L’art de « La Haine »

Il a fallu environ trente-cinq jours pour mettre en boîte 96 minutes d’un film qui raconte 24 heures de la vie de trois mecs qui bascule en une minute. C’était il y a vingt ans. Comment une petite heure et demie de pellicule qui défile peut-elle réussir à laisser une empreinte artistique ? « Au-delà du talent cinématographique, la Haine est un film qui possède une vraie âme », s’enthousiasmait Jodie Foster dès 1995. Indémodables, le noir et blanc à la Mathieu Kassovitz ou le « Robert De Niresque » Vincent Cassel ne prennent pas une ride. L’armée de bras et de cerveaux ayant aidé à fabriquer le film non plus. Ils ont simplement mûri, forts de leurs belles carrières dans le cinéma français. La Haine comme carte de visite, ça ouvre des portes, aucun d’entre eux ne le conteste. Mais ce sont leurs souvenirs qui nous replongent dans les étapes de la confection à la promotion du film qui finira par un prix de la mise en scène à Cannes. Cette expérience singulière, Sophie Quiedeville, en tant que régisseuse générale, l’a vécue de bout en bout : « Ce tournage est particulier, c’est un acte, on ne fait pas qu’un film à ce moment-là. »

 

« Nous, on n’a pas d’armes, on a que des cailloux »

 

L’« acte », c’est Mathieu Kassovitz qui décide de l’imposer au grand écran à la suite de l’affaire Makomé M’Bowolé, victime d’une bavure policière. Tout part de là, Mathieu sait que sa vocation sera le cinéma et c’est le choc de l’injustice sociale qui déclenche l’écriture de son deuxième long-métrage. D’abord baptisée Droit de cité pour paraître plus fréquentable, la Haine se définira par le va-et-vient entre deux aspects de l’œuvre : la conjugaison ou parfois la confrontation entre l’univers du cinéma et celui des banlieues françaises des années 90.

 

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Une longue année de repérages pour trouver le quartier de Saïd, Vinz et Hubert en région parisienne, et même au-delà, s’achève sous la direction d’Éric Pujol, le premier assistant réalisateur. En vain. Une seule commune acceptera d’accueillir le tournage : Chanteloup-les-Vignes. Sa cité, la Noé, qui occupe 80 % de la superficie de la ville, est une grande habituée des reportages, JT et envoyés spéciaux en tous genres depuis sa création dans les années 60. À mesure de son évolution elle s’est érigée, malgré elle, en cible privilégiée des médias pour relayer les problématiques de la banlieue en France. « La caméra n’est pas la bienvenue à Chanteloup. Distinguer une caméra qui vient faire de la fiction de celle du journal de 20 heures qui vient chercher des faits divers, ce n’est pas évident. Une caméra reste une caméra, c’est une intrusion », prévient Juan Massenya, ancien habitant du quartier et réalisateur du documentaire Banlieusards : 40 ans à Chanteloup-les-Vignes.

Face à ces obstacles, Mathieu Kassovitz ne revoit pas un instant son projet artistique à la baisse. Son film ne traitera pas de la banlieue avec une caméra embarquée pour donner une impression de réalisme. Le réalisateur sait déjà qu’il va devoir s’étaler, il veut extraire une beauté esthétique de la cité et, pour ça, il faut plusieurs camions de matériel, des grues, des travellings, des steadycam et même un hélicoptère. Il s’adapte.

« Il fallait que l’équipe du film soit acceptée, ça a été le cas, et à partir de là tout s’est bien passé. Concernant la banlieue, j’ai toujours dit qu’il faut arrêter de faire contre, il faut arrêter de faire pour, il faut arrêter de faire à la place, il faut faire avec les gens. Ils ont décidé de faire avec. Nous savions que dans ces conditions ça allait marcher, c’était le seul moyen. De ce côté-là, ils se sont bien débrouillés, mais avaient-ils le choix ? » précise Pierre Cardo, maire de Chanteloup pendant presque trente ans (1983-2009). Contrairement à des expériences de tournage en cité sur le fil du rasoir (Besson lui-même a dû en annuler un à Montfermeil après s’être fait brûler des voitures destinées à des scènes de cascades), pour La Haine, tout se passe bien. Pendant cinq semaines rien de sensationnel à se mettre sous la dent, pas un affrontement, pas une caméra volée, pas de quoi déplacer MinuteBuzz. Pour Sophie Quiedeville, les appréhensions venaient davantage de l’équipe du film que des Chantelouvais : « Même quand tu tournes dans Paris, les équipes de cinéma sont comme dans une bulle. Tu as l’impression qu’ils se sentent chez eux partout et tout le temps. Pour La Haine, la complexité était d’amener des gens comme ça dans une cité. » Un gros travail de préparation s’imposait pour que Pierre Aïm, chef opérateur, en garde cette image si positive : « Le souvenir que j’en ai, c’est un silence complet pendant les prises. Je pense qu’on faisait partie intégrante du quartier. Ce qui était évident, c’est que tout le monde comprenait ce qu’on faisait. Ces instants où les gens se taisent au bon moment te donnent le sentiment que c’est un film pour eux. Je ne dis pas ça comme ça, c’était clair, c’était un film qui leur appartenait aussi. Cette harmonie inattendue, les médias de l’époque rechignent à y croire, à l’image de Première qui interviewe un bon nombre de techniciens afin d’élucider ce mystère. Au-delà des stéréotypes, l’équilibre entre les deux forces ne s’est pas non plus fait comme par magie.

 

« Vous cartonnez tellement que vous êtes en papier mâché »

 

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Au cinéma chacun a un rôle, la règle sacrée est de s’y tenir. L’organisation que cela implique pousse, selon l’envergure du projet, à lever de véritables armées. Pour La Haine, ils n’étaient pas plus d’une vingtaine sur le plateau. Avec un budget correct mais pas faramineux (2,6 millions d’euros), Mathieu joue sur la qualité de son équipe. Pour la confectionner, il est plutôt, du moins en 1995, de ceux qui misent sur le centre de formation du club, comme l’explique Pierre Aïm, son attaquant de pointe : « La capacité qu’a eue Mathieu, c’est de trouver des mecs qui ont fait d’abord ses courts-métrages, il avait testé toute l’équipe sur celui appelé Assassin. Il a vu que ça s’était très bien passé, l’ambiance était géniale, c’était extraordinaire. Il n’y avait donc aucune raison que sur Métisse (son premier film, ndlr) puis sur La Haine, il change. Je pense qu’il a eu ce pif de trouver les gens qui lui fallait à tous les postes. » Certains sont tout de même issus du mercato, mais toujours recrutés pour correspondre à l’état d’esprit du groupe. Sophie Quiedeville l’avait très clairement ressenti lorsque le réalisateur lui a demandé de participer à son film : « Le choix de l’équipe était important pour Mathieu, ce n’était pas envisageable d’avoir des gens qui ne soient pas à l’écoute ou dans la patience. Il ne fallait pas que ce soit des techniciens brutaux, là uniquement pour faire leur métier. » Elle faisait partie de ceux-là : « J’ai été élevée en cité, mais Mathieu ne le savait pas, simplement je pense que ça se voit. Ce n’est pas une question de vocabulaire ou autre, c’est une approche différente de la vie. » Leurs qualités humaines deviennent plus importantes que leurs compétences cinématographiques. Sur La Haine, il fallait avant tout être capable d’appréhender le lieu, non pas comme un décor, mais comme un espace vivant avec lequel il fallait être capable d’interagir. La chef régisseuse poursuit : « Être technicien sur ce film, c’est donner beaucoup de temps à l’endroit dans lequel on tourne, c’est écouter les petits qui sont là, autour de nous. Il y avait une dizaine de personnes qui entouraient la caméra tout le temps, une trentaine à côté du camion-régie, ils posaient des questions, ils étaient super curieux et à l’écoute. La qualité de Pierre Aïm, George Diane (le cadreur), la maquilleuse, la costumière, c’était de répondre avec patience à ces sollicitations. Les gens qui ont fait ce film étaient tous très doux, ils savaient canaliser leurs émotions. »

 

« Tout ce que j’sais, c’est que je cours pas plus vite que les balles » 

 

« Avant le tournage, le terrain était si bien préparé par la présence de Mathieu, ses acteurs, son assistant et sa régisseuse dans la cité, que je n’ai eu strictement aucune crainte. Je savais que cet endroit était complètement acquis à notre cause. Tout le monde savait parfaitement ce qu’on faisait ici. » Pierre Aïm l’avait compris, même avec cette équipe qui répond aux critères de Mathieu, le cinéaste n’échappe pas à la contrainte du temps. Synonyme d’argent, au cinéma, il n’y en a jamais assez. Il faut faire vite et bien. C’est à ce moment-là que le réalisateur court-circuite le système. Il prend le temps de laisser les habitants de Chanteloup assimiler la démarche de ces « envahisseurs » qui investiront leur lieu de vie pendant cinq semaines. Cela signifie louer deux appartements au cœur de la Noé et s’y installer un mois et demi avant le tournage, avec les trois acteurs principaux, l’assistant réalisateur et la régisseuse.

 

« L’objectif de la préparation était aussi de traîner dans les caves, dans les cours, de ne surtout jamais rentrer à Paris, ne pas avoir de voiture, de se mettre dans les conditions des mecs là-bas. Pour les comédiens, c’était comprendre ce que c’est de s’ennuyer toute la journée », ajoute Sophie Quiedeville. Hubert Koundé, Saïd Taghmaoui et Vincent Cassel expérimentent grandeur nature la vie des jeunes de banlieue et plus précisément de ceux de la ville de Pierre Cardo. Car même si La Haine ne raconte pas l’histoire de Chanteloup, on retrouve dans les attitudes des personnages, l’isolement que supposent les 40 kilomètres qui séparent la petite commune de Paris. On reste là parce qu’on ne peut pas aller ailleurs. « Dans la scène où le petit mec raconte son histoire interminable de caméra cachée à Vinz, Saïd lui jette des cailloux. Il ne jette pas des cailloux pour rien, c’est que, d’un seul coup, nous aussi, quand on traînait, on s’était mis à en jeter », explique Sophie.

 

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Côté régie, tous les jours on détaille aux gens le déroulement du tournage qui approche. Un jeu d’apprivoisement mutuel s’installe. En s’attardant dans les caves, la régisseuse se fait menacer de la mise en vente imminente de tous ses organes au marché noir. « Tu ne fais rien. Tu vas dans la cave parce que t’en as marre d’être dehors dans la même cours depuis quatre heures, donc tu explores. Tu croises des histoires. Celle des organes, c’était juste pour me faire peur. Ça montre que c’était un jeu pour eux qu’on soit là. On est cinq, six à s’incruster, à raconter qu’on va faire un film chez eux, c’est normal », se rappelle-t-elle sourire aux lèvres.

 

« Ah ouais ? Et qui nous protège de vous ? »

 

Figure d’autorité largement rejetée, par l’équipe du film et par une partie de la jeunesse chantelouvaise, la police est d’office exclue de l’ambiance du tournage. Elle est remplacée par deux leaders qui tiennent intelligemment leurs troupes pour qu’elles s’entendent et travaillent ensemble.

D’un côté, Mathieu Kassovitz n’est qu’un jeune réalisateur qui embarque son équipe dans un projet encore confidentiel. Axel Cosnefroy, second assistant caméra sur le film et aujourd’hui chef opérateur, en témoigne : « On était au maximum de notre talent grâce au réalisateur. C’est Mathieu qui pousse. Moi, par exemple, à la caméra, je faisais le zoom dans le travelling compensé sur l’esplanade de Montparnasse. C’est un plan qu’on a fait en une demi-heure parce que la nuit tombait. C’est pourtant un moment pivot du film, ma responsabilité était énorme. Il y avait trois ou quatre prises possibles et on était tous au taquet, parce que Mathieu transmet ça aussi. » Ses techniciens l’admirent et sont prêts à le suivre dans toutes ses idées audacieuses. Pierre Aïm l’exprime en détail : « Il y a deux parties dans le film, la première quand les personnages sont dans leur cité, la seconde quand ils viennent à Paris. Il y a donc une chose fondamentale que nous a expliquée Mathieu ; la cité, ils y sont nés, ils y ont grandi. Donc c’est leur environnement familier et, pour eux, la jungle c’est Paris. À partir du moment où on est arrivés dans la deuxième partie du tournage, il m’a dit : “Je veux me mettre en danger dans ma mise en scène comme les personnages se sentent en danger à Paris.” Ça a donné certains plans magnifiques qui sont très simples techniquement parce qu’on n’avait rien pour faire quelque chose de compliqué. Pour moi, une des plus belles séquences, c’est celle des toilettes avec le jeu de miroirs, absolument brillant. Je me souviens très bien qu’on avait présenté à Mathieu deux ou trois toilettes en repérage et il avait choisi celles qui étaient les plus petites et donc les plus compliquées pour tourner. »

Alors, quand il s’agit de s’enfermer dans une cité sans jamais revenir chez soi deux mois avant le tournage, on suit Mathieu ; quand la veille du premier jour de tournage il y a une émeute à Chanteloup et que l’on décide de tourner quand même, on suit Mathieu ; et quand il décide qu’il faut qu’une vache traverse la cité, on suit aussi Mathieu.

 

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Du côté des Chantelouvais, c’est Pierre Cardo que l’on suit. Quand l’équipe du film s’installe, il est maire depuis douze ans déjà. Connaissant par cœur les mécanismes de sa ville, il a compris depuis longtemps que le monde associatif, dont il est issu, offre un pouvoir complémentaire à son mandat. Le maire UDF et son rapport unique à Chanteloup explique peut-être qu’il ait été le seul à relever le défi lancé par Mathieu. Pierre Cardo mise sur les forces en présence au sein de l’association Les Messagers, qui va jouer le rôle de relais avec le reste des Chantelouvais. « J’avais quand même une remontée d’informations par le tissu associatif, j’avais mes réseaux partout qui fonctionnaient, j’avais déjà mis en place les médiateurs à l’époque, je savais à peu près ce qui se passait. » Comme Don Corleone, il n’a pas besoin de descendre de son bureau pour avoir la mainmise sur sa communauté. « Tout repose sur la personnalité de Pierre Cardo. Avant d’être notre maire, c’est un habitant de la ville. Et avant d’être maire, c’est un chef de bande. » Juan Massenya appuie son statut de parrain. Le politique atypique renvoie plus l’image d’un homme que tout le monde respecte que celle de l’administration française, trop froide, trop distante pour être crédible. « Je pense que si Chanteloup est la seule ville qui a répondu positivement, c’est parce que son représentant est légitime au regard de tous. Il avait la confiance de tous, ou presque, et lui-même faisait confiance à ses habitants. Si Pierre disait : “C’est bon pour nous”, c’était bon pour tout le monde. »

 

« Jusqu’ici tout va bien »

 

L’enthousiasme du tournage se répercute sur la sortie du film. Plus de 2 millions d’entrées au box-office, l’année où Usual Suspect n’en faisait que 1,4. Après un passage réussi à Cannes, non seulement le film marche bien, mais il s’imprègne aussi dans les consciences. Une bonne demi-douzaine de répliques deviennent cultes et traînent sur les lèvres de la jeunesse française, depuis « c’est à moi que tu parles ? » jusqu’à « l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ».

Comme quand le noyau dur de l’équipe se répétait constamment pour expliquer le projet de film aux habitants de Chanteloup, c’est devant les médias français qu’ils doivent désormais se justifier. Depuis la sortie en 1995 jusqu’à aujourd’hui, on leur soutire des anecdotes qu’ils répètent sans cesse et sans s’agacer. Les interviews, les plateaux télé, les conférences aident à bâtir une espèce de légende orale. Plus les détails sont précis, plus on se sent privilégié d’être de ceux qui savent. Alors, on apprend que seule une paire de talkies à 200 francs a été volée durant toute la période du tournage, ou encore que les jeunes figurants Chantelouvais tapaient sans se retenir sur leurs potes, également figurants mais en costume de CRS. Aujourd’hui encore, Pierre, Sophie, Axel nous racontent ces mêmes histoires. Un conte, c’est toujours agréable à écouter. Pourtant, rien n’empêche de s’écarter des sentiers battus et de faire la lumière sur d’autres perceptions de l’atmosphère qui régnait au moment de la réalisation du film.

 

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En tant que second assistant caméra, Axel Cosnefroy faisait toute la journée des allers-retours entre le camion de matériel et le plateau pour changer la pellicule. « Je traversais la cité en trottinette. J’étais au contact du plateau, mais j’étais aussi derrière au contact de la réalité. Un jour j’ai croisé un mec, j’avais la caméra sur l’épaule, j’étais tout seul et il m’a bousculé. Je lui ai dit : “Oh, ça va pas ?” Il s’est arrêté, s’est retourné et là j’ai compris qu’il fallait que je parte. Caméra ou pas, ça se serait mal passé si j’avais insisté. J’ai ravalé mon orgueil et je suis parti. » Le jeune technicien à l’époque garde aujourd’hui le souvenir d’un tournage très fatigant physiquement et moralement, sans retirer pour autant une grande fierté de compter son nom au générique : « Après, il y a le résultat final et l’expérience artistique qui est l’une des plus belles de ma carrière. »

Rachid Djaïdani peut aussi faire partie de ces oubliés. Pourtant, son aura a marqué les esprits de toutes les personnes présentes sur le tournage. Prévu au départ à la figuration, il se retrouve finalement à la régie aux côtés de Sophie Quiedeville : « C’était mon stagiaire, je l’adorais. On avait un camion pour la nourriture parce que c’est un principe syndical, dans le cinéma tu dois faire manger les gens. Donc, Rachid gérait ça et tout le monde mangeait avec l’équipe. Qu’on soit 30 ou 800, Rachid s’était organisé pour qu’il y en ait pour tout le monde, qu’il n’y ait pas des gens qui bouffent devant des autres. Il était très talentueux. » Le jeune homme, issu des banlieues et fasciné par ce milieu du cinéma, socialise avec tous, y compris Pierre Aïm : « J’ai découvert ce jeune assistant qu’était Rachid. En trois jours seulement, en discutant avec lui, il m’a montré ses écrits. Je me suis dit que ce mec était super doué, il a quelque chose de particulier. » En vingt ans, il aura publié trois romans et réalisé son premier long-métrage, Rengaine, en 2012. Pas de leçon de vie criée sur tous les toits, ce destin resté discret est la preuve d’un mélange réussi entre les deux univers sans trop en faire.

 

« Regarde, je vais éteindre la tour Eiffel »

 

Le film aurait pu rester confidentiel. Mathieu Kassovitz tenait plus à accoucher d’une œuvre de qualité que d’obtenir un succès incontestable. Quand la réalité le rattrape, c’est pour lui offrir plus que ce qu’il espérait. Juan Massenya en a été l’un des témoins : « À un moment, La Haine n’appartenait plus ni aux Chantelouvais ni à Mathieu, le film est parti aux quatre coins du monde. Ma grande claque a été quand j’ai entendu Jodie Foster en parler. »

La Haine reste une surprise, ce n’était au départ qu’un projet tenu à bout de bras par une bande de débutants inconnus, comédiens comme techniciens. Cependant, discrètement mais sûrement, le cinéaste nourrissait son film d’ambitions assumées et transmises à son équipe. D’un œil extérieur, l’ancien Chantelouvais l’a perçu chez Saïd Taghmaoui : « Je peux dire très honnêtement qu’il m’a fallu du temps avant de croire au film. Avec Saïd, on était dans la même salle de boxe. Tous les soirs il m’en parlait. Mais le monde du cinéma, ça faisait partie des trucs qui n’étaient pas accessibles pour nous. Lui, il y croyait dur comme fer, et le résultat lui a donné raison. Je pense qu’il faut avoir ça en soi, avoir des rêves disproportionnés. Et ce film transpire ça, cette espèce d’ambition démesurée de Mathieu. Un rêve presque inaccessible pour la plupart d’entre nous, mais pas pour eux. 

 

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Une ambition motivée par la volonté de rétablir une vérité sociale. Le choix du titre, La Haine, incarne la rage à l’origine du projet. Un sentiment partagé par toute l’équipe, selon Sophie : « On avait chacun notre histoire avec la société, mais on avait vraiment tous la haine. » Pourtant, dans sa façon de tourner, le réalisateur laisse peu de place à l’improvisation ou à tout débordement. Tout est prévu, calculé, anticipé. Pendant le tournage, l’émotion cède le pas à un surprenant contrôle, presque froid. Peut-on fabriquer La Haine sans avoir la haine ? « Ce qui est réglé comme du papier à musique, c’est le cinéma. Ce n’est pas l’espace dans lequel tu tournes », précise Sophie Quiedeville. « Ce n’est pas parce que le film en lui-même doit exprimer une forme de rage que c’est avec cette dernière que le film s’est fait. La haine, Mathieu l’a eue avant, il l’a retranscrite dans son scénario. Mais au moment même de la fabrication, ça ne se passe absolument pas comme ça. Cette rage, il l’a complètement maîtrisée. Ce qui est étrange, c’est que même si l’image donne cette idée-là, tout est contrôlé. » Ces quelques mots de Pierre Aïm indiquent que Makomé ne pouvait pas rester constamment dans leur esprit. Il fallait relever les défis techniques lancés par Mathieu, toute l’attention est concentrée sur le choix des focales, la profondeur de champ ou le contraste du noir et blanc. Rien d’autre.

En bon admirateur de Spike Lee, le réalisateur français veut élever au même niveau la force de son sujet et celle de ses images. Une conception du cinéma qui aura marqué Axel Cosnefroy pour toute sa carrière : « Je trouve ça formidable de pouvoir parler de choses aussi sérieuses en y mettant autant de forme et pas toujours de façon réaliste. C’est le fantasme absolu. Depuis La Haine, j’ai toujours été en quête de ça. Se dire que le travail sur l’image est un élément fondamental de la mise en scène qu’il faut utiliser et non mépriser. »

Le fond et la forme s’harmonisent, trouvant l’équilibre des films qui restent. Pourtant, si La Haine restera, elle aura du mal à faire des petits, que ce soit dans le cinéma français ou au sein même de la carrière de Mathieu. Plus étoile filante que constellation, l’œuvre laisse l’impression d’un objet insaisissable : « C’est l’alignement des planètes qui a fait que le film a cartonné. Il correspondait au bon moment social, au bon moment esthétique, à une performance visuelle innovante, tout un tas d’éléments. Ce qui fait qu’il n’y ait pas eu de mouvement lancé par le film, c’est justement à cause de cette conjonction des planètes. Peut-être que d’autres réalisateurs se sont dit que ce qui s’était passé pour La Haine s’est passé uniquement pour La Haine, sans possibilité de le reproduire », analyse l’ancien assistant caméra.

 

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Plus secrète, la période de montage se joue entre une poignée de personnes dans des laboratoires et autres petites salles obscures. Dans cette ambiance confinée, Mathieu Kassovitz est présent constamment auprès de ses monteurs image et son. Impliqué jusqu’au choix de son générique, le cinéaste prend, durant cette période, davantage la mesure de son œuvre. Pierre Aïm l’a croisé à ce moment précis : « Je sortais de la salle de mixage, Mathieu était aux anges, la journée s’était bien passée. Il m’a dit : “Tu vas voir, les mecs vont être à genoux.” Moi, sincèrement, je pense à ce moment-là que le film est absolument extraordinaire, mais je crains qu’il ne se trompe. J’ai peur que les gens n’aillent pas le voir à cause du noir et blanc, du titre… Lui, il n’avait aucun doute. C’est là qu’on voit qu’il y a des personnes qui ont une capacité supérieure à imaginer et à anticiper. Mathieu avait compris que le film allait être une bombe. Il me l’a exprimé de vive voix sans aucune ambigüité. »

 

« Et moi, j’sais encore qui j’suis et d’où j’viens »

 

Le moment fatidique arrive enfin. Juste avant la date de sortie, l’équipe apprend que La Haine est sélectionné en compétition officielle au festival de Cannes. Les rênes que Mathieu Kassovitz tenait fermement lui échappent soudainement des mains. Le film est partout, tous les médias de cinéma puis généralistes demandent des interviews et publient des sujets sur le phénomène. Même un journal comme VSD, à qui l’équipe avait interdit de parler du long-métrage, outrepasse la restriction et se fend de tout un « Dossier la Haine ».

Le festival de Cannes, quant à lui, apporte son quota de paillettes et de poudre aux yeux. L’hypocrisie est pour l’instant plaisante, comme le confirment les souvenirs de Pierre Aïm : « Ce qui était étrange, c’est que le jour de la projection à Cannes personne ne nous connaissait. En milieu de journée, on a commencé à avoir des échos des impressions sur le film. Ensuite, on a tous monté les marches le soir à 19 heures, et là, dans la salle, quand la lumière s’est rallumée, il y a eu des applaudissements pendant 8-10 minutes. C’est très Cannes tout ça, mais j’en ai encore des frissons rien que d’y penser. »

Le retour à Paris marque le début des déconvenues : polémique numéro un, le caractère « anti-flic » de l’œuvre. Bernard Pivot interroge longuement Mathieu Kassovitz sur la question dans son émission Bouillon de culture. Des accusations douloureuses qui s’appuyent sur la réaction des agents de sécurité du tapis rouge à Cannes, qui décident de se retourner en signe de contestation, sans même avoir vu le film.

La seconde polémique, elle, prend pour cible directement le réalisateur et son équipe. On leur reproche leur origine sociale incompatible avec le sujet. Autrement dit, on n’admet pas que des petits bobos parisiens prennent la liberté de parler des jeunes de banlieue. « Ca m’a beaucoup énervée à l’heure de la promo, quand on nous a traités de petits-bourgeois. J’avais envie de leur dire : “Allez-y, les mecs, faites notre travail de préparation, faites les 40 bornes de RER tous les matins et tous les soirs, allez bosser à Chanteloup pendant trois mois…” Mais ne dites surtout pas que Mathieu est parti avec de mauvaises intentions », s’insurge la régisseuse, toujours révoltée. La rage, on la retrouve en cette période de promotion. L’équipe, qui montre une fois de plus qu’elle croit profondément au film, se range derrière tous les choix de Mathieu et le défend encore aujourd’hui. Axel Cosnefroy s’en fait l’avocat : « C’est sûr, Mathieu est plutôt issu d’un milieu favorisé, mais il avait une sensibilité, une ouverture d’esprit, il s’intéressait. Et surtout, ce qu’il a fait a quand même participé à donner une certaine vérité sur la ségrégation des flics à l’égard des mecs de banlieue. Donc, au final,  il a quand même servi à faire avancer les choses, j’en suis convaincu. »

 

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Mais impuissants face au rouleau compresseur de la promotion, certains comme le chef opérateur préfèrent dédramatiser la situation : « Tous les éléments un peu négatifs, personnellement, j’en étais plutôt fier, ça veut dire qu’on en parlait. C’était même le but de Mathieu, il voulait qu’on en parle. » Avec une certaine clairvoyance, il comprend que ces polémiques ne tiendront pas face à l’énergie positive que diffusera La Haine pendant la vingtaine d’années à venir.

 

Seulement, de Cannes à Paris, il faut aussi revenir à Chanteloup. Dans l’engagement initial, Pierre Cardo avait souhaité que Mathieu Kassovitz ne communique jamais sur le fait que le long-métrage ait été tourné dans sa ville. L’information a malgré tout fuité sur la Croisette par le biais de Chantelouvais ayant participé au film. Selon le maire, les conséquences ont été désastreuses pour l’image de sa commune. Elle était une fois de plus associée à la violence, exactement comme à la suite d’une vulgaire Enquête exclusive. À la suite de l’effet pervers de cette surmédiatisation, le calme arrive cette fois après la tempête. Le film attire l’attention d’Alain Juppé, Premier ministre de l’époque, qui organise une projection lors d’un de ses Conseils des ministres. Le point de vue du film dans toute sa complexité commence à être pris en compte. Vingt ans plus tard, malgré les turbulences, on peut parler d’un atterrissage réussi.

Mathieu Kassovitz version 2015 s’est exprimé en janvier dernier en évoquant la possibilité d’une suite à la Haine. Au-delà de la rumeur, cette intervention montre à quel point l’œuvre de 1995 avait finalement fait du bien dans l’expression d’une réalité nuancée des banlieues françaises. Vingt ans plus tard, c’est comme si l’on ressentait un besoin collectif d’une nouvelle œuvre à la vision rafraîchissante en période d’éternels débats sur l’identité nationale. Sophie Quiedeville ne se fait pourtant pas rassurante : «C’est vrai qu’on ne répète pas deux fois une histoire comme ça. Personnellement La Haine 2, ça m’effraie carrément. Le contrecoup, je l’aurai toute ma vie, je ne retrouverai jamais La Haine. C’est beau parce que tu l’as vécu, mais c’est aussi beau parce que tu ne le vivras pas deux fois. »

 

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Photos : Gilles Favier

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