est aussi là que j’ai vu que les gens accrochaient, et c’est dans ces morceaux-là que je me retrouve le plus. Je me sens à l’aise.

Tu as parlé de cohérence. Dernièrement, on a vu pas mal d’artistes comme PNL ou Sch exploser après avoir totalement repensé leur identité artistique pour – justement – créer un univers cohérent. As-tu le sentiment que c’est quelque chose de nécessaire aujourd’hui pour se faire remarquer dans l’industrie ?

Ouais, je pense que c’est comme ça que tu te créés une fanbase, des personnes qui vont vraiment te suivre dans tout ce que tu fais. Même quand ça dépasse la musique, qu’il s’agisse de sapes ou peu importe. Parce que si tu fais juste des sons comme ça, où tu te contredis une fois sur deux, il y a un moment où tu vas perdre ton public, d’autres personnes vont adhérer, puis te lâcher, et à l’arrivée, tu n’auras pas de public stable. Alors que si tu construis quelque chose de bien carré, les gens vont te suivre à fond.

Parlons de Damso. C’est l’un des tes plus proches collaborateurs, mais il donne aussi l’impression d’être ton exact opposé. Comment expliques-tu que votre relation artistique fonctionne aussi bien ?

Le truc c’est qu’on se connait depuis très longtemps déjà. Ce ne sont pas deux artistes qui travaillent ensemble, ce sont deux personnes. On se comprend, je capte où il veut en venir et réciproquement. Lui et moi, c’est un peu le yin et le yang. Du coup, on se complète bien.

Quand on fait un tour d’horizon des artistes belges qui font parler d’eux en ce moment, on se rend compte que beaucoup ont aussi l’étiquette de producteurs, que ce soit Hamza, Damso, JeanJass ou toi. Est-ce que ce ne serait pas ça, le secret de « l’école belge » ?

Franchement ouais, peut-être. Parce que même Stromae, c’était aussi un producteur. Et effectivement, quand j’y pense, la plupart de nos artistes produisent. Donc c’est peut-être une recette belge, d’autant qu’en France, c’est souvent soit l’un soit l’autre. Quoique maintenant, il commence à y avoir des rappeurs-producteurs comme Josman par exemple. J’ai vu que pour son prochain projet, il avait quand même produit 4-5 sons. Mais c’est vrai qu’ici en général, c’est souvent les producteurs d’un côté, les rappeurs de l’autre. En Belgique, t’es producteur et directement tu rappes. Il faut aussi dire qu’on devait travailler deux fois plus, du coup quand on faisait des sons, il fallait tout de suite trouver un univers musical approprié, donc on a commencé à toucher les logiciels pour faire des prods. C’est parti de là.

Dans ton cas, pourquoi vouloir différencier Krisy « l’interprète » de De La Fuentes « le technicien » ?

Parce que je voulais voir si c’était possible de faire exister une personne avec deux noms. C’était juste ça, une sorte de défi en fait.

« Si je me pose trop de questions, je vais commencer à vouloir suivre une tendance. Peut-être que j’aurais déjà fait de l’Afro-Trap ou du Jul, quelque chose comme ça. »

Comment l’expertise que tu peux avoir vis-à-vis du son influence la manière dont tu conçois la musique ?

[Il réfléchit] Je ne me suis jamais posé cette question. Franchement, je bosse vraiment au feeling. C’est la musique qui me parle. Après je fais juste ce que j’ai en tête… Mais ouais, c’est hyper instinctif. Même Menthe à l’eau, je l’ai fais en quatre jours. Paradis d’amour, en même pas un mois. Ça vient comme ça, j’écoute une prod, ça me parle, j’enregistre un truc… Je me pose jamais ce genre de questions. Parce que je pense que si je me pose trop de questions, je vais commencer à vouloir suivre une tendance. Peut-être que j’aurais déjà fait de l’Afro-Trap ou du Jul, quelque chose comme ça. Je préfère faire les trucs qui me touchent.

Arrête-moi si je me trompe, mais ingénieur du son, c’est le métier dont tu vis ?

Plus du côté « ingé-son » que du côté « rappeur » en tout cas. Après « rappeur », ça commence à… [Il s’arrête] En vrai je n’aime pas dire « rappeur », je préfère dire « interprète ». Mais ouais, ça commence petit à petit à payer, je fais des concerts, je viens, je prends mon petit cachet, je tourne un peu. Avec le streaming aussi, il y a un peu d’argent qui rentre. Sinon c’est plus le côté ingé-son, effectivement. Je vis de la musique en tout cas.

Tu as parlé de Menthe à l’eau comme d’une « comédie musicale audio ». Tu travailles sur un album qui sera accompagné d’une bande dessinée. C’est le fait de vivre constamment dans la musique qui te pousses à aller vers d’autres formes d’art ?

En fait, j’arrive à un point où je vois tellement de choses, que je n’ai pas envie de refaire ce que j’ai pu faire par le passé. Je ne me vois pas faire un album avec plein de bangers, des gros sons, balancer deux-trois singles juste avant la sortie, puis annoncer la précommande, attendre la sortie officielle, faire ma petite tournée et voilà. Je trouve ça trop simple. Je veux d’autres défis. J’aime bien faire des choses qui n’ont pas encore été faites. Du coup, quand j’ai pensé à la BD qui accompagnerait l’album, je me suis dit « Ça, c’est un gros défi parce que si je réussis ça peut être vraiment bien, mais si je foire ça peut être une catastrophe ». Je préfère ce genre de défi. Menthe à l’eau, c’est la même chose. Paradis d’amour, pareil.
Quand je dis que je n’aime pas le terme « rappeur », c’est un peu ça aussi. Pour moi « rappeur » c’est vraiment un métier : on te met une prod, tu poses directement. C’est comme un boulanger : tu lui donnes les ingrédients, il te fait du pain. Moi tu me donnes une prod, il va falloir que je l’écoute, que je fasse peut-être un yaourt, que je rentre en cabine, que j’essaye un refrain, que j’essaye de trouver un univers à créer autour de ça… Moi je suis DANS la musique. Je ne suis pas rappeur. Ce serait presque prétentieux de ma part de me considérer comme tel.

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