1994 † 2014 : Nasir is Dead

Life’s a bitch and then you die ? Pas si sûr.

1994 est décidément une année sympa pour le hip-hop. Le genre de cru qu’on regarde aujourd’hui avec un petit sourire aux lèvres, le sentiment d’avoir bien bouffé et un petit reflet de nostalgie dans les yeux. La décennie 1980 s’est refermée en beauté, avec Eric B and Rakim, NWA ou l’explosion de Public Enemy. Les 90’s font alors naître les Wu Tang, ATCQ et autres Chronic de Dr Dre. L’année 1994 ? C’est l’éclate. Alors que le conflit entre Bad Boy et Death Row s’envenime, Biggie lâche un Ready to Die prophétique qui relègue Thug Life, le groupe éphémère de Tupac aux oubliettes. Dans l’ombre du conflit et des médias, les gars du sud relèvent fièrement la tête. Outkast et UGK enregistrent un nouveau son, rutilant et qui suinte le Dirty South. On pourrait citer aussi Gang Starr, The Roots ou encore Method Man en solo, la liste est longue… On peut même placer une petite dédicace chauvine à notre cher Claude MC qui, au sommet de son art, pond l’illustre Prose Combat, et efface un instant le duo NTM-IAM de l’hexagone.

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La dream team de gauche à droite : DJ Premier, Nas, Pete Rock, Q-Tip, L.E.S

Mais le 19 avril 1994, le game change. C’est la sortie d’Illmatic de Nas. Dans ce capharnaüm d’egos et de rivalités, l’album met soudain tout le monde d’accord. Pas la peine de décrire le génie lyrique de Nas, son flow inimitable (ou presque), la production anthologique (Q-Tip, DJ Premier, Large Professor, L.E.S. et Pete Rock), ni la sublime pochette avec le jeune Nasir et Queensbridge en surimpression. Pas la peine de préciser que Nas enregistre les premiers titres à 18 ans et qu’il compose alors de véritables contes urbains dans lesquels il capture toute une génération… Non pas la peine, tout ça a déjà été dit en long et en large. D’ailleurs aujourd’hui en 2014, vingt ans après, le nom de l’artiste est sur toutes les bouches, et dans toutes les oreilles. En avril, le très prisé festival Coachella accueille l’enfant prodige. Le show est grandiose, Illmatic y est intégralement rejoué et en bons potes Jay-Z et P Diddy font de gros featurings. À cela s’ajoute le festival Paris Hip-Hop en juillet, puis la sortie d’un clip inédit pour « Represent » en juillet également. Le point d’orgue de cette année de buzz Illmatic sera probablement la sortie le 1er octobre du documentaire Time is Illmatic réalisé par One9 et Erik Parker. Encensant le rappeur et son chef-d’œuvre, le long métrage brosse un portrait du New-York post-Reagan, s’attarde sur les origines de Nas et de son père jazzman, pour enfin raconter la production de l’album. Regardez plutôt :

Rares sont les rappeurs qui monopolisent aujourd’hui autant l’attention. Et à plus forte raison, rares sont les rappeurs des 90’s qui monopolisent autant l’attention sans sortir de nouveaux titres. Dans ces conditions, on ne peut s’empêcher de regarder l’énorme armada marketing déployée cette année d’un œil suspicieux. Car si Illmatic est reconnu comme une pierre angulaire du rap américain, le succès commercial n’a pas été au rendez-vous. Il faut attendre 1996 pour que l’album soit disque d’or et 2001 pour qu’il soit disque de platine avec un million de cds vendus. A titre comparatif, Chronic de Dr. Dre sorti en 1992, est triple disque de platine au bout d’un an seulement.
On soupçonne alors Nas de vouloir encaisser quelques chèques de plus sur Illmatic, tout en écrivant la légende de son propre album. Le beurre et l’argent du beurre diront certains. Comme si les dollars et l’authenticité étaient inconciliables…

« Represent » était l’hymne ghetto de Nas, une perle d’authenticité. Le clip réalisé en 2014 en a fait un beau bébé marketing. En 2013, Nas rejoint l’équipe du magazine street Mass Appeal en tant qu’éditeur associé. Il participe rapidement au lancement du label indépendant Mass Appeal Records et c’est ainsi armé qu’il lance un appel à participation. Il demande à ses fans de l’aider à réaliser un clip. Il lui faut une vidéo qui puisse réconcilier le présent et le passé : plaire aux inconditionnels de la première heure tout comme aux nouveaux fans hypnotisés par cette campagne de communication. Car c’est indubitable, aujourd’hui son public a changé. Le jeune réalisateur sélectionné, Brian Katz, collabore donc avec Nas et Mass Appeal pour mettre en image l’hymne du ghetto. Un job délicat. Il propose de tisser une métaphore entre la vie de Nas et Le voleur de Bagdad, un film sorti en 1924 d’où DJ Premier – ce génie – tire le fameux sample pour produire la chanson. Le résultat est un déroutant mélange d’images d’archives, de plans de Nas dans un canapé, Cohiba aux lèvres, et de Douglas Fairbank (héros du film) grimaçant et gesticulant. La métaphore est maladroite et on se retrouve vite à imaginer Nas combattant des types enturbannés et des dinosaures pour sauver une princesse irakienne. Fâcheux.

Cet échec, c’est l’incompatibilité du passé de Nas avec son présent. En fait, ce qu’on reproche à Nasir Jones, c’est d’être encore vivant. Il faut dire, peu des rappeurs cités plus haut sont encore debout pour fêter leur vingtenaire. En cette année 2014, qui, de l’ancienne génération, aurait pu prendre sa place à Coachella ? Un hologramme de Notorious Big ? Pimp C est mort, Guru est mort.
La reformation d’Outkast ? Big Boi assène implacablement : « On va faire une tournée, juste pour les fans. Il n’y aura rien de plus qu’une tournée ». Des mots qui font froid dans le dos, des mots qui clouent le cercueil d’Outkast et de toute cette génération perdue. Face à eux, Nas incarne l’unité d’un homme, et de son album parfait. Celle d’un enfant de Queensbridge entouré de mystère, qui se tourne vers le passé et l’embrasse sans complexe. Son timing est d’ailleurs excellent, il suit de près la génération vieillissante des Kurtis Blow ou des Run DMC, mais précède une génération solide de têtes d’affiche comme Jay-Z ou Eminem qui savent travailler avec la télévision et les images. À ce titre, la performance de One Love sur le plateau de Jimmy Fallon dégage un jouissif sentiment d’anachronisme. Il faut voir Nas, emmitouflé de ses lyrics et de sobriété, à la fois suspendu et enfoncé dans son tabouret, aux côtés d’un Q-Tip éternellement efficace et attentif. La légendaire production aux influences jazzy de l’ancien du Tribe Called Quest, est reproduite ici en live par les Roots, tout en contrebasse profonde et kalimba céleste. La réunion de ces piliers du hip-hop dans ce temple du marketing qu’est le Tonight Show est naturelle et spontanée, comme si l’album était sorti la veille. Malgré les spots et les écrans plats du plateau NBC, malgré les vestes immaculées et les Timberland trop neuves, on croit à ce moment comme on croit à John Wayne dans un western trop propre. C’est la légende Illmatic qui se joue sous nos yeux.

Rappelons tout de même que Nas en 2006 sort un album mortuaire, l’épitaphe du rap : Hip Hop is Dead. Et le messie d’expliquer dans une interview :

« Hip-hop is dead because we as artists no longer have the power […] basically America is dead.
There is no political voice. Music is dead ».
— « Le hip-hop est mort parce que nous les artistes n’avons plus le dernier mot […] d’une certaine
façon l’Amérique est morte. Il n’y a plus de discours politique. La musique est morte
».

La déclaration brûlante et désespérée provoque le tumulte à l’époque. Le débat s’est aujourd’hui calmé mais à voir la pochette du Illmatic XX – la réédition anniversaire enrichie en remixes et en titres inédits – on ne peut s’empêcher d’y repenser. La jaquette de 1994 est détournée, les deux X majuscules des vingt ans écoulés sont placés sur chaque œil. Le jeune Nasir est mort. « If hip-hop should die, we die together ».

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Bonus :

Throwback Thursday: 94 minutes of 1994 hip hop by Dazed on Mixcloud

Texte par : David (collectif Noise)

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