Luke Wood : « Dr Dre est le plus grand décideur de la planète, il tranche en un claquement de doigts »

Simplicité. Un mot qui vient spontanément à l’esprit lorsque l’on observe quelques secondes avec Luke Wood. Pas de sophistication, lorsque l’on parle au CEO de Beats Electronics. Mais détrompez-vous, ce n’est pas de business que notre interlocuteur est venu converser, mais seulement de musique. Lui l’ancien guitariste, connaît plus que parfaitement les enjeux que génèrent une position comme la sienne, position qui lui a été léguée en 2011 par les deux co-fondateurs Dr Dre et Jimmy Iovine. Entretien avec un des PDG les plus détendus de l’industrie musicale.

Quel est votre premier souvenir musical ?

Quand j’avais quatre ou cinq ans, mes parents étaient divorcés et je faisais partie de cette génération d’enfants dont la mère ne savait pas quoi faire pendant la journée. Ce qui n’était pas normal, dans les années 70 en Amérique du Nord, j’avais deux maternelles, et quand une personne de la direction me conduisait d’une école à l’autre, on écoutait Radio AM. Et je me souviens avoir écouté les morceaux les plus mièvres,  des anciens tubes de Paul Simon, ou « Hit the road Jack »… Et je trouvais ça tellement intéressant. D’une certaine façon, les 20 minutes les plus excitantes de mes journées étaient celles où je passais d’une maternelle à une autre. J’étais juste attiré par la musique.

Et je me souviens de moi à 6 ans, j’ai eu une raquette de tennis et j’en jouais comme une guitare devant le miroir de ma chambre, sans arrêt. Je jouais du Blondie et j’étais convaincu de faire partie du groupe. Je savais déjà que je voulais me rapprocher le plus possible de la musique mais je n’y ai jamais pensé comme à une carrière, ou une ambition. C’était simplement mon élément, comme l’eau pour un poisson. J’en faisais toute la journée et plus je m’en suis rapproché, plus j’ai réalisé à quel point il était plus compliqué de produire que de faire de la bonne musique. Plus compliqué d’avoir une carrière dans l’industrie que d’avoir un groupe. Plus compliqué d’envisager le commerce de la musique, comment la vendre, la communiquer. J’ai donc décidé de résoudre ce puzzle : comment faire toutes ces choses ? Et c’était lancé.

« Je me souviens de moi à 6 ans, j’ai eu une raquette de tennis et j’en jouais comme une guitare devant le miroir de ma chambre, sans arrêt. Je jouais du Blondie et j’étais convaincu de faire partie du groupe. »

C’est pour ça que vous avez créé un pont entre le choix d’être musicien et celui d’être business man ?

Je voulais simplement voir si c’était possible.  À 16 ans, le plus simple moyen de composer c’était de prendre deux radiocassettes et d’enregistrer chaque partie d’un titre sur l’une des deux machines. C’était du ping-pong. Très tôt, je faisais des chansons comme ça, elles étaient horribles mais elles m’ont aidé à analyser la production. J’ai toujours voulu comprendre la musique, parce que j’ai toujours pensé qu’il y avait quelques secrets de l’univers qui y étaient piégés. Plus j’ai fait de la musique, plus je me suis demandé : comment tu expliques ça aux gens, comment tu le marketes, quel est le business de la musique ? J’ai réalisé qu’il y avait plein de choses à apprendre à ce sujet. Quand j’ai eu 26 ans, j’ai réalisé que j’étais bien meilleur dans le business de la musique que dans sa conception. Je me suis donc dit :  « Ok ! Je vais aller là-bas, parce que c’est ce que je fais le mieux. » Et c’est comme ça que la transition s’est faite. Mais j’ai eu de la chance dans ce que je faisais de signer des groupes et faire des disques. Je partais découvrir des talents et je les aidais à rassembler une équipe de production et des techniciens pour aller au studio, choisir des chansons et travailler. Pendant longtemps, je n’ai pas quitté l’aspect créatif de la musique. Et dans ma position, plus personne n’avait à souffrir de ma musique.

Ce n’est pas douloureux de laisser le romantisme de la musique et du fait d’être un musicien ?

La raison pour laquelle je pense que j’étais un bon A&R (littéralement Artist & Repertoire, découvreur de talents ndlr), c’est que je savais trouver la différence entre quelque chose de bon et quelque chose de potentiellement intemporel et génial. J’étais mon propre A&R en sachant que je n’étais pas aussi bon que d’autres artistes autour de moi. Je pouvais obtenir un contrat d’enregistrement, mais je ne pense pas que j’étais aussi bon que Kurt Cobain, ni David Bowie. Mon objectif est donc devenu celui de trouver le prochain Kurt Cobain et le prochain David Bowie et leur donner les outils pour arriver au succès. C’était terriblement gratifiant. Je n’ai jamais ressenti de regrets, parce que c’était tellement ancré en moi. J’étais dans la musique tous les jours et je continuais de jouer de la guitare.

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Quelles sont les qualités requises pour être le président d’une entreprise aussi énorme ? Cela présente pas mal de risques, vous pouvez tout perdre chaque jour…

Je pense que Beats est une entreprise unique et Jimmy Iovine et Dr. Dre ont une vision très spécifique. Tout simplement, il s’agit de réparer l’écosystème du son. La qualité du son n’était plus primordiale pour les gens, ils ne comprenaient plus vraiment ce que c’était. On voulait donc leur apporter cette expérience et aussi montrer la valeur commerciale inhérente de la musique. À cette époque, quand l’entreprise a été créée en 2006, le piratage était partout. On se demandait comment montrer que la musique a une valeur et qu’il y a tout une galaxie autour d’elle. Alors nous avons attaqué le secteur du casque et en tant que président, mon rôle était une combinaison de trois choses.

La première était d’avoir une assez bonne compréhension de la vision de Jimmy et Dre pour la transmettre dans l’entreprise comme un opérateur, comprendre leur façon d’agir, leur jugement et quand est-ce que je dois appeler Jimmy ou  Dre… Jimmy est le meilleur pour savoir quand c’est le moment, Dre est le meilleur pour dire :  « Ça craint » ou « Ça tue ». Le plus grand décideur de la planète, il est direct et tranche en un claquement de doigts. La deuxième chose a été de réussir à construire une équipe capable d’ériger la vision collective et en laquelle on peut avoir confiance. C’est la clé. Une part du succès d’une entreprise réside dans sa capacité de recruter et de conserver des personnes talentueuses, c’est exactement ce que je disais à mes artistes d’une certaine façon. Et le dernier point, du moins en ce qui concerne Beats, c’est de ne pas avoir peur, et être conscient, qu’on a la responsabilité de conduire la culture. Notre but est de vivre la musique tous les jours, la ressentir et la comprendre. Je pense qu’avec ce qu’on a fait en tant que musicien, on a toujours conscience de cette responsabilité.

Comment ajoutez-vous votre voix entre ces deux poids-lourds ?

Avec soin et attention (rires). J’ai commencé à travailler avec Jimmy en 2003, ça fait 13 ans maintenant, je connais Dre depuis autant de temps et je travaille avec lui depuis 2011. Jimmy a fondé Interscope qui est une immense entreprise et Dre a monté Aftermath puis il a été impliqué dans pas mal de groupes qui ont connu beaucoup de succès. Ils ont tous les deux une bonne compréhension du travail d’équipe. Je vais faire une analogie avec la musique mais le fait qu’ils aient été tous les deux producteurs aide vraiment. Ils ont l’habitude de s’asseoir derrière une console et de dire : « Ok, tu fais des beats avec un 808, toi tu t’occupes de l’ingé, et toi tu vas mixer. » C’est rare pour un exécutif d’avoir confiance en les compétences d’autres personnes pour faire leur travail. Si vous ne faites pas votre travail, ils vous tueront, si vous répondez à leurs attentes vous allez faire du bon travail.

« Le fait que Jimmy et Dre aient été deux producteurs de musique aide vraiment »

En tant que guitariste, quels sont les bases qui vous aident aujourd’hui à votre poste ?

Pour moi, c’est le plus grand terrain d’entraînement au monde, parce qu’on y apprend tellement de choses. La premier enseignement, c’est l’improvisation. Vous essayez des choses pour voir si elles fonctionnent et vous reconnaissez l’alchimie quand vous êtes capable de la sentir. Vous la ressentez parce que vous avez l’instinct viscéral que ça fonctionne. Je pense avoir amener ce sens de l’improvisation dans mon approche du business. Tu peux penser que c’est une bonne stratégie d’aller dans cette direction, mais à la minute où vous sentez que ça ne va pas, vous prenez une autre direction.

Une autre chose c’est d’apprendre à faire confiance à un groupe. Certains l’apprennent grâce au sport, mais les musiciens y font face tout le temps. Un artiste est un groupe à lui tout seul car il comprend son manager, son bookeur, la personne qui conçoit ses t-shirts… Toute cette équipe joue un rôle vital. En ce qui me concerne, j’ai toujours l’impression que nous sommes en train de composer un bon groupe.

Quel est selon vous le plus grand challenge pour Beats en terme de technologie ?

Ça peut sembler être une réponse ridicule, mais notre plus grand challenge et de poursuivre ce que nous faisons. Cette semaine j’étais à Paris et à Shangaï et je vois tout le monde marcher les yeux rivés sur leurs écrans mais sans faire attention au son. La clé d’une vidéo est d’apporter de l’exigence dans l’image et dans le son mais personne n’a encore compris la partie sonore. Je pense que cette nécessité grandira quand on aura une meilleure connexion et une meilleure pénétration de la 4G, plus rapide, la qualité du son suivra et ce sera vraiment géniale. Quand ça arrivera, vous voudrez avoir une expérience premium… Nous savons que notre rôle est vital pour l’histoire de la musique.

Comment vous voyez le futur du son ?

Je pense que ça deviendra une nécessité pour chacun d’avoir un appareil d’écoute. Subitement, on va avoir une qualité de son et de vidéo hi-fi (high-fidelity) qui sera le standard de qualité que les éditions vont vouloir produire. Vous devez pouvoir entendre ce que vous voyez. C’était assez drôle de voir tout le monde enfoncer ses écouteurs dans leurs oreilles. Qu’est-ce que vous regardez ? Un film muet ?

Pour quelqu’un comme vous qui êtes guitariste et qui travaillez pour une entreprise comme Beats, est-ce une suite logique de monter un label comme Jimmy Iovine et Dr. Dre ?

Non, parce que nous sommes évidemment concernés par la musique, on en fait partie. Je vois Beats Music comme une énorme avenue pour découvrir de la musique. Les labels jouent un rôle vital là-dedans, parce qu’ils font un énorme travail pour trouver et faire grandir leurs talents. Ce sont deux tâches différentes. Aujourd’hui, je me concentre sur l’entreprise électronique et Jimmy passe du temps sur Apple Music. On réfléchit vraiment sur la plateforme et l’expérience plutôt que le contenu.

En ce qui concerne le streaming sur Apple Music, les questions autour de ces différentes plateformes sont centrales aujourd’hui. Comment pensez-vous qu’Apple Music va évoluer ? 

Apple Music est le modèle de ce à quoi va tendre le streaming. Je pense que le soin apporté à une combinaison entre la meilleure bibliothèque avec une bonne sélection et une bonne ligne éditoriale. Le problème avec les bibliothèques, c’est que vous ne pouvez pas trouver ce que vous ne connaissez pas. Quel est l’intérêt ? Là où Apple Music essaie de faire un bon boulot, c’est la manière dont vous faites découvrir des choses aux gens. En ce qui me concerne, j’ai appris tout ce que je sais de la musique pendant mon adolescence, parce que j’allais chez le disquaire. Et je me souviens qu’il y avait cette femme, Beth Brown, signée sur un label local qui était super mignonne, elle avait 25 ans et j’y allais pour lui parler. Je ne m’y rendais pas parce que j’avais 14 ans pour parler à une jolie fille, j’y allais parce qu’elle parlait magnifiquement des disques. J’y allais et elle me disait, tu devrais acheter ça, et ça, et ça. Et en un an j’avais cette collection de disques incroyablement sophistiquée pour une gamin de mon âge. Et ça seulement parce que j’ai été obsédée par ses goûts. Je pense que c’est très important car la ligne éditoriale et la curation vous aident à découvrir de la musique et c’est magique d’écouter une bonne chanson ou une bonne playlist au bon moment. Je pense que c’est l’opportunité offerte par l’abonnement et c’est ce que fait Apple Music.

« Future fait avancer le hip-hop d’une manière intéressante, il a changé les règles. »

Pour finir, quel est votre top 5 MC ?

Eminem – 5, Pac – 3, Biggie – 2, –  Jay-Z – 1. Pour la quatrième position, c’est compliqué. Mais je dirais Future. Je pense qu’il fait avancer le hip-hop d’une manière intéressante, il a en quelque sorte changé les règles. Tout avait à peu près le même son et il est arrivé avec le sien et aujourd’hui tout le monde essaie de le reproduire.

Mais on peut dire la même chose de Kanye et Kendrick.

C’’est ce que j’aillais dire. J’hésitais avec Kendrick. Ils sont tous les deux différents, et lyricalement Kendrick est au-dessus de tout le monde. Il est très intelligent et quand j’ai vu sa performance aux Grammys, j’étais littéralement en larmes, c’était tellement puissant. Personne ne peut le toucher. Je pense que Future est important, parce qu’il a modifié le rôle du emcee.

Suite à notre entretien, Beats by Dre a célébré la musique au pied de la Tour Eiffel à l’occasion de son premier sound Symposium parisien en organisant une soirée dédiée à l’importance de la musique et du son au club le YOYODurant cette soirée, Luke Wood, le président de Beats by Dre, a réuni sur scène pour la première fois des piliers de la scène musicale, partageant leur point de vue sur leur passion commune et sur l’importance de la qualité du son : Mike D des Beastie Boys, Thurston Moore de Sonic Youth, Pedro Winter d’Ed Banger Records et Olivier Cachin, spécialiste français du rap et du hip-hop et rythmant cette discussion. À la suite de cet échange, les invités ont pu profiter d’une performance live du groupe Lescop, avant de profiter d’un set de Babaflex.

 

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