“Ma musique veut tout simplement dire : « Je m’en bats les c******** ». Celui que nous vous présentons aujourd’hui est de ceux qui n’en ont plus rien à foutre. Désensibilisé, désabusé, il ne ressent plus rien. Aucune compassion, aucune pitié, aucune émotion. Les bienfaits de l’existence l’ont quitté dès son berceau et n’ont jamais pu l’atteindre à nouveau, n’ayant pas réussi à traverser la dense atmosphère de son quartier d’Atlanta. De toute manière, les trottoirs qu’il a empruntés, les écoles qu’il a fréquentées, les amis qu’il a rencontrés, sont dépourvus de ce bonheur originel. Les boissons codéinées qu’il a ingurgitées, les putes qu’il a baisées, la came qu’il a vendue, n’ont pas la même saveur, le même goût, qu’ailleurs. Ici, dans la zone 6 – correspondant à Decatur, ville à l’Est d’Atlanta – tout est amer, le sucre acide, le sel âcre. Ici, dans la zone 6, la vie tue, torture, viole sans que personne ne puisse faire grand chose. Comme à Chiraq (contraction de Chicago et Irak dans le but de dénoncer le caractère meurtrier de la ville), l’Etat américain a laissé dépérir une partie de sa population. Parquée comme de vulgaires animaux, entre quatre murs, délabrés, infectés par le crack et les cadavres, empuantis par un mélange de pisse et de sang. Ghettoïsée et marginalisée, elle est vouée à s’entretuer et ne jamais goûter à la douceur de la vie, en devant s’atteler à respecter les institutions, qui ne sont plus que des symboles piétinés et abandonnés. Le rêve américain n’étant plus qu’un mirage lointain, difficilement atteignable. Mais pas renié pour autant. Shayaa Joseph y a cru, coûte que coûte. Telle une oasis en plein coeur d’un paysage meurtri et ensanglanté. L’assassinat de son petit frère en prison, la détresse de sa mère, l’agressivité de son environnement, ont fait de lui l’anti-héros du pays de la ruée vers l’or. Qu’il a incarné sans se poser de questions, trop occupé à essayer de sauver sa peau et celle de ses proches. Belle revanche pour un enfant que la société avait laissé pour mort.
Illustrations : Bobby Dollar
21,21
Enfant, la mort frappe déjà à sa porte. Alors qu’il sort de chez lui avec son oncle, ce dernier prend deux balles en pleine tête. Tué sur le coup, il s’écroule, inerte, le crâne perforé. Devant Shayaa, abasourdi, qui l’observe se vider de son sang sur le palier. La tache pourpre s’étend jusqu’à entourer le corps, imbiber les fringues, rougir le trottoir et dégouliner dans le caniveau. La vision est glaçante et le gamin n’a que 11 ans : très tôt, 21 en a bien bavé. Sa salive, de moins en moins agréable, de plus en plus irritante, qui a trop goûté aux trottoirs d’East Atlanta et trop servi à aller se loger sur les quelques véhicules policiers, osant passer dans le coin. Cette même salive, qu’il a ensuite gardée pour plutôt faire parler les poings. Et les armes. Indissociables de sa jeunesse, au même titre que le vol, la drogue, le meurtre… Élevé par sa mère, il grandit dans la délinquance : cambriolages, rackets et agressions. Pour manger, s’habiller, sortir : avoir un semblant de bonheur. Dessein vite illusoire, insensé, car la réalité le rattrape par des fulgurances destructrices, des coups de couteaux impitoyables. Le décès de l’un de ses deux meilleurs potes en 2011, Larry, trucidé chez lui avec sa mère, l’assassinat de l’un de ses quatre frangins derrière les barreaux, la perte d’un nombre terrifiant d’amis… Son blase vient de là, reprenant le nom du gang dont il faisait partie (« 21 street gang »), son couteau tatoué au milieu du front vient aussi de là, hommage à ce frère disparu, ses deux premiers succès Skrrt Skrrt et Picky viennent encore de là. Cette même réalité qui, en le laissant vivant, l’a poussé à forcer le destin et tendre la main aux survivants.
Pourtant, lors d’une fusillade en 2013, 21 Savage aurait pu y rester : six balles en acier dans le corps dont une logée dans la nuque. Mais miraculé, 21 est. Car son deuxième ami d’enfance n’a pas cette chance. « Ça a mal tourné » expliquait-t-il brièvement pour The Fader deux ans plus tard, mais ces drames deviendront de profondes cicatrices qui le marqueront à jamais. Lui, et sa musique, s’inscrivant dans la trap hyperréaliste de T.I. Reflet terrassant des jours et nuits passés à Decatur, quartier de la zone 6 (à l’est d’Atlanta). The Slaughter Tape, Free Guwop et The Slaughter King sont les clés de voûte de ce rap-documentaire. « Dans mes sons je raconte tout simplement mon quotidien, et aujourd’hui j’évoque surtout mon passé. Tu ne m’entendras jamais dire « je viens juste de fumer un négro », parce que ce serait faux, et c’est important pour moi de rester vrai quoiqu’il arrive ».
L’auditeur est immergé dans ces rues sans âme, ces maisons sans charme. Il est introduit au beau milieu d’une trap house, pauvre bâtisse crade et grise. Dans son salon enfumé et peu éclairé, Shayaa et quelques gars de son crew font une partie de cartes et malgré le jeu, l’ambiance est tendue. On regarde régulièrement par les fenêtres et chaque bruit étrange alerte les joueurs. La discrétion est de mise et malgré le jeu, l’atmosphère est insoutenable. S’entend alors le crépitement du feu de la cuisinière qui permet à la dope de bouillir, étape indispensable pour la réalisation du crack. Cette drogue présente dans de nombreux quartiers pauvres américains… Un intrus entre brusquement, pistolet au poing. 21 tire. Le calme, l’assurance de Frank Lucas. La rage, la férocité de Rico. Les balles fusent, ricochent, touchent. Après l’avoir descendu, tous les occupants de la bicoque s’enfuient avec fracas. Le silence total supplée le vacarme soudain. Seul le bouillonnement du liquide blanchâtre et les suffocations du camé au sol sont perceptibles. « J’ai appris à tirer pour avoir la paix ». Tranchante phase de PNL. Mantra journalier pour un boy qui ne demande qu’à vivre « Can’t lose no more niggas, I lost some real niggas and nigga it hurts / Je ne peux plus perdre de négros, j’ai perdu de vrais négros, et ça fait mal » et que « le Slaughter Gang rafle tout ».
Savage Mode
Adoubé par les pères fondateurs de la musique d’Atlanta, 21 Savage poursuit sa ténébreuse ascension. Tout juste XXL Freshmen 2016, il s’allie à l’un des meilleurs producteurs de sa génération, renouveau de l’artisanat géorgien, bonhomme derrière les tubes Jumpman, Tunnel Vision, Congratulations ou encore Bad & Boujee et Mask Off : Metro Boomin. « 21 Savage est important parce qu’il est l’un des derniers vrais négros de la rue à ne pas avoir délaissé la musique », estime-t-il. Midas artistique, tout ce que touche Young Metro se mue en or, richesse et opulence. Approuvé de tous, Metro affirme son ubiquité grâce à ce premier projet en commun. Sobrement intitulé Savage Mode, le titre est annonciateur de la teneur de son contenu : angoissant et oppressant. Guidé par les incantations morbides du chaman sans cœur, 21 Savage. Les productions de Boomin mettent en exergue, avec subtilité, la sensibilité de la voix du rappeur aux cordes vocales emplies de vécu, d’expérience. Qualifié par le compositeur aux mains d’argent comme « un rappeur unique », Shayaa délaisse son phrasé initial, plutôt générique, pour plus de mécanisme. Un débit aussi impavide que menaçant. Proche au début d’un flow énergique et électrique, enfanté à Houston et Memphis par la Three6Mafia ou UGK, 21 Savage l’a épuré et aéré. Rendant le sien sans pareil.
Cette nonchalance qui fait ses premiers pas lors du projet Slaughter King, est à ce moment l’essence même de 21. Coïncidence, la nature de ce carburant correspond à tout point de vue. D’un noir brut, luisant, étouffant rappelant l’atmosphère globale de la mixtape. Elle nous étreint de toute sa violence, de toute son intensité, comme sur les morceaux No Heart, Savage Mode, ou Real Nigga. Pourtant, Ocean Drive dépose sa vague de fraîcheur océanique, tandis que Feel It est une envoûtante rêvasserie aux côtés d’une créature idyllique. Simple hallucination qui interfère avec le réel, tant notre esprit est éprouvé, ou véritable rencontre avec une déesse ? Peu importe. Les insanités, les vociférations, les rythmiques métalliques côtoient les déclarations amoureuses et les confessions émouvantes d’un homme blessé au plus profond de son âme, jusqu’à la fin de ses jours « Dans le ghetto, il y a déjà une haine omniprésente entre nous les afro-américains. On s’entretue, et le reste nous tue également. On est maudit. Et le monde nous déteste ».
Le quotidien de Shayaa Joseph s’adoucit mais 21 n’a pas fini de déverser son dégoût pour l’existence humaine. Il n’a pas fini de se purger de ses tentations démoniaques. 21 n’a pas fini d’exorciser son sinistre passé. Il continue d’alimenter cet alter-ego purgatoire, à travers qui tous les traumas et les cauchemars sont purifiés. De la même manière que le percocet qu’il ingère « afin de calmer sa blessure au bras » – qui à chaque picotement le renvoie inlassablement à cette période infernale – et son personnage créatif. Qui assagissent le démon sommeillant en lui. « Fell in love with the pharmacy, she changed my life / Tryna wash away the pain / Amoureux de la pharmacie, elle a changé ma vie / En tentant d’absoudre la douleur” / “When you at the bottom seem like you ain’t got hope / And when you got kids nigga anything will go / Green dots at funerals, they got my head fucked up / Can’t digest these percocets, they got my chest fucked up / Quand tu es au fond du trou, on dirait qu’il n’y a plus d’espoir / Et quand t’as des enfants tout fera l’affaire / Pilules vertes aux funérailles, elles m’ont défoncé / Je n’arrive pas à digérer ces percocets, j’ai mal à la poitrine » avouait-t-il dès The Slaughter Tape. Savage est toujours instable, et – malgré son implication, presque absolue, pour son développement musical – une rechute n’est pas à exclure.
Savage Mode reste donc une œuvre issue de la haine et de la souffrance. 21 y décrypte sa fureur juvénile, sa tristesse convulsive, sa fierté vigoureuse. Générés par ce passé si pesant, qui le rend encore fébrile et le pousse à nourrir cet univers impitoyable. Lorsque Siboy se demande « Si la mort est un repos, dis moi pourquoi les descendre ? » sur Téléphone, 21 ne s’attarde pas sur la question. Bien que les premiers regrets, pratiquement remords, apparaissent. Comme si l’adrénaline aliénée, en redescendant, laissait place à ce sentiment étourdissant de prise de conscience. Un retour à la raison salvateur, certes, mais complexe à appréhender. Ce quatrième forfait a ainsi la forte allure d’être une étape de transition pour le rappeur de Decatur. Soutenu par Boomin il délivre un projet glacial en plein été. En surface, car dans les profondeurs, la température varie. Parfois se réchauffant, parfois insistant dans le négatif, tel le cœur de Shayaa. Pour autant, une notion inédite au spectre musical de 21, inexistante dans ses lyrics, lui redonne progressivement vie : l’amour.
Issa Album
Aux antipodes de ses homologues Lil Yachty, Kodak Black, Lil Uzi Vert et désormais XXXTentacion, The Slaughter King ne fait pas l’actualité en continu et n’intègre pas les spirales de la surproductivité et de l’omniprésence. Lui, préfère la tranquillité chaleureuse du studio plutôt que l’effervescence médiatique. 21 se sent plus à l’aise dans l’ombre, à l’abri des strass et paillettes, quelquefois agressifs et vite envahissants, loin des Unes et de la majorité des perversions qui accompagnent un tel changement de statut. Le tempérament de 21 et sa redevance pour la musique l’ont amené à cette stratégie, coïncidant justement à son image et son identité – et qui portera ses fruits par la suite. Effectivement, tandis que 21 Savage contraste avec le reste, Shayaa contraste avec son double. En interview, sa sagesse détonne et sa clairvoyance surprend : « Je ne veux pas mourir. Ou être emprisonné. J’ai dû changer ma manière de vivre. Rapper m’a permis de couper avec cette vie de rue. J’ai une clique. Beaucoup de gars dans mon entourage méritent tout ce que je mérite. Rapper est l’un des outils qu’on use pour sauver et protéger nos proches ». Une maturité précieuse pour son album introductif ISSA, livré en juin dernier.
Depuis Savage Mode, 21 distillait plusieurs morceaux solos et se baladait sur les projets des autres. Notamment Birds In The Trap Sing Mc Knight, du cowboy sans selle Travis Scott, Red Friday de YG, et Dreamchasers 4 de Meek Mill. Mais, entre-temps, une collaboration-tremplin voit le jour : Sneakin’. Avec Drake. Drizzy, la superstar internationale, Drizzy, le très récompensé aux Billboard et Grammy Awards, Drizzy, l’auteur de l’incroyablement streamé Views. Le single est clippé, 21 Savage crève l’écran et son exposition enfle. Plus encore lorsqu’il figure sur les opus des influents Mike Will Made It DJ Khaled. Le premier, virtuose d’Atlanta, est le tuteur du duo fraternel Rae Sremmurd, et le second est un protagoniste incontournable du Hip Hop outre-Atlantique. Dorénavant, bien visible dans le concurrentiel paysage du genre, bien paré à affronter la forte houle et les requins affamés qui traînent dans les profondeurs, 21 se jette sans hésiter dans le grand bassin : ISSA comme bouée de secours.
Dès les premières phases, le rappeur apparaît changé. Sa nouvelle vie – emplie désormais de douceur et de tendresse – le bouleverse car elle s’oppose à son passé, plaie ouverte, infectée et repoussante. 21 ne peut s’en défaire, jusqu’à ne plus trouver le sommeil « I don’t wanna go to sleep, I’m way too high, dog / I can’t get no sleep, I swear I’m way too high, dog / I see dead bodies when I close my eyes, dog » / « Je ne veux pas aller dormir, j’suis bien trop défoncé, mec / Je ne peux pas aller me coucher, je jure j’suis bien trop défoncé / Je vois des cadavres quand je ferme les yeux, mec ». Ses vieux démons le torturent, le rongent, même en pleine réussite – synonyme de quiétude et ataraxie. 21 Savage réalise, ouvre les yeux, perd pied… Le choc est brutal, accentué par ce quotidien si bon et amplifié par ce passé si dur, et la tristesse remplace la violence. Oui le pitbull qu’il était, qui mordait sans aboyer, se montre désolé. « Sometimes I look at God and I wonder « why, » nigga’ / Why my niggas had to be the ones that had to die, nigga' » / « Parfois je m’adresse à Dieu et lui demande pourquoi / Pourquoi ce sont mes négros qui doivent mourir » / « I been hangin’ with the dead people / All my pockets full of dead people / I done fell in love with dead people » / « J’ai fréquenté des morts / Toutes mes poches sont pleines de morts / Je ne veux plus tomber amoureux de morts ». En réalité, 21 partage des traits de caractère avec Sincere, associé de Tommy Bunds dans le sombre « Belly » puisque lui aussi est de plus en plus nuancé, et de moins en moins manichéen mais surtout les deux sont sauvés par l’espoir.
À travers ISSA, The Slaughter King pense à voix haute et se confie à l’auditeur. Il en a besoin. Ses confidences ne sont plus fatales mais repenties (Famous). Ses aveux ne sont plus effrayants mais poignants (Whole Lot). Et le projet sonne comme une séance de psychologie. Comme une confession. Sa foi en la religion ancestrale Yoruba sautant aux yeux. De vendeur de crack impatient et intolérant, 21 est devenu un exemple, tant pour ses erreurs de parcours que pour son triomphe. De membre de gang, expulsé de tous les collèges du comté d’Atlanta pour être entré dans son établissement avec un 25 millimètres, il porte le fardeau de toute une famille, de tout un quartier et de toute une ville. De rappeur dépourvu de cœur, il se présente aujourd’hui comme un artiste fondamentalement humaniste, poursuivi par ses malheureux errements de jeunesse « Je respecte tout grand personnage sincère qui se bat pour une noble cause. Ses actes. Son vécu. ». Pour autant, le voyou de bas-étage, maintenant voix, visage et acteur immanquable du Rap américain, semble prêt à se dépasser. En tant que miraculé.