Comment le rap asiatique est devenu le futur du rap US

Depuis 2 ans, on voit éclore de plus en plus d’artistes asiatiques sur la scène rap mondiale, ils s’appellent Keith Ape, Rich Chigga, n’ont pas plus de 23 ans, et attisent la curiosité des rappeurs comme Ghostface Killah, Flatbush Zombie ou Desiigner. On s’est penché sur ce pont créé des deux côtés du Pacifique.

 

Dumbfoundead, le vétéran

L’autre jour j’ai regardé les Oscars, et les seules personnes jaunes étaient les statues.

 

 

Sorti en 2016, le morceau “Safe” de Dumbfoundead est une réponse cinglante à la polémique des #Oscarsowhite et plus généralement au fait que les Asiatiques-Américains sont assez peu représentés dans la culture, les films, les séries, et pour ce qui nous intéresse le plus : le rap. Cet originaire du quartier de Koreatown de Los Angeles officie pourtant depuis une dizaine d’années enchaînant les featurings avec notamment Kenny Segal, Kero One, mais pas que.

J’ai toujours travaillé avec des artistes coréens. J’ai fait des morceaux avec Epik High, Druken Tiger il y a des années, on va dire que je suis un “vieux” rappeur coréen.

Quand il ne rappe pas, Jonathan Park (son vrai nom) anime la web émission “The Hotbox”, dont le principe est de faire un aquarium en voiture avec ses invités. Le premier épisode est d’ailleurs tourné avec Breezy Lovejoy, qui venait tout juste de changer son blaze pour Anderson .Paak. Avance rapide en 2015, il fait sensation dans un battle a capella King Of The Dot, organisé par Drake et OVO, un épisode devenu un classique où Jonathan joue à fond la carte de l’autodérision:

Let’s save time, just say “time”
He’s probably gon say some Asian shit and pull out shoguns
Peking Duck, Ching Chang Chong
Wait, slow that down, did I accidentally diss you?
I said pull out yo guns, peeking duck, ching chang chong
That shit is easy as fuck, I don’t like to slow it down”.

 

Cette prise de position est assez emblématique de Dumbfoundead, qui a toujours été partagé entre ses origines et son quartier, avec en fond la volonté de faire connaître un rap plus représentatif pour sa communauté.

 

 

Je pense que c’est important pour moi, surtout en tant que musicien, de raconter des histoires d’Asiatique-Américain, parce que je sais que les gens mélangent ça avec le fait d’être juste un musicien asiatique. Ce sont deux expériences différentes. Et c’est pourquoi le morceau “safe” est important. […] Il n’y a pas beaucoup de rappeurs Asiatiques-Américains qui seraient capables de faire ça. Il n’y a pas beaucoup de rappeurs Asiatiques-Américains tout court.

 

CXSHXNLY & 88 RISING

 

Suite à ce battle, Jonathan rencontre Sean Miyashiro qui souhaite lui aussi donner une plateforme au rap asiatique. Ensemble ils fondent le collectif CXSHXNLY, mais aussi la chaîne Youtube 88 Rising, qui fait la promotion d’artistes émergents et d’autres crews comme la Cohort de Keith Ape.

J’ai toujours voulu pousser la diversité dans la musique, et donc dans le hip-hop et l’Asie, surtout en étant moi-même un des rares artistes Américain-Asiatique de l’état ; c’est difficile d’en trouver d’autres. Quand on a formé CXSHXNLY, c’était un de nos buts principaux : qu’on voie plus au premier plan des visages asiatiques, mais aussi plus de gens immigrés.

 

 

Une comparaison du statut d’immigré à celui de rappeur qui revient souvent dans leur discours. Dumbfoundead poursuit.

Si tu regardes South Bronx et la culture noire, tu te rends compte qu’elle est très similaire à la culture de l’immigration. Nous sommes encore une minorité dans la musique. Je ne crois pas que c’est de l’appropriation culturelle parce que nous vivons le même problème : ne pas avoir de voix. Les asiatiques américains sont toujours les derniers invités sur les médias mainstream.

Une sous-représentation qu’ils ont tous deux ressentis durant leur enfance:

J’avais des problèmes d’identification genre, oh, je voulais être noir. Je voulais être ci ou ça parce que je n’avais aucun héros qui me ressemblait. Maintenant j’en suis un, et je l’assume totalement. Je suis super confiant.

 

Anti K-Pop

 

De l’autre côté du Pacifique, le rap est une véritable industrie portée par les médias très grand public. Depuis 2012, l’émission télé “Show Me The Money”, équivalent de “La Nouvelle Star”, est devenue la vitrine d’un rap à l’esthétique parfois futile de la K-Pop. Et peu importe si les artistes qui en sortent deviennent des copies carbone de rappeurs US, comme par exemple ce clip de Chancellor quelque part entre The Weeknd et Spring Breakers d’Harmony Korine.

 

 

On peut également citer Jay Park, devenue une véritable icône en Corée et très souvent comparé (et c’est intentionnel, il le dit dans ses morceaux) à Justin Bieber. Un choix qu’il assume dans ce clip, qui pompe sans scrupules dans l’imagerie de “Hotline Bling”. Pas de pierre à jeter, on fait exactement la même en France avec Tal qui copie Rihanna, et Shy’M avec Beyoncé.

 

 

Bref, c’est une vision artistique complètement aux antipodes des projets de Sean et Dumbfoundead, qui s’en défendent.

On a un point de vue totalement différent, plus organique. On n’a pas besoin de faire les putes en faisant des danses copiées sur NSYNC, on n’a pas besoin de télé réalité.

 

Keith Ape vs. OG Maco

 

Véritablement indé donc, Keith Ape est l’un des premiers du genre à avoir de la résonance auprès de rappeurs américains en 2015, avec le morceau “It G Ma”, rentré par la porte du clash grâce à OG Maco. Après avoir vu son clip, celui-ci a accusé l’artiste coréen d’avoir plagié son morceau “U guessed it”, et de s’être moqué de lui en y ajoutant des “clichés sur les noirs”.

 

Des accusations que personne ne comprend vraiment, mais qui donnent à Keith Ape une visibilité inespérée auprès de nombreux médias rap. De leur côté, Sean et Jonathan poussent ce morceau pour qu’il ait la reconnaissance qu’il mérite:

“Sean […] m’a demandé “yo tu écoutes quoi?” Je lui ai parlé de pas mal d’artistes asiatiques qui débutaient, et j’ai mentionné le morceau de Keith “It G Ma”. Sean les a écouté et s’est mis à s’exciter. Tous ces gars commençaient à parler à Keith en Corée, Sean lui a dit “yo laisse moi t’aider”. Et on s’est tous retrouvé avec lui à traîner au SXSW, on était un putain de gang asiatique.

 

 

C’est à ce moment que Sean et Jonathan se rendent compte du potentiel qu’ils possèdent à joindre les USA et la Corée. La naissance d’un mouvement différent et enfin à leur image, “It G Ma” devenant leur premier hymne. Sean explique.

J’ai été obsédé par les vidéos youtube de gens qui regardaient “It G Ma”, c’était comme, wow, les fans aiment vraiment ce morceau. Pour moi, c’était spécial de voir des kids, noirs ou latinos devenir fous devant la musique d’un type asiatique. Ça ne s’invente pas. Maintenant j’espère avoir pas mal appris pour vraiment aider Keith à rendre sa vision réelle. Il sait ce qu’il fait, il est sauvage, et il bosse dur, il sait où il veut aller…

 

Des connexions qui s’étendent, à commencer par une réconciliation avec OG Maco au SXSW, la rencontre avec Ilovemakonnen, puis l’occasion également de se lier avec Father, Wacka Flocka Flame et A$AP Ferg pour un remix de “It G Ma”.

 

 

Jamais très loin quand il s’agit de se tenir au courant des nouveaux arrivants, Skrillex propose même à Keith de produire une extension de son morceau à 14 minutes en le sortant sur son label OWSLA. Sean fait l’état des lieux.

La culture pré-fabriquée est quelque chose de très gros en Asie. Vous le voyez évidemment avec la K-Pop. Même les rappeurs en Corée achètent des collaborations. Avec Keith Ape, il a juste sorti le morceau, et les gens l’ont juste encensé, ils sont allés le voir pour collaborer avec lui. c’était vraiment naturel. Il n’a pas essayé de payer pour rentrer dans une culture…C’est un peu l’opposé de ce qui se passait avant, les asiatiques voulaient être cools, donc ils copiaient la culture américaine. Maintenant la culture américaine suit certains artistes asiatiques en se disant “ce truc est très bon. Je veux avoir ce genre d’influence dans mon style”. Dans un sens, la roue a tourné.

 

Le rap Coréen enfin reconnu

 

Au delà de la musique, Keith Ape devient un personnage incontournable, recruté pour performer pendant la Fashion Week de New York pour la marque Vfiles, devant un public sonné de s’être tapé du Gesaffelstein pendant tout le défilé. Les choix radicaux de Julie Ann Quai, habituée à l’avant-garde, et ayant déjà fait venir les Migos quelques années auparavant.

Des relations entre les Etats Unis et la Corée qui se font de plus en plus fortes : la rappeuse CL se retrouve produite par Diplo, managée par Scooter Braun (boss historique de Justin BIeber), Missy Elliott se retrouve en feat avec les popstars G Dragon, Lil Yachty freestyle sur des morceaux K Pop du groupe Big Bang. On peut aussi noter l’arrivée de Rich Chigga (comprendre Chinese Nigga), 17 ans, qui a impressionné des artistes comme Flatbush Zombie, Desiigner ou Jazz Cartier, dans une vidéo réaction très fun.

 

 

Des influences qui vont dans les deux sens, récemment Keith Ape a rappé sur le générique de South Park, tandis que d’autres comme Sik K citent carrément toute la culture pop américaine dans un freestyle, allant de Tony Montana à Taylor Swift en passant par Metro Boomin. Une preuve que les ponts sont établis et construits pour le rester longtemps.

 

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