Prise de la Fnac des Ternes

1997. La Fnac des Ternes organise le concert conjoint des X-Men, Lunatic et, si ma mémoire ne me fait pas défaut, Busta Flex. Trois entités qui peuvent réunir Karl Kani et Lacoste dans la même pièce, autrement dit tous les jeunes un peu canailles de l’époque. La Fnac, dont l’impulsion évènementielle est évidemment à saluer, se goure vener sur les prévisions d’affluence. Ils s’attendaient à une assemblée de 300 adolescents poupons, il y eut plus de deux mille orques du Mordor. Ma métaphore force un peu le grand écart, certes ; preuve en est j’étais là avec ma gueule de puceau bien élevé… mais autant vous dire que toutes les équipes du championnat étaient de sortie. C’était un évènement. L’avènement d’une génération divine de rappeurs. Ce concert se promettait d’être une messe païenne où l’on célébrerait la poésie vitriolée des cages d’escaliers. Il n’aura pas lieu… Que s’est-il passé? Pourquoi autant d’engouement? Mais ou et donc or ni car?

 

1997 donc… Le rap français affiche une arborescence inédite de talents purs : Time Bomb, La Cliqua, Scred Connexion, Fonky Family, Ménage À 3, Ärsenik, Beat 2 Boul, Ideal J… Même en 2015 la liste donne des frissons à mes vieux dorsaux de trentenaire bien tassé. Le collectif Time Bomb en particulier qui compte dans son giron Lunatic, X-Men, Hi-Fi, Oxmo Puccino, Pit Baccardi, Jedi et Diable Rouge. À l’époque pas de You Tube pour mettre en ligne sa vidéo sans budget, pas de mp3 qu’on lâche sur le net comme on lance une crotte de nez ; tout se faisait à la main, avec des vrais morceaux sur des vrais disques qui existaient vraiment.

Il serait fastidieux de revenir sur les apparitions détaillées de l’époque mais un rapide tour de table des intervenants s’impose :

. Lunatic (Booba et Ali) est le groupe racaillo-sublime qui embrase les tympans en cette année 97. Outre les apparitions sur de légendaires mixtapes (Cut Killer, C2Laballe) et autres featurings épiques (Sages Po, La Brigade), le groupe assène deux tracks délétères : « Le Crime Paie » et « Les Vrais Savent » qui font saigner tous les zens de France et de Navarre. Avec son flow abrasif, Booba sert un éblouissant smoothie caniveau/poésie qui nous laisse salis, violés et heureux après chaque écoute. Emile Louis-Ferdinand Céline.

. X-Men (Ill et Cassidy) commence avec J’attaque Du Mike (folles promesses), poursuivent avec J’attaque Du Mix (sublime confirmation), blesse avec Pendez-Les (violence en réunion) et rentre dans l’histoire avec Retour Aux Pyramides (texte sacré). Ill surtout enflamme l’auditoire ; son flow est fait de lumineuses et surréalistes balles rebondissantes dont on entend encore les échos aujourd’hui dans les morceaux de Joke et Prince Wally.

. Busta Flex : Il serait né de la fausse couche entre Redman et Busta Rhymes. Toujours un peu ostracisé pour sa posture américaine, Busta Flex met quand même grave la pression et son premier coup de pompe dans le game date de l’album de Lone avec sa participation tapageuse sur « Je Représente » ou « Les Skyzos ». Son premier maxi « Kick Avec Mes Nike », et « Le Zedou » sur la compil L432, braquent les tempes des plus sceptiques pendant que ses impros dézinguent pas mal de micros ouverts.

Outre les morceaux ce sont les freestyles du collectif Time Bomb sur Générations qui créent un engouement incontrôlé. C’est tout simplement un âge d’or du rap français. Je me revois devant ma chaîne hi-fi, fébrile, les doigts déjà en position pour enregistrer l’émission Original Bombattak où Ill, Cassidy, les Jedi, Booba, Ali, Oxmo, se lançaient à n’en plus finir dans des joutes lyricales. Les 4 temps de la mesure suffoquaient de trésors, gavés comme des oies, et les caisses claires amerlock se faisaient passer à tabac par ces modestes mais géniaux artilleurs de Molière. Ill donne la pleine mesure de son talent et traite les instrus comme un sac de frappe. Dans un texte qu’il pose avec Cassidy et Hi-Fi sur l’instru de Camay de Ghostface, Ill finit son couplet dans une gerbe d’assonances et d’allitérations à rendre ivre un marin agrégé: « Pilier du hip-hop mon trip les flics les cops humiliés/ Je shoote de loin comme au sketba position ailier/ Des milliers de mots si j’tire au but j’te jure qu’il y est/ On m’appelle Ill yo/ 96 j’ai le flow et le style yeah ». Quand ce n’est pas la fin, c’est le début du texte qui danse le ndombolo: « Les frères se masturbent sous la couette/ fouettent sous les sweats shirt/ rêvent de filles aux belles silhouettes, dans des belles îles/ Sous le vol des mouettes, mais c’est plutôt Belleville ».

 

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Pendant que Ill s’amuse comme un petit foufou en entraînant les musiques et les auditeurs dans ses jongles sémantiques, Booba débarque sur les ondes avec un calibre et séquestre les instrus pour s’entraîner aux coups de pression:

. « J’aimerais pas être flic, taffer dans l’trom ou aux PTT/ C’est bidon, c’est naze, comme un drive by en VTT »

. « Sans cash tu finis sous terre sans tes chicots/ Tristesse, pleurs, sermons, bouquets de coquelicots »

. « T’as l’air de dire qu’j’suis pessimiste, comme si j’étais au pénitencier/ Qui t’as dit qu’j’y étais pas qu’est-ce que t’en sais? »

 


 

C’est donc des lyrics à haut voltage plein la tête que 2 500 jeunes hurluberlus s’amoncellent dans la Fnac des Ternes. J’arrive sur les lieux avec ma team de 5 ou 6 types, mains dans les poches et regards froids de circonstance. Dès les premiers instants on sent bien que ça ne va pas se passer comme prévu. Lentement, sournoisement, le nombre des participants infectent le tissu des infrastructures comme autant de mini-tumeurs cancéreuses. Les sourires se font plus carnassiers, les attitudes trahissent une excitation coupable. Les vigiles désertent, les accès aux étages se ferment, les rideaux de fer se baissent, les « honnêtes » clients sont invités à se débiner. 1789 dans le building, le pouvoir change de main…

L’escalator qui mène au premier étage où se trouve l’auditorium du concert déborde de scarlas jusqu’ici plutôt dociles. J’y revois très clairement mon pote Como, fougueux bellevilo-comorien, nous inviter à le rejoindre en mâchonnant un stylo dans sa bouche. On accède finalement à l’étage… une jeunesse cosmopolite et retorse se baladent dans tout l’étage avec des velléités séditieuses. J’aperçois Booba et Ali dans un couloir qui discutent calmement avec quelques fans. Une bagarre éclate mais sans grandes conséquences… à mon souvenir ce sera la seule, un respect des quotas en somme.

Le concert n’aura pas lieu, c’est maintenant évident. Mais il faut bien s’occuper, on a tous peu ou prou la vingtaine, on boit des sodas et on mange des grecs tous les jours, y’a un trop plein d’énergie qu’on doit évacuer. Puisque cette Fnac brillante et bourgeoise offre son corps sans défense immunitaires, autant tout niquer. Les nuisibles que nous sommes commencent à piller les présentoirs où figurent les K7 VHS de Seven et des K7 vierges audios. Pas de quoi se payer une semaine aux Seychelles mais le plaisir de voler est bien là. Et quoi qu’on puisse imaginer l’ambiance générale est plutôt bon enfant. Ça donnerait presque du « après vous cher ami » au moment de saisir un peu de butin. Les caisses étant malheureusement inviolables, l’étage perd de son intérêt et nous redescendons dans la rue en abandonnant la Fnac comme un chat délaisse une souris crevée.

 

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L’avenue Niel qui borde le magasin est foulée par des centaines d’Air Max et de Reebok Classic, j’y observe le ressac d’une belle marée humaine qui donnerait la trique à un fourgon cellulaire. Il y a tout le pantone derme et textile, la collection printemps-été 1997 de Lacoste défile sur un piédestal inattendu. L’assemblée ghetto youth est un peu dans l’expectative, l’artère haussmannienne est comme une jarretelle qui se balance dangereusement à sa portée. Doit-on la caresser? La tirer en récitant « Le Crime Paie »? Evidemment c’est plus cette option qui circule dans les imaginations mais on manque cruellement d’un Robespierre pour guillotiner la décision.

Nous sentant en demi molle, la préfecture de police décide de nous envoyer plein de cars de CRS pour animer un peu la situation. Effectivement je les vois, en haut de l’avenue Mac Mahon, enveloppés dans un air trouble et pollué, noircir le tableau et l’horizon. Nous on est flatté pour ainsi dire, tout ce déballage viril pour des jeunes qui venaient assister à un concert ? Une fois le moment de reconnaissance bu, une sourde inquiétude s’empare des alligators de nos survets et polos. Les cars descendent l’avenue à la vitesse précautionneuse d’un retraité. On se demande ce qu’on va bien pouvoir faire, pas mal ont envie d’en découdre mais ça s’annonce ardu. C’est alors que quelques voitures banalisées déboulent devant la Fnac à fond de 4 avec les pneus qui poussent la note en mode castra. On laisse illico notre courage sur la chaussée tout en courant à toutes enjambées vers la place Pereire. Cette cavalcade est d’ailleurs le souvenir le plus clair dans ma mémoire : quelques centaines de jeunes fripons courant de concert en rigolant ; j’oserais même ajouter que c’était très sain et très pur de voir une génération se faufiler hors de portée des forces de l’ordre. Alain, le philosophe, avait formulé des attentes en ce sens : « On dit que les générations futures seront difficiles à gouverner, je l’espère bien ».

Bon, on se marre en déguerpissant mais il s’agit quand même de ne pas se faire serrer pour une VHS pourrie. Ma connaissance du quartier permet à un petit groupe d’une trentaine de types de rallier le métro Porte de Champerret sans encombre. Initiative salutaire puisque des escadrons de condés attendaient les rebelles à Ternes et Pereire. Beaucoup de compagnons d’armes se sont faits arraisonner pour passer 24h en GAV, dont le brillant illustrateur de ce papier, Lazy Youg.

 


 

Que reste-il de ces échauffourées sans gravité ? Un regret déjà, puisque Lunatic et X-Men sur une même scène c’est pas pour tout de suite, on a plus de chance de voir un spectacle de Dieudonné à Tel Aviv. Un bon souvenir aussi, c’est toujours assez cool et assez rare de pouvoir faire un bukkake entre copains sur un lieu de culte du capitalisme. Et puis cet évènement avorté est un peu l’apogée par défaut d’un collectif unique, Time Bomb, qui ne parvint jamais à transformer l’essai de l’amateurisme au professionnalisme. Les Lunatic et Booba connaitront leurs succès chez 45 Scientific, les X-Men sortiront leur brillant et mal vendu album hors de la maison mère, seul Oxmo resta fidèle le temps du classique Opera Puccino.

Alors je fouille dans mes tiroirs et j’en exhume mes vieilles K7 où figure les rares morceaux qui réunissent tout le crew (« Les Bidons Veulent Le Guidon », « Rentre Dans Mon Dôme », « Time Bomb Explose »), sans omettre la culte, géniale et mal mixée mixtape du généreux « Thibaut le patron » (Opération Coup De Poing) dans laquelle toute la fine équipe du 16 (comme 16 mesures) batifole avec le Larousse et les face B.

Symbole malheureux de cette époque bénie des dieux du rap, Ill traine difficilement ses guêtres dans le 21ème siècle. Il n’a plus sa magie d’antan et les récents morceaux, épars et asthmatiques, n’invitent pas à beaucoup d’optimisme. Reste néanmoins, et pour l’éternité, des performances de rap français inégalables:

« J’compresse plus de disques qu’Elvis Presley n’a d’graisse/
Garçon sans raison j’lâche des flacons d’flocons d’flow sur les faux douze mois 4 saisons/
T’attaques, ah ouais? Ton flow c’est des gouttes d’eau sur mon K-Way »

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                                                                                                                                                                        Illustration: Lazy Youg

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