Travis Scott, cowboy sans selle

« Ma vie entière est un rodéo », répète-t-il comme un mantra. Agitée, explosive, instable. Aux sentiers battus, la nouvelle coqueluche du rap préfère les chemins de traverse. Il aime l’imprudence, le précipice, l’audace en fait. Travis Scott est fou, mais un fou génial.

 

« The golden child »

 

Le destin de Travis Scott a des airs de fable urbaine ou de tragi-comédie hollywoodienne.

Jacques Webster, sur l’état civil, est un pur produit de la middle-class américaine, à l’instar de son mentor Kanye West. Né le 30 avril 1992 à Houston (Texas), il grandit à Missouri City, une banlieue proprette de la « ville de l’espace ». Son père dirige sa propre boîte de pub et sa mère travaille chez AT&T pour le compte d’Apple. Avec un grand-père compositeur de jazz et un patriarche musicos à ses heures, le gamin a des prédispositions pour la musique. Dès ses trois ans, il bat énergiquement de la caisse claire avant de tâter du piano. Mais c’est au lycée, en lorgnant sur les clips de Mase, Diddy, Kanye West ou Cam’Ron, que Jacques se prend à se rêver artiste. Il griffonne ses premiers textes, commence à poser sa voix grave sur des instrumentaux déjà existants. Mais ça sonne faux, ça ne lui ressemble pas. Les sonorités doivent être plus dark et les basses gronder plus fort. Il composera alors lui-même ses beats, depuis sa chambre d’adolescent. L’apprenti-rappeur sacrifie son lit pour s’aménager un studio de fortune. Tant pis, il dormira dans un fauteuil. Déterminé, il parviendra même à décrocher un rendez-vous avec Mike Dean, pionnier du dirty south et fidèle collaborateur de Yeezy. C’est en duo que Jacques, qui se fait désormais appeler Travis, fait ses premiers pas d’emcee. Avec son pote Chris Holloway d’abord, puis avec OG Chess, avec lesquels il formera respectivement « The Graduates » et « TravisxJason ». Dans les deux cas, l’aventure tournera court.

 

travis scott kanye west

 

Inscrit à l’Université du Texas, Travis préfère l’école buissonnière aux cours théoriques pompeux. Il n’aspire pas à la vie de bureau, le fessier vissé toute la journée sur une chaise à roulettes. Ce qu’il veut c’est rapper devant une foule effervescente et voir sa tête sur MTV. Evidemment, ses parents ne savent pas que leur rejeton a jeté son cartable d’étudiant. Avec l’argent destiné aux fournitures scolaires, Scott s’achète un billet d’avion direction New York. Il a alors 19 ans. Il squatte chez les uns et chez les autres pendant 3-4 mois puis quitte finalement la Grosse Pomme pour Los Angeles. Ses parents finissent par se rendre compte du pot-au-rose, lui assènent entre deux cris qu’il finira clodo et lui coupent les vivres. Travis a le portefeuille vide mais des idées créatives plein les poches. Son acolyte Mike Waxx, proprio du site hip-hop Illroots, lui donne un coup de pouce en promouvant ses sons. Et le jeune prodige a une bonne étoile ; T.I s’emballe pour le clip psychédélique de « Lights (Love Sick) » et l’invite illico à venir le voir au studio. Peu de temps après, le « King of South » enregistre un freestyle sur « Animal ». Le blase de Scott commence à circuler dans la sphère hip-hop, il se fait un peu de sous en vendant des beats mais vit toujours comme un sans domicile fixe. Le mec chez qui il logeait vient de le chasser de son appartement après avoir découvert qu’il sautait sa copine. Alors, ça sera l’hôtel ; ses amis se cotisent pour lui payer une chambre.

Et puis, un jour, Travis reçoit un appel, inespéré, imprévisible : « Est-ce que tu peux venir à New York ? Kanye veut te rencontrer. » La suite est historique et se lit en accéléré. Travis Scott ne se lasse pas de raconter l’anecdote de sa première rencontre avec Kanye, celle où son idole lui sert sur un plateau Hermès un taco dégueulasse fourré à la crème aigre, qu’il se forcera à avaler. Ye a du flair, il sait qu’il a en face de lui un génie. Sa fraîcheur et sa folie douce, c’est exactement ce dont il a besoin pour Cruel Summer, la première compilation signée G.O.O.D Music. Scott posera sa patte sur « To The World », « The Morning », « Don’t Like » et surtout « Sin City », le morceau qui le révèlera à la face du monde en tant que rappeur. L’album se glissera comme dans du beurre au sommet des charts. Dans la foulée, West le signe en tant que producteur sur Very G.O.O.D Beats et Anthony Kilhoffer le prend sous son aile. L’année suivante, en 2013, Travis Scott produit des titres pour trois albums-blockbusters, Yeezus (Kanye West), The Gifted (Wale) et Magna Carta Holy Grail (Jay-Z). Il rejoint l’écurie Grand Hustle, le label de T.I, et lâche le mois suivant sa première mixtape éclectique et hallucinée, Owl Pharaoh. L’opus rassemble un casting extra-étoilé, entre T.I, Wale, 2 Chainz, A$AP Ferg, Theophilus London, Paul Wall, James Fauntleroy, Meek Mill ou encore Kanye West (à la production). En 2014, Days Before Rodeo ancre la signature de « La Flame » : des productions hypnotiques et puissantes, sombres et futuristes, des nappes de synthé et des effets vocaux vocodés. On croirait entendre du Kanye West. Le générique jette, là encore, de la poudre aux yeux, avec Young Thug, Big Sean, Rich Homie Quan, Migos, T.I. et Peewee Longway. Son « Rodeo Tour » au pays de l’Oncle Sam se jouera à guichets fermés. Enfin, Rodeo, son premier album, rongé par l’auto-tune, recycle les mêmes ingrédients mais avec moins de saveurs. Travis Scott se paye quand même le luxe de partager l’affiche avec la crème des rappeurs du moment, Quavo (Migos), Schoolboy Q, Future, 2 Chainz, Juicy J, The Weeknd, Swae Lee (Rae Sremmurd), Chief Keef, Kanye West et Young Thug, auxquels viennent se greffer les improbables Justin Bieber et Toro y Moi.

 

 

Sur ses opus, Scott produit peu. À l’inverse, il enquille les projets pour les autres, de Mr Hudson à Drake, en passant par Kanye West, Jay-Z, Big Sean, John Legend ou Rihanna, pour laquelle il a co-pondu le tubesque « Bitch Better Have My Money ».

 

« I am everything except a rapper »

 

En interview, Travis Scott rabâche que sa musique n’est pas hip-hop. Elle va au-delà. Inclassable, hors limites, elle se place dans un drôle d’ailleurs, brassant toutes les influences du bonhomme, de Kid Cudi – son rappeur préféré – à Björk, en passant par M.I.A, Little Dragon, Portishead, Bon Iver ou James Blake. Un mash-up de tout ce qu’il voit, entend, éponge et digère sur Internet. Un fourre-tout de tout ce qui existe déjà sans jamais sonner comme une reproduction. C’est nouveau sans l’être vraiment. Une sorte de cacophonie avant-gardiste et sublime. Certains lui reprocheront son style fluctuant et ses collaborations à l’excès qui brouillent et diluent son message et son identité. Plutôt que de s’affilier à une poignée restreinte de producteurs, Scott a par exemple fait bûcher une trentaine de noms différents sur l’ensemble de ses morceaux.
Le kid est ambivalent, ambigu, multiple. Son accent lui-même oscille entre le débit traînant sudiste, le phrasé scandé new yorkais et le ton coulant californien. Les rappeurs l’emmerdent, il crache sur la trap et sa mauvaise influence sur la jeunesse mais parle défonce, débauche et sexe à longueur de titres. Il raffole des ambiances ténébreuses, enregistre-même dans le noir, mais déteste le froid et la solitude. Il semble se foutre de tout mais a pleuré la première fois qu’il a rencontré Kid Cudi. Le double-visuel de Rodeo illustre pleinement sa pluri-personnalité, avec cette figurine à son effigie adoptant tantôt une expression sobre, presque mélancolique, tantôt une attitude bestiale.

Non Travis est un artiste, un créateur. Sûr de son talent, il parle de lui à la troisième personne, comme Kanye West. Il se moque d’avoir des hits classés n°1 et veut seulement accomplir sa vision créative, novatrice. Comme Ye, Scott lèche l’esthétique de ses projets. La forme prime sur le fond. Ses paroles sont creuses mais son univers visuel est impeccable, chiadé, d’une grâce déroutante. Le rappeur soigne et entretient son image de chien fou, sur scène, dans ses clips ou pour ses shootings photos, pour coller à l’ambiance chaotique de ses morceaux. En se figurant en Ken sur la pochette de « Rodeo », il nous rappelle finalement que tout ça n’est qu’un jeu. Tirer les fils de sa propre marionnette l’amuse foncièrement.

 

travis scott rodeo

 

Créature hors-norme, indomptable et insaisissable, Travis Scott semble inhumain. Il se qualifie lui-même de monstre (« I am a mothafuckin’ monster »), jusqu’à se sangler et se museler dans le clip de « Mamacita ». En réalité, le emcee se rapproche davantage d’un animal. Il gave son imaginaire de références animalières, du cheval, qu’il glisse dans plusieurs de ses vidéos, au hibou, auquel il a dédié son premier tatouage et sa première mixtape, Owl Pharaoh . « Tous mes potes, de Houston à New York, disent que je suis un putain d’hibou. Je ne dors pas. Je suis toujours debout à faire des trucs. […] Je suis un homme intelligent et les hibous sont sages », raconte l’intéressé. Il aime aussi saupoudrer ses beats de bruits d’animaux. Surtout, c’est une bête de scène. Dopé à l’adrénaline, il bouillonne, rugit, saute, sue à grosses gouttes, arrache son t-shirt. Son énergie est communicative et le public devient à son tour sauvage, hystérique. Plus qu’un « entertainer », Travis Scott est une rock star. S’il en avait une, il casserait sa guitare.

 

« High fashion »

 

Looké jusqu’au grillz – qu’il a fait fabriquer sur-mesure par Johnny Dang, l’auto-proclamé « King of bling » de Houston – Travis figure parmi les porte-étendards du rap modeux, mené par A$AP Rocky. Il se définit comme « mimimaliste », porte du Raf Simons, du Balmain, du Bape, du Givenchy ou du HBA, s’inspire de Kurt Cobain comme de Kid Cudi. Pour sa première visite à Paris, c’est au siège d’A.P.C qu’il a filé directement en sortant de l’aéroport, avant même la Tour Eiffel ou les Champs Elysées. CR Fashion Book, GQ, W ou Mr Porter, comptant parmi la fine fleur des magazines de mode, l’ont interviewé. Le rappeur s’est aussi improvisé mannequin pour le défilé printemps-été 2015 de Mark McNairy. Sur le podium, intenable, il a bondit comme un cabri, levé son majeur en direction des photographes et grimpé sur le dos du designer. Et puis c’est Kevin Amato, photographe de mode et directeur de casting, qui a pensé les pochettes de ses deux derniers opus. Travis Scott est un esthète de pied en cap.

A la fois multiple et unique, fantasque et créatif, indéchiffrable et fascinant, Travis Scott a toutes les cartes en mains pour régner sur le rap game. Reste à savoir s’il en a les épaules ou seulement l’étoffe.

 

CJftgC7XAAA4bf1

Dans le même genre