La santé mentale : succès dans le rap américain, silence dans le rap français
Je passais ma soirée au New Morning le 22 avril 2014. Ce soir-là, j’étais invité à une prestation du rappeur Dinos Punchlinovic avec un groupe de musique, mise en place par le label Def Jam France, pour promouvoir leur nouvelle signature. Mais le concert importait peu, en réalité. Dans la nuit du lundi 21 au mardi 22, Rohff avait été mis en garde à vue après avoir plongé dans le coma un employé d’Ünkut, au sommet de la tension de son clash avec Booba. Les réseaux sociaux avaient fini par atteindre son égo jusqu’à un point de non retour qui s’était transformé en violence impardonnable. Ce soir-là, dans la vraie vie comme sur Internet, on ne pouvait parler que de ça.
Autour de moi, il y avait majoritairement des personnes travaillant dans la musique : des directeurs artistiques, des managers, des éditeurs, etc. Certaines d’entre elles avaient eu l’occasion de rencontrer, voire de travailler avec Rohff. Mais malgré ce contact avec la réalité, la réaction générale face à la situation était le rire. Rohff avait enfin pété les plombs à cause du clash ! Booba avait gagné ! Après l’histoire de la pelle, le braquage de son propre petit frère ou les neiges de La Cuenta, un nouvel épisode hilarant de la vie du rappeur venait embellir les vies des fans. Qu’importent les vies du jeune homme dans le coma ou celle de Rohff froissée par sa propre bêtise, les actes du rappeur avaient l’air totalement déconnectés du réel. Comme si la musique rap, le fameux « rap game », n’était rien d’autre qu’une émission de télé-réalité depuis le départ, dont les dés pipés n’altèrent pas la qualité du divertissement. Le catch s’était confondu avec la réalité.
5 ans de prison pour Rohff c’est un truc de fou les juges ils sont rentrés comme ça au tribunal pic.twitter.com/dEqaiMFbQG
— Amine 👌🏿 (@AmineMaTue) 27 octobre 2017
Accoudé au bar, je songeais seul dans ma tête. Comment ne pas perdre la tête face à la violence des exigences du public rap et du monde de la musique en général ? On se soucie rarement de la santé mentale des musiciens — encore moins des rappeurs français. Pas facile d’assumer d’être déprimé dans un milieu sur-virilisé qui fronce les sourcils face aux « fragiles ». Aux États-Unis, après de nombreuses années à essayer de secouer l’opinion publique en s’accrochant à la moindre miette de clash et de buzz, Azealia Banks a décidé de parler de ses troubles mentaux. Elle a osé appeler à l’aide et être vulnérable malgré les torrents — légitimes — de haine qui se déclenchent à chacune de ses réactions. Qui imagine une seule seconde le Azealia Banks français, dont la personnalité aurait été diagnostiquée mixte par un médecin, parler de ses troubles et demander de l’aide ? Il n’y a pas d’excuses à trouver pour le comportement de Rohff — mais beaucoup de pistes à envisager pour éviter des dérapages pour les futurs troublés mentaux du monde du rap.
Aux États-Unis, à la mode de la dépression se marie la mode de la réflexion autour de la dépression. Le rappeur Logic est parvenu à hisser son single « 1–800–273–8255 » à la 3e place des charts américain. On ne peut faire plus clair concernant le titre : il s’agit du numéro d’aide aux gens qui désirent se suicider. Il s’adresse à une frange d’auditeurs qui n’arrive pas à se détacher de son mal. En 2015, le suicide était la deuxième cause de mortalité la plus élevée pour les américains de 15–34 ans, après les accidents et avant les homicides. Entre ceux qui y songent, et ceux qui connaissent des gens qui ont succombé à la tentation de partir, le public à cibler est large. Tout l’été 2017, nombreux ont été ceux qui ont dansé au rythme des « push me to the edge / all my friends are dead » de Lil Uzi Vert. « XO TOUR Llif3 », un succès au refrain auquel de nombreux auditeurs peuvent, malheureusement, s’identifier. On peut, là-bas, parler de mal-être et quand même vendre des tonnes de singles.
En France, difficile d’imaginer un triomphe qui donnerait autant d’espace à ce problème de plus en plus générationnel. La récente vague de spleen à l’auto-tune n’a fait que baigner la peine dans des vagues brumeuses, sans oser entrer dans les détails du mal-être. De « Rue du Paradis » où Sinik évoquait son frère qui s’était ôté la vie, à « J’appuie sur la gâchette » de NTM, parler de suicide ou de problèmes mentaux reste un sujet d’album dans le rap français, et non un sujet de single. Il suffit de regarder ce que pensent les détracteurs de JuL et de PNL : ils entendent des robots sans talents, alors que leurs chansons sont fréquemment remplies d’une peine et d’une tristesse profonde. Dans les médias traditionnels, ils sont bien trop heureux de masquer le blues avec les bling-bling. Un peu comme les rappeurs. Le marché du rap français ne paraît tout simplement pas prêt, ou inadapté, au marketing de la peine.
Qui oserait être l’auteur de 01 42 96 26 26 ?
Jay Z, Kid Cudi, Chance the Rapper… Le débat concernant la santé mentale (qu’il concerne les artistes eux-mêmes ou leur public) est de plus en plus décomplexé dans le rap américain. Dans une récente interview sur Noisey suite à la sortie de son dernier album solo La Fête est Finie, Orelsan évoque l’idée de consulter un psychologue :
« Peut-être faudrait-il aller vérifier que tout roule une fois de temps en temps ? Mais on a tous un peu ce complexe du psy, c’est pas toujours bien vu d’y aller. »
Fabe, Diam’s… D’illustres noms du rap français ont pris le soin d’arrêter avant de se laisser écraser par l’engrenage. Pour Orelsan, la question du poids de son succès sur sa vie est mise en chanson dans « Quand est-ce que ça s’arrête ». En vérité, en cas d’immense succès comme de vertigineux échec, personne ne sait vraiment ce qu’il faut faire, ni à qui s’adresser pour rester stable. Pourtant, l’impact psychologique laisse des traces, quand il y a 18 000 personnes dans une salle comme lorsqu’il y a 18 écoutes sur une chanson. Et les règles changent fréquemment.
Malgré deux décennies de carrière professionnelle, Rohff n’a pas été capable de savoir résister à une pression d’un type nouveau : les réactions sur les réseaux sociaux. Au climax de la rixe avec Booba, il a donc conduit un vendeur innocent à l’hôpital et a pour le moment été condamné à 5 ans de prison ferme. Tout ça à cause d’un « clash », d’un « buzz », du virtuel. En réagissant sur Instagram, l’intéressé a regretté que le blessé ait été « instrumentalisé par les réseaux ». Quant à lui, il « assume comme un homme sans pleurer ni faiblir ».
Au contraire, il est peut-être temps pour les artistes du rap d’assumer de pleurer et de faiblir ? Parce qu’il s’agit, en réalité, de ce que les humains font. Dans « Tallac », Booba disait « J’ai pas besoin d’un psy, mais d’un avocat ». Peut-être qu’en fait, les rappeurs auraient bien besoin des deux.
« Je craquerai pas… Je craquerai pas, je craquerai pas. »
Selon l’association anglaise Help Musicians UK, 7 musiciens sur 10 souffrent de troubles mentaux. Leur rapport 2017 à ce sujet est clair :
« Faire de la musique est thérapeutique. Mais essayer d’y faire carrière est dévastateur. »
Il s’agit bien entendu d’une industrie très destructrice et aux perspectives d’avenir difficilement fécondes. Dans le rap particulièrement, où l’on scrute avec une attention morbide les chiffres des uns et des autres. La première semaine est aiguisée comme la guillotine : si les nombres ne sont pas à la hauteur, c’est presque comme si le travail avait été vain. Les auditeurs vont à la pêche au flop pour nourrir leurs opinions et leurs commentaires, sans prendre conscience des humains et professionnels impliqués derrière chaque oeuvre. La faute au rap qui est parvenu à donner l’illusion que le « game » était plus important que le réel. La faute aux chiffres – tellement visibles – et à la spéculation qui écrasent peu à peu l’intérêt de la musique elle-même. Tout va si vite, on est dans le coup un jour, has been le lendemain. Quand il faut se reconstruire, pas facile d’accepter de traverser le désert alors que l’industrie va trop vite pour les humains. Il faut être efficace et constant, sinon, c’est la loi du plus fort — les faibles n’ont qu’à laisser leur place.
De l’autre côté du rideau, l’artiste doit également trouver le moyen de garder la tête froide entre des managers potentiellement véreux, des directeurs artistiques capables d’être incompétents, un entourage douteux, une économie instable. Outre la précarité, le poids de l’environnement de travail peut rapidement écraser des artistes qui s’isolent de leurs proches pour ne pas subir leur incompréhension. Pour les jeunes artistes, de nombreux pièges se dressent sur le chemin. Qui saura être de bon conseil quant à savoir à quoi correspond un bon contrat, de bons partenaires ? Comment savoir si on va se faire escroquer par un éditeur, un tourneur ? Que faire quand on se fait voler une oeuvre, ou lorsqu’elle est exploitée sans consentement ? Comment résister à l’arnaque lamentable que sont les avances ? Tout simplement : à qui s’adresser ?
En France, si les solutions existent, elles sont bien maigres et peu visibles. Pour les questions de défense des intérêts des artistes, il vous coûtera 40 euros par an d’être adhérant à la GAM (Guilde des Artistes de la Musique), le premier groupement d’intérêts entièrement géré par et pour les artistes. Parmi les champs d’action du groupe : les droits, le soutien à la création, l’économie du numérique. Si vous êtes inscrits à la SACEM, les 127 euros d’inscription que vous avez dépensés permettent à vos droits d’être gérés, et vous rendent éligible à des aides liées à la création, à la mise en place de spectacle vivant, à la favorisation à l’accès culturel. Vous pouvez toujours appeler le standard pour obtenir des réponses à vos questions liées à l’industrie. Des psychologues privés peuvent être consultés pour aider à gérer le trac, ou discuter des relations à avoir entre des parents et un enfant ayant le désir de poursuivre une carrière artistique. Mais il n’existe pas d’Union de Soutien à la Santé Mentale des Artistes.
En Angleterre, l’association Help Musicians UK fournit un travail vaste et complet. Cet organisme de charité propose différentes gammes d’aides, qu’elles concernent les musiciens émergents n’ayant pas les fonds pour tenir des études liées à la musique, ou des vieux violonistes qui ont pratiqué en amateur toute leur vie et qui se font voler leur instrument et sont dans l’incapacité d’en payer un nouveau. Des rencontres sont organisées afin de permettre aux artistes d’échanger entre eux sur leurs expériences, et d’avoir le soutien psychologique de gens qui traversent les mêmes chemins. Parce qu’il est important de ne pas rester seul dans sa morosité. Sauf ma connaissance, on est loin d’avoir un équivalent en France. Les aspirants artistes seront nombreux à échouer, et il y a des chances que lorsque ça arrive, personne ne soit là pour les entendre.
Il ne faut pas penser que seuls les pauvres artistes suffisamment braves ou inconscients pour croire en leurs rêves sont à plaindre. Attachés de presse, DA junior qui veut faire ses preuves, vieux DA qu’on pousse à la sortie, ingénieur du son, employé à la synchro, jeune journaliste musical, entrepreneur à la tête d’un label, d’une agence, ou d’un média indépendant… Chacun sa dose de stress et d’interactions professionnelles lourdes à gérer. Nombreux sont incapables de résister à la pression sociale de sortir entretenir son réseau. Travailler dans la musique dans une ville comme Paris, veut généralement dire passer sa vie dans des salles de concerts ou à des déjeuners, à dépenser les instants en bières et en stimulants, afin d’éviter de ne plus être dans le coup.
« Bah dis-donc… tu viens plus aux soirées ? »
Pas juste la blague, une vraie gêne pour tous les membres de cette industrie qui se fera un plaisir de les remplacer par quelqu’un de plus valide s’ils ne sont plus capable de suivre le rythme. Pour ces fusibles humains, leur fonction est chronophage. On est constamment branché, par téléphone ou par courriel, aux activités liées au métier. Attendre, relancer, refaire. Le burn-out n’est jamais loin.
J’étais moi-même engagé, en tant qu’artiste, avec un des principaux éditeurs de musique il y a quelques années. Un peu avant la signature, mon directeur artistique m’avait adressé des mots qui m’avaient marqué. Il m’avait dit, en substance : « Tu verras, après la signature tu seras un peu déprimé, mais ça ne durera pas et tu retrouveras l’inspiration vite ». J’étais surpris de cette déclaration : si la déprime post-signature était si prévisible, pourquoi ne pas me fournir l’aide nécessaire pour l’éviter ? Dans les bureaux où l’on traite de la musique, on trouvera des juristes, des community managers, toute une armée de gestionnaires — mais pas un bureau du moral des artistes. Lorsque la collaboration échoue, difficile d’en faire une histoire. En France, on n’en est pas encore au moment où les artistes peuvent se permettre d’apostropher directement les grands patrons et labels directement sur Twitter.
PSA to producers everywhere, don’t let @AtlanticRecords steal your soul 🖤 https://t.co/W1kk3DuTh5
— Metro Boomin (@MetroBoomin) 18 octobre 2017
Les artistes eux-mêmes devraient être à la base d’un projet au sein duquel ils pourraient se retrouver. Dinos Punchlinovic a finalement dû attendre de se libérer du joug d’un contrat pour envisager sa suite sereinement — il semblerait qu’il s’agisse d’une situation similaire pour Némir, qui a enfin pu sortir son nouveau single « Des Heures », après des années d’annonce. Il suffit de regarder l’invraisemblable colère qui anime certains fans de Joke, frustrés du silence de leur idole entre 2014 et 2017. Pour les fans, il est plus naturel d’avoir passé des années à « réclamer » l’album qui leur était dû, plutôt qu’être inquiet de savoir comment ces artistes allaient pendant ce temps. Il faut que ces artistes aient le droit d’avoir de l’espace pour respirer face aux réseaux sociaux, et de l’aide pour ne pas être isolés face à la pression de l’industrie et des consommateurs. Et il faut que le public comprenne. Tout le monde ne mérite pas d’être une star à succès, mais tout le monde mérite d’être respecté et d’obtenir de l’aide si elle est nécessaire.
Dans une interview avec Elliot Wilson, Jay-Z disait récemment que ce n’était pas normal pour un être humain de se retrouver devant des dizaines de milliers de personnes qui lui hurlent dessus pendant un concert. Ce n’est pas normal non plus de se retrouver face à la violence des opinions sur Internet, surtout si l’on n’y est pas préparé. Du pétage de plomb de Kanye West lors de la dernière date du Saint Pablo Tour de 2016, aux coups de Rohff à la boutique Ünkut, il faut qu’un espace sain existe pour éviter de nouveaux incidents liés à l’incapacité des artistes à supporter le poids de la pression. Le sujet commence timidement à être abordé, particulièrement dans la scène électronique où le train de vie des DJ, entre jet-lag et drogues dures, a fait de trop nombreuses victimes. Pour le bien des acteurs du monde de la musique, il sera intéressant de voir comment la question de la santé mentale finira par prendre une véritable place dans le monde de la musique en France.