Nekfeu : « Je devrai rendre des comptes sur ce que j’ai écrit »
Le rap hexagonal compte un nouveau poids lourd dans ses rangs, avec ses 80 000 ventes Nekfeu a su tirer son épingle du jeu entre Jul, Lacrim, Booba, Gradur et Kaaris. Dans un monde où les Rolex indiquent la réussite d’un homme, YARD a voulu s’assurer que le phénomène n’est pas qu’un chiffre et une couleur de métal pour la SNEP. Feu à Nekfeu, place à Ken. Un homme en constante remise en question et qui cherche à faire le bien autour de lui… Bizarre.
Photos : HLenie
Tu as plusieurs fois dit que le hip-hop t’avait sauvé… Mais de quoi ?
Ça m’a donné un but dans la vie que je n’avais pas. Puis ça m’a sauvé du désœuvrement, de la galère et de l’auto-destruction aussi. Je n’étais pas trop heureux et je ne savais pas ce que je voulais faire. Je faisais des petits tafs de merde, je n’avais pas de diplômes et je me disais que mon avenir était un peu incertain. Je squattais à droite à gauche, je me faisais aider donc je n’étais pas très fier de moi sur le moment.
Le fait d’avoir une passion m’a permis de me rendre compte que je pouvais supporter une vie comme ça, d’accepter d’être dans la galère tant que j’ai l’écriture. Quand j’avais 17 ans, je me disais : « Une vie comme ça, ça me va. »
Tu sembles beaucoup remettre en question chacun de tes actes en te demandant s’ils sont en adéquation avec ce que tu es ?
C’est un peu la base de ce que je suis. Sans exagérer et rentrer dans un truc relou, mais mon but dans la vie c’est d’être meilleur que la veille. C’est suffisamment vaste pour que j’ai tout le temps du travail à faire sur moi-même. En plus de ça, le fait d’être écouté, relayé et interprété par des gens me projette dans une perspective où je peux mourir le lendemain. Du coup je devrai rendre des comptes sur ce que j’ai écrit : Est-ce que j’étais sincère dans ce que je faisais, ce que j’ai dit ? Parfois toutes ces choses-là sont contradictoires, parce que c’est ce que je suis aussi, comme tout le monde.
C’est comme l’astrologie, tu vas lire un truc sur ton signe et quoi qu’ils écrivent tu vas te dire : « Ouais c’est moi. » Du coup, je me prends grave la tête notamment quand des gens me disent : « – Dans ce morceau tu as dit ci et dans un autre tu as dit ça. » Ouais mais pour les deux, c’est la vérité.
Peut-on se complaire éternellement dans cette contradiction ?
Moi, je veux être le plus sincère avec moi-même possible, de moins me mentir. Puis oui, à un moment il faut simplement devenir ce que tu as envie d’être, mais je ne sais pas encore ce que j’ai envie d’être. Que ce soit dans la religion ou dans la vie en général, tout est basé sur une contradiction, sur un paradoxe qu’on ne peut pas comprendre en tant qu’être humain. Je me dis que je veux faire un maximum de choses bien dans ma vie mais de l’autre côté j’ai le droit d’être heureux, je ne sais pas si je dois privilégier l’un ou l’autre.
Mais rassure-nous, tu es heureux ?
Ouais, je suis super heureux. Justement le rap ça permet de mettre sur papier mes problèmes ou ce qui me tracasse, du coup je me dis : « Putain, je n’ai rien d’autre à vendre comme malheurs. » Ça me fait relativiser. En réalité, je me sens tellement chanceux par rapport au reste du monde. Ce qui me torture, c’est plus le fait de devoir mériter ce que j’ai, je ne considère pas mériter ce qui m’arrive. Je me pose cette question-là tout le temps. C’est une chance que je dois mériter, c’est comme si j’avais un crédit de bonheur. Ça fait plaisir car quand tu n’as pas eu ça toute ta vie, tu as l’impression que tu vas payer la contrepartie.
Pourquoi avoir choisi le hip-hop plutôt que la littérature pour t’exprimer ?
Par hasard. J’ai déjà écrit des trucs quand j’étais petit mais je ne finissais jamais, je faisais des ébauches, comme j’ai plein d’imagination j’avais des petites idées, mais je suis un flémard donc je laissais tomber. Alors que le rap, vu que c’était un truc de potes, on était dans l’émulation : un pote fait un son, du coup tu te mets à écrire, tu fais un son… C’est vraiment ce qui m’a plu dans le rap : le côté communauté, open mic, battle, concours. Cette approche sportive entre potes.
Et comme je sentais que je n’étais pas mauvais et que je pouvais devenir bon, ça m’a grave plu. Il y a plein de trucs où je n’avais pas la force d’être le meilleur, j’ai fait du sport, j’ai dessiné. Je sentais que je ne pouvais pas faire ça des heures. Le rap je peux faire ça « H24 ».
As-tu peur, à un moment, de faire le tour de la question du rap ?
Non car si j’ai envie de faire autre chose, je suivrais mes envies donc je resterais dans la même démarche que maintenant. Le rap ce n’est pas prêt de s’épuiser, j’ai l’impression de seulement commencer. Puis le fait que ça ait marché, ça me donne un terrain de jeu quasi infini. C’est incroyable. J’ai des ambitions pour mon label, je commence à penser plus grand. J’avais un crayon et un papier jusqu’à maintenant et là j’ai un atelier. Je peux faire plein de trucs.
Pourtant le rap français est un peu vache avec toi, on entend souvent : « Nekfeu réussit parce qu’il est blanc. »
Déjà pour être positif, dans le milieu de rap que je connais et que je respecte, j’ai eu un soutien de ouf. Je ne m’attendais pas à ça, ils m’ont grave donné de la force.
Après pour la question médiatique, il y a une part de vérité dans le sens où les journalistes peuvent, par exemple, faire un lien avec la littérature. Sur France Inter, ça leur permet de faire un pont avec les sujets qu’ils traitent actuellement pour parler de littérature. Après moi je trouve qu’ils en font trop parce que mon album n’est pas quelque chose de littéraire.
Je connais plein de babtous cramés qui font du rap depuis 20 ans et personne ne parle d’eux. Après moi j’ai cherché à partir d’un moment à ce que ma ganache passe bien alors qu’au début je ne le voulais pas. C’est clair que c’est une chance. Mais il y a aussi des rappeurs qui ont des gueules plus cassées que moi qui passent dans tous les médias aussi. Quand ils ont un succès, ils passent. Je trouve que c’est injuste de me dire ça car tous les gros succès commerciaux rap n’ont pas été boycottés, ils ont été invités partout. Donc pour moi il y a une part de vérité mais le fond du problème c’est le succès. Si mon truc n’avait pas marché, blanc ou pas, personne n’aurait parlé de oim. Le fait que ça ait marché, ça fait effet boule de neige et tout le monde joue le jeu.
Tu ne trouves pas que ce ressort du « rappeur qui lit », ce n’est pas l’éternel ressort d’une partie des médias ?
France Inter était la première radio que je faisais pour l’album, j’étais content qu’ils le remarquent. Ça a permis à des darons qui n’ont pas de culture rap de se dire : « Ah ouais, il y a une valeur artistique. » Mais maintenant quand je suis en interview je leur dis : « Non je ne fais pas du rap littéraire. Je fais du rap tout court. » Après j’ai fait des références, j’ai scratché des livres mais comme j’aurais pu parler d’un film de Scorcese ou d’un morceau de Rohff à l’ancienne. C’est juste que je mets tout au même plan. Pour moi dès qu’il y a quelque chose après rap, ça casse les couilles : rap littéraire, rap engagé, rap alternatif… Ça veut dire que tu ne sais pas rapper en fait, ça ne m’intéresse pas.
Ce que je trouve marrant c’est que d’un côté j’ai l’impression d’avoir réussi mon coup. Dans le sens où pour changer l’image qu’a un journaliste de ta musique, tu lui donnes le nom d’un livre et c’est parti. Moi ça me fait rigoler mais d’un côté je ne vais pas cracher dans la soupe. Il y a pire comme étiquette. Je suis content car quand on me dit « Je n’écoute pas de rap mais je t’écoute toi. », je réponds « Écoute d’autre rap parce que je fais la même chose. Franchement tu vas kiffer. » Je suis un genre de cheval de Troie mais je ne veux pas prendre les honneurs du rap littéraire alors que ce n’est pas le cas.
L’uniformisation qu’engendre le genre trap en France t’a-t-elle permis de te démarquer ? Est-ce que tu n’es pas l’incarnation de l’anti-trap ?
Non. Moi ce qui m’a toujours gêné c’est l’uniformisation, mais je le vois aussi du côté des mecs qui veulent rapper exclusivement à l’ancienne et qui se définissent comme des « puristes ». Cette uniformisation je la trouve aussi dégueulasse, c’est pas parce que tu fais du sous DJ Premier à longueur de journée que c’est lourd. Ces mecs-là me font encore plus chier qu’un morceau de trap où je vais m’amuser sur l’instru ou qui va m’ambiancer en soirée.
Moi je ne regarde pas vraiment ce qui n’est pas bien, j’essaie toujours d’être positif. Il y a des trucs qui sont intéressants dans le trap. Ce qui est dommage c’est qu’il y a plusieurs sortes de trap mais tu assistes au même truc. C’est ça qui me pose problème. C’est Youssoupha qui dit : « Pour un mec chaud en trap, tu en as 20 mauvais. » Je suis assez d’accord.
Après il y a des mecs qui kiffent ça, après si c’est juste une question d’ambiance tu n’as pas vraiment besoin de texte. Moi je suis peut-être une alternative où on trouve plus de texte mais je ne suis pas le seul. Puis il y a des trucs un peu trap dans mon album, je ne le crie pas haut et fort comme ça on ne me catalogue pas. Pour moi le fait que le BPM soit plus lent, je peux faire des flows différents. Ça m’intéresse. Quand je suis aux Etats-Unis, ce n’est pas la même trap que j’entends. C’est autre chose de fou ! Il ne faut pas écouter les gens qui sont cons mais beaucoup disent sur un morceau trap : « Ce n’est pas du rap, c’est de la trap. » Je ne comprends pas ce qu’ils veulent dire en fait. Le problème en France c’est qu’il y a un manque de culture. Quand t’es jeune c’est normal, quand j’ai commencé je ne savais pas ce qu’était un sample ou un back, mais après les médias ne font pas d’effort à ce niveau. Quand je lis dans un journal que je suis « l’anti-Booba »… Je ne comprends pas le délire. Au contraire je me sens plus proche d’un mec comme Booba que d’un gars qui en apparence est dans un truc un peu « cool » mais qui casse les couilles.
En tant qu’observateur du rap, tu ne penses pas que le trap a ouvert le micro à des personnes qui n’auraient pas pu rapper avant ?
Je pensais mais quand tu parles avec des anciens, ils te disent qu’il y avait des wacks à l’époque. Aujourd’hui, des projets ont du charme parce que c’est à l’ancienne donc en accepte les défauts. Il y a des gars c’était des pompeurs, ils faisaient la même chose que Ill ou Booba.
Maintenant, le truc c’est qu’il y a un accès au micro plus démocratisé, tu peux enregistrer un morceau et le balancer sans avoir trop d’argent. C’est une super bonne chose.
Dès qu’il y a un nouveau truc, le public accepte tout sans distinction et petit à petit il commence à y avoir une exigence. Là, le délire de mecs qui font de la trap sans savoir bien rapper ça a ses limites. Et encore ceux qui sortent du lot, ce sont ceux qui ont une plume et qui font de vrais morceaux.
Toi tu estimes faire partie du milieu du rap ?
Mes potes vont se foutre de ma gueule mais je considère faire partie du mouvement hip-hop. Ce n’est pas parce que j’ai un succès commercial sur cet album que je ne vais plus me considérer membre de l’underground par exemple. Je suis toujours avec les mêmes gars, si je rencontre un mec qui rappe bien qu’il soit connu ou pas j’ai envie de faire du son avec lui. Tant que je suis un fan de rap j’appartiens à son milieu.
J’ai l’impression d’avoir en face de moi Capitaine Planète, tu veux sauver tout le monde.
Non c’est abusé ! Parfois, je me permets de juger des trucs que je trouve nuls après ce qui est important c’est de savoir si tu le dis pour faire avancer les choses ou pas. Mais ce côté positif, je le revendique. Ça ne serait pas honnête et généreux de ma part de ne pas l’être car on m’a donné beaucoup. Les mecs qui m’ont fait rapper à la base ce sont mes meilleurs « soces », ils me motivaient à le faire. Moi j’étais au lycée je n’étais plus dans ce truc-là et ils m’ont encouragé en me disant que c’était cool alors qu’aujourd’hui je réécoute, c’est de la merde de ouf. Vis-à-vis de mon collectif, c’est purement égoïste, c’est ma bande. Les gars avec qui j’ai commencé, je ne me vois pas faire des sons sans eux, je me ferais chier. Je puise beaucoup dans mon entourage, je ne viens pas de nulle part en terme de rap. Dans mon crew, il y a un mec comme Alpha qui est trop chaud, il y a Framal qui m’inspire de ouf, il y a Doums qui me donne envie de dormir plus. Je prends un peu de tout ça, du coup je suis redevable.
Bien sûr, il y a une part négative dans le rap comme dans tous les milieux mais il y aussi beaucoup de solidarité. Je kiffe quand il y a des petits qui ont faim, si je peux leur donner un coup de main ou les conseiller, je le fais. Par contre en France il manque le truc durable qui crée une école de pensée du rap, un vrai label qui va au-delà de l’aspect financier immédiat.
Avec 1995, S-Crew, L’entourage et tes projets solos, tu n’as pas peur de trop saturer l’espace ?
Si j’apporte à chaque fois quelque chose de différent peut-être que je ne vais pas saouler les gens. Mon rappeur préféré c’est Tupac, il a sorti des milliers de sons, ça ne me dérange pas. Je kiffe avoir de la matière.
Moi ce que j’aime, c’est que les gens m’écoutent après je verrai si je saoule les gens. Quand ils pensent que je suis parti dans une certaine direction musicale, j’essaie de revenir avec un nouveau délire. Je pense que toute ma vie je ferai des freestyles sur face B même si demain j’irai sur mon troisième album. Franchement, je ne me prends pas trop la tête. Si on pensait comme ça vu que tout le monde sort des projets, ça pénaliserait les autres. Vu qu’on est tous dans l’instant, garder un album deux ans ça n’a pas d’intérêt. On sort, si ça ne marche pas c’est pas grave.