Le second souffle de Skepta
Londres, début des années 2000. Excroissance du hip-hop anglais, le grime émet ses premières pulsations dans les faubourgs crasseux de l’est. Un rap DIY, cru et abrasif, soutenu par les radios pirates, brassant UK garage, drum & bass, dubstep, hip-hop et dancehall. Parmi les pionniers du mouvement, Dizzee Rascal, Wiley, Kano… et puis Skepta. Propulsé l’an dernier à la face du monde entier, à 30 ans et des poussières, la nouvelle coqueluche du rap underground s’active en réalité depuis une dizaine d’années dans l’ombre.
Vétéran du grime
Au départ, Skepta, né Joseph Junior Adenuga, joue des platines et signe des productions épaisses, dark et futuristes, pour le Meridian Crew, collectif grime de Tottenham. Lorsque le Meridian Crew éclate en 2005, Skepta et son frère JME vont palper le mic du côté de Roll Deep, le groupe de Wiley, avant de fonder leur propre clique, les Boy Better Know (BBK). Joseph affute son flow, agile et musclé, sur une flopée de mixtapes ; entre temps, Wiley, Jammer, Frisco, DJ Maximum et Shorty, sont venus gonfler les rangs du crew. Un mouvement de danse aux faux airs de Macarena, le « Rolex Sweep », du nom du tube electro de Skepta, boostera un peu plus tard la popularité de BBK outre-Manche. Mieux, en 2012, le groupe, qui aime se frotter à d’autres à travers des joutes verbales, coucher ses adversaires à coups de rimes acérées, arrache survolté la première place de la gigantesque battle Red Bull Culture Clash. En solo, Skepta pond son premier album dès 2007, « Greatest Hits », applaudit par la critique.
Il dégainera un nouvel opus en 2009, «Microphone Champion », comptant quelques succès locaux comme « Too Many Men », puis « Doin’ It Again » deux ans plus tard. Ce troisième album, porté par les singles « Rescue Me » et « Cross My Heart », se glisse à la 19ème place du top 100 anglais dès la première semaine. Parmi la tracklist, un remix grime du « Hello Good Morning » de P.Diddy soulève un mini buzz et entrouvre les portes de l’international à son auteur. La même année, Skepta poste sur YouTube une vidéo introspective qu’il baptise « Underdog Psychosis ». La déprime le guette, il a le cœur gros, cogite, s’interroge sur sa place. Il confie à Crack Magazine :
« Ca a été un vrai tournant pour moi. J’y parle de moi pendant à peu près 26 minutes devant mon écran d’ordinateur portable, à propos de ma vie et de ce que je ressens. Vous voyez tous les artistes de l’industrie faire un burnout. […] Underdog Psychosis a été le mien. Après l’avoir sorti, je me suis senti purifié. A partir de là, je me suis dit que je ne traiterai plus avec ceux qui ne veulent pas de moi. Je n’ai pas le temps d’essayer de faire plaisir aux gens dont la plateforme n’est pas faite pour moi. Pourquoi est-ce que je chercherais à satisfaire Radio 1 de toute façon ? ».
Alors son rap sera plus libre, brut, décomplexé. Sa mixtape « Blacklisted », qu’il lâche quelques mois plus tard, porte encore les stigmates de son vague à l’âme. Il faudra attendre 2014 pour qu’il se révèle et explose, achève son tour de chauffe à rallonge pour se jeter dans la cour des grands.
La renaissance
Passée l’effervescence des premières années, le mouvement grime retombe comme un soufflé. Il se disperse, s’englue dans la pop, peine à s’exporter. Sa superstar Dizzee Rascal perd elle-aussi de sa superbe. En réalité, si les médias se sont empressés de l’enterrer, le grime n’est pas vraiment mort, il continue de brailler incognito dans les bas-fonds londoniens. En mars 2013, E4 diffuse une nouvelle série, « Youngers », racontant les périples d’une bande d’ados du sud-est londonien aspirant à percer sur la scène grime. La chaîne britannique a du flair. La renaissance du grime est, depuis quelques temps, bel et bien en marche. Elle est instrumentale, d’abord. En septembre 2013, Bless Beats, le producteur fétiche de Wiley, déclenche une « war dub » sur Soundcloud. Une tripotée de beatmakers, parmi lesquels Visionist, Saga, Kahn & Neek, Inkke, Wen, Logos, Slackk ou encore Samename, se livrent alors à des clashs par gros sons grime interposés pendant une semaine entière. Coup de fouet salvateur. Depuis, le grime se remplume, retrouve ses ailes.
C’est Skepta, ce précurseur oublié, qui se fera le héraut du renouveau vocal du genre, l’amorcera et l’incarnera. En juin 2014, une production massive, hypnotique et entêtante, à la croisée de l’eski-beat et d’une bande-son de jeu vidéo old school, ode aux heures dorées du grime, remet définitivement le hip-hop made in UK à la page. « That’s not me », premier extrait du prochain et quatrième album du emcee, « Konnichiwa », sort à grand fracas et grimpe très vite à la 21ème place du UK Singles Chart. Le grime nouvelle génération a trouvé son hymne. « That’s not me » sera sacré single de l’année par le pointu Fact Magazine. Dans la foulée, la vidéo du banger, à l’esthétique rétro, se bricole pour trois francs six sous (80£ plus exactement) et rafle le prix du meilleur clip de l’année aux MOBO Awards. Joli tour de force.
Un entourage trois étoiles
25 février 2015, l’O2 Arena à Londres. Kanye West déboule sur scène armé de lance-flammes et d’un gang encapuchonné pour interpréter son nouveau titre, « All Day ». Il embrase et enfièvre la cérémonie des Brit Awards ; la vidéo circule et affole la toile. Parmi l’escouade : Skepta, JME, Shorty, Krept & Konan, Jammer, Novelist, Stormzy et Fekky. Toute la formation grime du moment. Kanye remercie même Skepta devant la foule bouillonnante à la fin de la performance puis le réinvite quelques jours plus tard, avec JME, Novelist et Meridian Dan, pour ouvrir son concert surprise au KOKO, un club-théâtre de Londres. Le coup de pouce de Yeezy attire les feux des projecteurs sur les rappeurs grime et scelle le retour du genre. Mais au-delà de Ye, Skepta sait définitivement bien s’entourer, entre Young Lord (avec lequel il signe le titre « I Ain’t Safe »), Flatbush Zombies (avec lesquels il collabore sur « Red Eye To Paris ») ou encore Drake. Ce dernier s’assume pleinement fan du bonhomme en le louangeant sur les réseaux sociaux, en lui empruntant quelques vers, extraits de « That’s not me », sur son morceau « Used to » (« Shout out to the Gs from the ends / We don’t live no girls from the ends ») et en l’incluant dans la note de remerciement de son « If You’re Reading This It’s Too Late ». Skepta lui rend à son tour la pareille en le samplant en intro de son dernier titre, le puissant « Shutdown », qui comptabilisera près de 2 millions de lecture en un mois sur Soundcloud.
Adoubé par deux gros poids lourds du rap qui lui apportent, plus que de la visibilité, une légitimité, Skepta est condamné au succès. 2015 sera sans aucun doute son année. Le mainstream lui fait d’ailleurs les yeux doux ; le emcee a été nommé parmi les 50 britanniques les mieux habillés de 2015 par GQ et s’apprête à faire ses premiers pas au cinéma dans le film anglais « Anti-Social ».
Starifié sur le tard, Skepta a la maturité qui manque aux jeunes pousses au succès-éclair dopées aux billets verts. Sur le refrain de « That’s not me », il versifiait d’ailleurs : « Yeah, I used to wear Gucci / Put it all in the bin cause that’s not me » (« Ouais, avant je portais du Gucci / J’ai tout jeté à la poubelle parce que ce n’est pas moi »). Pourvu qu’il la préserve, cette authenticité se raréfiant dans la crâneuse raposphère, baignant dans la luxure.