Elie (Booba) & Abdoulaye (Oxmo Puccino) : braqueurs et poètes | Partie I
Depuis l’un de leur seul titre en commun, « Pucc Fiction » en 1997 avec l’écurie Time Bomb, Booba et Oxmo ont assumé leurs choix artistiques dans des directions totalement différentes : l’importation de l’Amérique sous stéroïdes pour l’un, l’appropriation et le détournement de l’héritage culturel classique bleu-blanc-rouge pour l’autre. Souvent à contre-courant, voire à l’avant-garde d’un rap français trop mimétique, ils sont devenus des personnages atypiques et cohérents, qui s’assument entièrement en près de vingt ans de carrière. À la manière d’un polar, on s’est permis de vous conter leurs trajectoires croisées dans une saga où deux poètes gangsters, Elie et Abdoulaye, prennent d’assaut la musique française.
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Partie I : Echauffement de charisme / Faire flipper la firme
« Pucc Fiction », leur unique gros coup commun dans le Time Bomb Clan
Au cœur des années 90, le milieu est tenu par les ténors pionniers de Saint-Denis, dont la suprématie nationale est souvent contestée par la planète Mars. A côté, une bande de Sarcelles, pilotée par cette tête brulée de Kenzy, effraie le pays en appelant au sacrifice du poulet. Dans ce contexte, un jeune gang, qui à l’origine était l’assemblage hétéroclite d’une équipe d’un seul coup, détonne dans le milieu avec une myriade de personnalités aussi diverses que talentueuses. Ce gang indépendant, nommé Time Bomb, propose un univers terre-à-terre tout en voulant “faire danser le rap français”. Dans l’ombre des têtes de gondole que sont les X-Men, trio prometteur de Menilmontant qui se paye un nom avec leur Retour aux Pyramides et leur plan avec ces nababs du sud bien établis que sont IAM, Abdoulaye et Elie affûtent leurs canines en guettant la bonne fenêtre de tir.
Si le premier, originaire du quartier du Danube dans le XIXe, est d’une froideur distante au phrasé chirurgical qui communique une névrose perfectionniste, le second, gamin prodige de Boulogne-Billancourt au grain de voix rocailleux, sent déjà le souffre. À ce moment, Elie opère sous la bannière de Lunatic, groupe qu’il forme avec son compère Ali. Le duo est alors fraîchement arrivé chez Time Bomb en provenance de Beat de Boul, où une embrouille interne avec l’artificier-en-chef local Zoxea précipite leur transfuge. Finalement quelques mois après leur rencontre, les deux prodiges enregistrent leur premier et seul gros coup en commun. Nous sommes en 1997 et l’opération “Pucc Fiction” planifiée par Dj Mars – l’un des co-fondateurs de Time Bomb – est un triomphe. La rafale musicale sur fond de narco-trafic fait mouche au sein du plan L-432 – un projet qui marque encore les esprits pour son portfolio dense de franc-tireurs dont les flows mitraillent les mesures liberticides et arbitraires de l’appareil d’Etat.
Rétrospectivement, Pucc Fiction les propulse loin, jusqu’à atteindre un point de non-retour : tandis qu’Abdoulaye assoit sa crédibilité au milieu d’autres tauliers du micro présents sur le projet comme Casey, Ärsenik ou encore Expression Direkt, Elie démontre déjà qu’il peut faire oublier Ali, pourtant présent dans l’opération pour backer la lead d’Abdoulaye au refrain.
Si l’on se focalise bien sur cette unique virée commune à hauts risques où, “parés au top”, ils déversent de manière décomplexée leurs ambitions et leurs talents sans limites, leur complémentarité va mettre en exergue des modes opératoires bien distincts. Abdoulaye est un débrouillard cérébral qui n’a pas peur de tester plusieurs types d’armes pour se constituer un large éventail de ressources à long-terme, que ce soit pour attaquer, se défendre, ou rebondir, il les teste, les reteste, encaisse s’il le faut, et repart au charbon. Elie est davantage instinctif : il arrive, observe vite, anticipe pour mieux surprendre. Il frappe fort avec une bonne punchline là où ça fait mal pour mettre rapidement K.O. et marquer les esprits pendant longtemps. Sur un ring de boxe, Abdoulaye est un Muhammad Ali tandis qu’Elie serait évidemment Mike Tyson. Dans le jeu de séduction avec une demoiselle, les deux mènent la danse, seulement le premier utiliserait davantage son bagou et sa prose travaillée, alors que le second, qui n’a pas le temps pour les regrets, la jouerait cash avec ses pectoraux tatoués.
Premiers magots et velléités de départ
La complémentarité affichée dans « Pucc Fiction » a révélé au grand jour les visions totalement opposées entre Abdoulaye l’endurant et Elie le puncheur, et cela va se ressentir immédiatement lorsqu’il s’agira de passer un palier.
Avec les bénéfices de son coup estampillé “Black Mafia”, Abdoulaye décide d’investir à long-terme et sans calcul dans de la pierre, celle du patrimoine culturel français, avec ce risque d’un taux de rendement interne variable, pour ne pas dire faible. En 1998, la valeur sûre du milieu reste la street-credibility version baggy et du-rag, posture importée de New York qui voit son public exploser en France, d’autant plus que depuis deux ans, l’arrivée en fanfare du puissant distributeur Skyrock autoproclamé “PREMIER SUR LE RAP” est en train de changer les règles du jeu. Mais Abdoulaye, qui semble déjà s’en foutre royalement, avait annoncé la couleur dans « Pucc Fiction » avec un cinglant “Je finirai pas comme Scarface percé de partout, blaze dans la coke et criant “Fuck you motherfucker ”. C’est pourtant la direction dans laquelle Elie va prendre de façon unilatérale, son attrait pour l’argent et la réussite décomplexée étant assumé dans “Le Crime Paie”, premier coup d’éclat avec Ali, qui fout au passage une belle droite cynique aux discours engagés des anciens.
Pour son premier gros casse, Abdoulaye reste fidèle au Time Bomb Clan, avec lequel il sort l’Opéra Puccino, affichant son ambition froide d’un “Black Jacques Brel King de Paris” qui veut faire de l’héritage culturel français sa chose. Elie, personnalité clivante incompatible aux seconds rôles, largue les amarres avec Ali pour fonder et diriger son propre clan, le 45 Scientific, aux côtés de leurs armuriers personnels que sont Geraldo et Animalsons. Et si Lunatic exécute son premier gros coup – intitulé Mauvais Oeil – deux ans après Opéra Puccino, le succès sera aussi violent qu’immédiat pour les jeunes fougueux des Hauts-de-Seine. Bien que boudé par Skyrock, ce fameux distributeur au monopole national, avec lequel Elie cultivera toujours une relation des plus tumulteuses, Mauvais Oeil devient le projet indépendant converti en disque d’Or, et ce en vingt-cinq mois, soit quatre ans avant le premier chef-d’œuvre d’Abdoulaye.
Mais ces premiers succès laissent place à des lendemains moins heureux. Pendant qu’Opéra Puccino acquiert lentement mais surement ses lettres de noblesses aux yeux de la France, Abdoulaye tâtonne, ses projets labélisés Time Bomb sont moins percutants, et il connait un premier échec commercial avec son deuxième coup, l’Amour est mort. La mélancolie ne séduit plus, et au sein du collectif qui l’a propulsé, la magie des premiers jours n’est plus là. L’enfant du XIXe arrondissement hésite de plus en plus à quitter sa famille d’origine, elle qui reste un accident heureux du rap français devenu ce bateau ivre qui n’a pas réussi à convertir ses belles promesses. De son côté, Elie, avec ses dents qui rayent le bitume, en veut toujours plus. Lui l’ambitieux obnubilé par l’oseille, voit sa complémentarité avec Ali l’intègre spirituel, se transformer en divergences de vision de plus en plus insurmontables.
Alors que de nombreuses carrières attendent le bon deal, le bon fournisseur, le bon distributeur ou la bonne demande au bon moment, lui veut forcer son destin seul. Conforté par son Temps Mort, échappée solitaire qu’il entreprend en 2002 et dans laquelle il s’affiche au grand public, Booba consume sa rupture avec Ali et son propre clan 45 Scientific, pour aller se poser ses fesses d’ourson, désormais libres de toute attache, sur les collines de Tallac.
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Co-écrit avec Manouté (collectif Noise)