1994 : et Hamza devint le héros de sa propre histoire
C’était en 2015. Le mot commençait à tourner dans les discussions sur Facebook, Twitter, en soirée ou dans le métro. Le lien aussi. Un lien qui renvoyait vers une page Haute Culture affichant une pochette aux tons bleus paon, un nom d’artiste des plus sommaires et un titre relativement classique. « Hamza – H24 ». Et une écoute qui était forcément précédée de mots dithyrambiques. « Écoute ce type, c’est un Belge je crois, il est incroyable. » Alors, intrigués, on cliquait sur Play et cette mixtape aussi fournie qu’une cassette sortie de la Zone 6 débutait par cette intonation pleine d’envie : « 1994 ». Deux ans et cinq projets plus tard, ce sont ces quatre même chiffres qui donnent son titre à la première mixtape (aux allures d’album) délivrée par Hamza en major.
Nul besoin de vous faire languir, vous qui lisez ces lignes l’ayant pour beaucoup déjà écouté : Hamza a livré le 27 octobre dernier son essai le plus abouti. Prenez ses trois premiers projets : chacun avait une coloration générale. H24 est fait pour le club, Zombie Life est brumeux et drogué, New Casanova est brûlant comme l’Equateur. Tous sont cohérents musicalement, chacun dans leur registre. 1994 réussit à piocher dans ces trois identités tout en offrant un résultat final sans fausse note, avec ces trois forces réunies. Une voie que Santa Sauce avait déjà tracé, de manière plus brouillonne. Un peu comme si les Diables Rouges alignaient un joueur avec la puissance de Lukaku, la technique d’Eden Hazard et la vitesse de Carrasco.
Et le scoreur devient acteur
Une cohérence qui se rejoint dans les paroles, une cohérence d’oeuvre cinématographique. Le constat m’est venu par Bobby Dollar, l’auteur des superbes illustrations de cette chronique. Lui a l’impression que cet album est monté comme un film dont Hamza serait le main character, autour de qui gravitent des personnages de sexe principalement féminin. Creusons cette piste, et regardons. Effectivement, l’intro (« Life ») et l’outro (« 1994″) sont les premiers morceaux où Hamza se fait revanchard, s’ouvre réellement au micro. Seul « Bibi Boy Swag » a pu très légèrement donner cette impression par le passé. D’un coup, les drogues ne sont plus juste synonymes de fête et de femmes. Elles deviennent moyens d’évasion, elles s’associent à un Hamza triste. Puis, chaque morceau est une sensation, un feeling, bien souvent provoqué par une femme. Suivant une logique évolutive. « Juste une minute » est un appel à celle qui lui échappe. « Vibes » est plus un fantasme qu’une vraie relation. Le Hamza du début est un rêveur. Alors, peu à peu l’album monte en puissance. Hamza gagne en réussite, et donc en confiance. Avec celle-ci vient la suffisance face aux autres, aux femmes mais aussi aux autres hommes. « Jodeci Mob » en étant le paroxysme, en plein milieu de la mixtape. Le Hamza de « Silicone », « Mi Gyal » puis « Pasadena » a acquis la puissance. Celui de « Monopoly » a définitivement changé de rôle : désormais, c’est lui qui fait des galipettes avec celle qui lui échappait en début de projet. « Ce soir j’vais la ken, pendant que tu la ken dans tes rêves. » Si la quête amoureuse et sexuelle est une confrontation, il a inversé le rapport de force avec ses rivaux. Ainsi s’en suit avec « Destiny’s Child » où il se fait new Michael Jackson en chanson et dans le clip, puis « 1994″ est l’occasion de la rétrospective finale. Celle du Hamza qui s’ouvre le plus, dont la vie est passée dans une autre phase, qui peut évoquer son passé maintenant que la reconnaissance et la femme de ses rêves sont avec lui. Ce besoin de s’affirmer en permanence comme l’ultime séducteur, marqueur majeur dans l’écriture d’Hamza, ne venant pas de nulle part.
Cette fissure à hauteur de coeur qu’offre Hamza, elle est à la fois une force et une faiblesse de ce projet. Une force, parce qu’enfin le SauceGod épaissit son personnage. L’auteur de la bande-son de nos nuits les plus torrides et de nos festivités les plus excessives est donc devenu acteur. Il ne se contente plus de faire dans une auto-célébration qui n’avait de personnelle que le fait qu’il était le seul à le faire de cette manière en France. On commence à entrevoir l’homme derrière l’artiste.
De l’égotrip à l’égotique
Mais une faiblesse, parce que justement, peut-être que la force des premiers projets d’Hamza résidait dans l’impersonnalité de ses morceaux. C’était un fourre-tout de sensations enivrantes comme des drogues, qui nous parle de celui que l’on se sent être dans nos plus beaux moments. Qui booste notre ego en permanence. Celui qui se sent le plus frais dans le club, celui qui obtient tout ce qu’il veut dans une partie de sexe, celui qui shine, celui qui fait mouiller les femmes par un chuchotement. Avec cette renversante sensualité qui permet à un public féminin hétéro d’être tout aussi addict à sa musique que le public masculin. Avec Hamza, on s’auto-célèbre, qu’il s’agisse du soi réel ou du soi fantasmé. Certains se sont déjà retrouvés à réciter à une femme les paroles de « Tu me donnes des idées ». Tout comme d’autres rêvent de rapper « Jodeci Mob » à tue-tête au volant d’un SUV de marque américaine.
Jamais il ne prononce les cinq lettres de son blaze dans ses morceaux. Ses lyrics pourraient être rappés par un autre.
Bien des rappeurs que l’on écoute célèbrent leur personne, leurs réussites, et la puissance qu’ils dégagent ainsi nous amènent à nous y identifier, mais sans se sentir entièrement dedans. Or, Hamza ne parle quasiment jamais de ses propres exploits. On ne l’entend jamais parler des boites entières qu’il remplit, du fait que des rappeurs respectés (Alkpote et Butter Bullets, Disiz, Seth Gueko, …) l’invitent sur leurs projets, de Bella Hadid ou Metro Boomin qui dansent sur sa musique. Hamza ne s’auto-célèbre pas, c’est l’auditeur qui s’auto-célèbre grâce à Hamza. Il ne parle que de lui mais a toujours été un anti-égotique. Jamais il ne prononce les cinq lettres de son blaze dans ses morceaux. Ses lyrics pourraient être rappés par un autre. Dès lors, s’il gagne en épaisseur avec ce 1994, peut-être perd-t-il en capacité de transmission d’émotions.
Cette transmission, elle doit aussi beaucoup au fait que l’écriture d’Hamza est exubérante. À la manière d’une drogue injectée dans nos veines, il transmet cette exubérance à notre cerveau, il transmet cet amour de la puissance. Mais il garde un défaut, récurrent depuis le début de sa carrière : à trop vouloir être exubérant, il peut créer l’effet inverse et décrédibiliser cette expérience de toute-puissance. Comment ? Par la faiblesse momentanée de ses lyrics. Quand il énonce dans « Destiny’s Child » : « Un chèque, deux chèques, ta bitch veut mon milk-shake », on n’est plus dans l’exagération, on a juste envie de rire. Ce qui est d’autant plus dommage que des tracks comme « Jodeci Mob » rappellent sa capacité à bien écrire. Et de manière générale, c’est le principal reproche que l’on peut lui faire : certains morceaux restent lyricalement faibles. Certes, il s’agit en général des tracks les plus dansants. Mais cela l’expose à la critique d’un public attentif à l’écriture, qui parfois ne pourra vraiment pas passer accepter l’excuse de la mélodie pour écouter des paroles creuses.
Le rêve américain
Me répondra-t-on alors que bien des rappeurs américains au registre proche n’en ont strictement plus rien à foutre de bien écrire. Toutefois, quoiqu’on en dise, la France garde cette tradition de la parole bien faite. Ce n’est pas pour rien qu’Or Noir de Kaaris est considéré comme le meilleur album de la décennie par une partie importante du public. Mais cette absence de précision lyricale sur certains morceaux, au fond peut-être qu’il en est conscient et qu’il ne s’en préoccupe pas. Parce qu’une hypothèse ne doit pas être exclue : que le but ultime d’Hamza s’appelle l’Amérique du Nord. Or, à part au Québec, ses quelques auditeurs par là-bas n’ont cure de la qualité de lyrics qu’ils ne comprennent pas. États-Unis et Canada, deux territoires qu’il est vital de connaître pour pouvoir analyser la musique d’Hamza. Puisque comme à chaque projet, sur ce 1994, il vient nous rappeler qu’il est une hybridation de l’avant-garde urbaine nord-américaine.
De ses débuts de rappeur où il s’inspirait d’A$AP Mob, à H24 où certains l’ont qualifié de Young Thug belge jusqu’à Zombie Life et New Casanova qui sentaient le Canada à plein nez (pour la brumeur de Toronto et les inspirations caribéennes de Ramriddlz). Hamza prend la matière innovante aux USA ou au Canada, l’ingère et l’offre dans une nouvelle forme. Hamza n’invente rien, il est une éponge. Une brillante éponge, dotée d’assez de groove pour parfois dépasser qualitativement ceux qui ont inspiré son processus artistique. Mais Hamza n’invente pas, ce n’est pas son créneau. Ce qui lui est aussi reproché par certains dans nos contrées. Ce à quoi l’on répondra que de toutes façons, les rappeurs francophones inventent peu. Toutefois, ceux qui ont attiré l’attention aux États-Unis sont justement ceux qui offraient un apport inédit. Niska pour certains de ses ad-libs et certaines annotations. PNL pour leur cloud rap novateur sublimé par leur complémentarité avec Nk.F. MHD pour son afro-trap maladroitement dénommée mais originale quoi qu’il en soit.
La question d’une possibilité de succès de l’autre côté de l’océan Atlantique reste donc indécise. Malgré quelques signes positifs comme les réguliers passages de ses morceaux sur OVO Sound Radio, son Français très anglicisé ou la présence à ses côtés du brillant Ponko, qui est aux manettes d’une grande partie de l’album. Puis le fait que des artistes comme Lil Uzi Vert et Travi$ Scott, au succès gigantesque, font eux aussi partie de cette catégorie de ceux qui ne créent pas ex nihilo.
Le défi français
Mais avant de penser Amérique du Nord, pensons France. Hamza peut-il atteindre le next step avec ce 1994 ? Peut-il briser le plafond de verre qui semble au fur et à mesure s’être placé au-dessus de son crâne ? Tout amoureux de sa musique ose espérer que oui. Et cette mixtape semble être le projet calibré pour agir comme détonateur, donner à sa carrière le tournant qui débridera ses ventes. Une mixtape dont la DA aurait difficilement mieux pu coller à cet objectif. 1994 est le projet le plus accessible d’Hamza. Dans son calibrage déjà : quatorze titres, aucun n’atteignant des durées excessives pour le grand public, avec des bangers rap (« Jodeci Mob », « Monopoly »), des album cuts tout sauf bâclés (« Cash Time », « Mucho Love » ou « Pasadena » entre autres).
Et surtout : des hits très accessibles, soit ce qui manquait à Hamza pour changer de statut. Son « Mamacita », son « Champs-Elysées », son « Macarena ». Or, des morceaux comme « Vibes » ou « Mi Gyal » semblent avoir ce potentiel tubesque. Des tracks qui, en plus, s’offrent le luxe de n’aller en rien à l’encontre de son identité musicale. Mieux : ses fans de la première heure ont accueilli « Vibes » comme une bénédiction. Rec118, qui a déjà fait exploser Ninho cette année, peut donc se targuer d’une vraie réussite artistique. Maintenant, il s’agit de réaliser le même travail en matière de communication. Et on voit difficilement ce que Laurent Bouneau ou les programmateurs des playlist majeures de Spotify ou Deezer auraient à argumenter contre certains morceaux de l’album. Concernant cette chasse au grand public, un bémol peut cependant être ajouté : l’absence de featuring. Si cela va dans l’idée de cohérence du projet, et que Hamza a de toutes façons toujours dévoré ses invités, la présence d’une grosse tête du rap français sur un morceau aurait pu lui faciliter les choses.
En somme, il y a beaucoup de choses à dire sur ce 1994. Bien que, paradoxalement, il ne nous apprend rien de bien nouveau : ceux qui l’aiment n’ont pas attendu l’album pour le savoir, les sceptiques non plus. Il s’agit en tout cas de son album le plus abouti. Certains le diront toutefois moins envoûtant que Zombie Life ? Oui, mais en essayant de rester dans un univers alternatif, il a floppé. Ce qui n’est pas sans rappeler l’un de ses pères musicaux : The Weeknd, et son Kiss Land. Dès lors, l’accessibilité de cette mixtape arrivera peut-être à en faire son Beauty Behind The Madness, ou au moins à rendre son nom familier de tous. Ce qui ne serait pas volé, au vu du travail d’acharné qu’il a fourni ces trois dernières années.
Illustrations : @BobbyDoFlamingo