TIDAL : La révolution streaming tuée dans l’oeuf
Jay Z a annoncé la semaine dernière son nouveau projet, le site de streaming Tidal. Une plateforme possédée par des artistes, une meilleure redistribution des bénéfices, un son haute définition… les promesses du médium sont nombreuses. Mais l’annonce de cette révolution technologique aura-t-elle vraiment lieu pour l’industrie du streaming musicale, qui en serait la formule ultime d’après l’artiste ?
L’Empire Contre Attaque
Dans le premier épisode de la nouvelle série événement « Empire » du network américain FOX, l’ancien gangster Luscious Lyon, reconverti rappeur et businessman à succès, s’apprête à ouvrir le capital de sa société, Empire Entertainment. Une opération qui lui permettra d’obtenir le soutien financier de puissants investisseurs et de banques afin d’amener cet empire à devenir la première entreprise hip-hop cotée en bourse. Une situation qui à un air de « déjà-vu ». Ce modèle fictif connaît un parallèle avec la réalité de la vie d’un certain Shawn Carter ; dont le dernier acte en tant qu’homme d’affaires, a encore fait effet dans la presse.
Il faut dire que le rappeur bussinessman est devenu maître en matière de communication. Un art qu’il amène encore plus haut avec son nouveau coup d’éclat, son nouveau joujou, la plateforme de streaming musicale Tidal. Lors de sa carrière artistique, Hova a servi de VRP de luxe pour plusieurs marques, lançant de nombreuses tendances pour des enseignes qui ne le lui rendront pas assez : Nike, Cristal, ou encore Reebok… Après un « moment of clarity », Jay comprend assez vite que le véritable enjeu est d’entreprendre plutôt que de servir de faire-valoir. Rocafella, notamment avec Rocawear, sera son terrain d’entraînement. En un peu plus d’une décennie, Hova s’est métamorphosé en patron averti, multipliant, avec plus ou moins de succès, les expériences dans différents domaines : restaurants, nightclubs (40/40), l’industrie de l’alcool (Armadale Vodka), industrie musicale (Def Jam, Roc Nation), l’actionnariat au sein d’une franchise NBA (Brooklyn Nets), ou plus récemment le management sportif (Roc Nation Sports).
Aujourd’hui, c’est avec Tidal que le Brooklynite fait du bruit et secoue le monde de la musique. Cette plateforme créée par le groupe suédois Aspiro s’est vu rachetée par la société Project Panther Bidco appartenant à Jigga, pour une somme avoisinant 56 millions de dollars (51 millions d’euros). Tidal n’est donc pas une création de Jay Z, mais une acquisition. Pourquoi ne pas avoir fondé son propre service de streaming ou en racheter un plus connu ? Il l’explique par le relatif anonymat du logiciel scandinave, propice à l’attaque d’une concurrence déjà installée et critiquée par une partie des professionnels et des consommateurs, ainsi que par la force du savoir-faire technologique de l’équipe Tidal. Car la clé de ce phénomène, si l’on en croit la communication, se trouverait dans la qualité de son « haute-fidélité », supérieure à la proposition du marché.
Puis, Tidal se veut aussi la condition sinequanone à l’obtention de toute exclusivité des plus grands artistes mondiaux. Un éventail qui se constitue par : leur musique, leurs clips, du contenu éditorial et un portail de communication avec les fans. En somme, la promesse d’une nouvelle expérience pour les mélomanes, fans comme artistes. Opportuniste, l’entreprise a déjà joui de la diffusion exclusive des derniers morceaux de Rihanna, « Bitch Better Have My Money » et « American Oxygen » puis du dernier titre de Mrs Carter, Beyoncé, « Die With You », quad Nicki Minaj annonce déjà l’arrivée de nouvelles exclusivités.
Robin Hood Of Music
En une semaine, Tidal a clairement touché plus de monde qu’il n’avait pu le faire depuis sa création lors du dernier tiers de 2014. La « faute » à une campagne visuelle maîtrisée et une conférence grandiloquente, sous forme de G8, relayée sur toute la toile.
« Together, we can turn the tide and make history. » Un exemple de phrase que l’on a pu entendre autour de ce projet. Le ton est sérieux et les mots sont forts, voire alarmants. Sortis de la bouche de Madonna, Kanye West ou de Nicki Minaj, ils revêtent d’une puissance encore plus accrue. Il en est de même pour la cérémonie de signature du contrat d’engament au projet qui se fait autour d’un parterre de célébrités : Beyoncé, Madonna, Arcade Fire, Daft Punk, Kanye West, J. Cole, Rihanna, Alicia Keys, Jason Aldean, Chris Martin, Deadmau5, Calvin Harris, Nicki Minaj, Jack White et Jay Z. Mais avant cela, ce sera sur les réseaux sociaux que ces stars agiront avec ce fameux visuel monochrome bleu en image de profil, aussi accompagné de messages de ralliement à la cause Tidal. Celle des artistes. Le message est clair, la propagande également. Tidal se veut l’alternative au marché actuel du streaming, qui négligerait les artistes. Alicia Keys et Madonna résument même l’enjeu à un combat de la technologie face à la race humaine. La technologie étant incarnée par les géants du streaming, plus particulièrement Spotify, et l’humain par les artistes. Tidal est voué à sauver les artistes de leur misère et récompenser le travail de ceux-ci.
Together, we can turn the tide and make music history. Start by turning your profile picture blue. #TIDALforALL
— NICKI MINAJ (@NICKIMINAJ) March 30, 2015
Rendre à César ce qui est à César. Voilà tout l’enjeu de cette opération qui repose pour l’instant sur de maigres fondations. La grande idée de ce projet est d’offrir l’opportunité de pouvoir posséder en partie la plateforme –chacune des célébrités présentes à la conférence posséderait 3% de l’entreprise – et pour les autres artistes d’obtenir le double des royalties reçus chez la concurrence. Sur le papier, l’ambition est intéressante : un medium musical par les musiciens, et pour les musiciens. Une initiative qui doit emmener le consommateur à un sentiment d’empathie envers des artistes pour qu’il puisse bénéficier d’exclusivités.
À la différence d’un Spotify, Tidal ne propose pas de forfait Freemium : une gratuite mais compensé financièrement par la publicité et l’autre payante afin de supprimer les bandes-annonces. La boîte suédoise soumet, quant à elle, deux formules payantes : le Tidal Premium à 9.99 $ par mois avec un son de qualité standard, des vidéos en HD et du contenu éditorial, et le Tidal Hifi, proposant la même chose à 19,99$ avec une qualité d’écoute supérieure, qualifié de « lossless », sans perte. Ce tout payant est un parti pris qui permet déjà à l’entreprise de bénéficier du catalogue entier de Radiohead et de Taylor Swift, hormis son dernier album 1989. Cette dernière symbolisant ce nouveau combat contre le streaming audio gratuit depuis sa décision de retirer son répertoire de Spotify, déclarant qu’elle « n’était pas disposé à mettre tout le travail de sa vie au service d’une plateforme qui ne compense pas de façon juste les auteurs, producteurs, artistes et créateurs de musique ».
De grandes idées, de grands noms et de grandes attentes pour un modèle qui compte à peu près 500 000 inscrits répartis sur 31 pays répartis majoritairement en Europe et en Amérique du nord. Un chiffre encore ridicule en comparaison aux 15 millions d’abonnés du leader mondial Spotify et de ses 60 millions d’utilisateurs gratuits. Une des questions importantes sur Tidal, communiqué comme le premier service de streaming audio, reste le positionnement. Vivra-t-il comme une véritable alternative concurrentielle, ce que suggère déjà l’imbroglio Taylor Swift et la probable bataille des catalogues artistes, ou un élément complémentaire des freemiums qui ouvrira un nouveau segment du marché ? Une branche du streaming pointue, destinée à conquérir une cible audiophile prête à payer pour une qualité de son supérieure d’un médium qui pourrait être l’un des derniers à être inventé.
Wanted : Spotify
Depuis l’annonce, le tout Internet se pose la même question : le nouveau venu signera-t-il la fin de Spotify ? Si l’emballage a de quoi impressionner, et devrait en attirer plus d’un, la secousse annoncée ne devrait pas avoir lieu. En décembre dernier, le président de Spotify signifiait déjà ne pas vraiment avoir la tête à la concurrence : «Je ne dis pas que nous serons les seuls sur ce marché, mais nous sommes de loin le service qui a le plus d’abonnements, probablement plus que tous les autres combinés. Donc dois-je me préoccuper de leur prendre des parts de marché ou prendre des parts dans le milliard de personnes qui n’utilisent pas de streaming mais consomment de la musique ? »
En effet, avec la puissance de son audience, le CEO suédois peut voir venir avant de s’inquiéter d’une éventuelle prise de pouvoir du marché par Tidal. D’ailleurs, ce dernier ne bénéficie pas seulement de bonne presse depuis le lancement de sa campagne, se voyant fortement critiqué pour sa communication grandiloquente sous forme de propagande et son projet élitiste destiné à enrichir encore plus les superstars. Des critiques cohérentes lorsque que l’on analyse de plus près le fonctionnement du site. La promesse principale du projet Tidal est le doublement des royalties sur le nombre d’écoutes. Mais difficile d’imaginer que les bénéfices redistribués soient si conséquent pour l’instant, surtout lorsqu’il s’agit d’artistes moins connus bénéficiant seulement d’un auditorat de 500 000 personnes.
guys these artists need our help! they're really financially struggling! it's time to turn the tide #TIDALforALL pic.twitter.com/a3DBjlzhG3
— Edgar Rangel (@EdgarAllanFauxx) March 31, 2015
Même si Tidal tend à l’universalité en proposant une expérience audio unique à tous les amateurs, l’entreprise s’écarte d’une bonne partie de ses utilisateurs potentiels par l’importance du prix d’abonnement, ainsi que le coût potentiel du matériel audio compatible avec la haute définition sonore. Spotify, de son côté, se targue d’avoir l’offre gratuite comme tremplin permettant de basculer un nombre important de ces utilisateurs en payant (plus de 80% de leur 15 million d’abonnements), et reste, même si son système de redistribution avantage également les gros artistes, un moyen important de découverte influant sur de d’autres paramètres : ventes d’albums, concerts et offre une visibilité exceptionnelle pour beaucoup d’artistes et de publicitaires.
L’une des forces de Tidal est la promesse de l’exclusivité, tissée par le lien avec les artistes, mais elle reste temporaire sur les nouvelles sorties, entre quelques jours et quelques semaines. Mais le véritable nerf de la guerre devrait se trouver dans la bataille de catalogue. Le consommateur, fan et utilisateur de streaming, ira naturellement là où son artiste est joué. Ce qui devient un atout de vente supplémentaire pour les services de streaming, pourrait fatalement et rapidement être un problème pour le consommateur, victime d’une segmentation des catalogues répartis sur plusieurs fournisseurs.
Tidal ne sera pas la révolution annoncée sans être non plus un feu de paille. Il peut devenir le point de départ d’un nouveau modèle de business appartenant aux artistes, une nouvelle économie de redistribution et la globalisation d’un nouveau standard d’écoute sonore haute définition. Mais la tâche sera difficile pour la troupe de Jay Z qui sera bientôt en compétition avec de nouveaux arrivants : comme le Google Play Music, une probable plateforme de l’hébergeur de vidéos YouTube, mais surtout avec Apple se lancerait cette année, en plus de celle de Beats Music racheté récemment. En effet, difficile de croire à un avenir radieux pour Tidal, si Apple se mettait lui aussi dans le créneau de la haute-définition et de l’exclusivité.