Amy : premier documentaire milléniale
Cela fait 4 ans que la Terre continue de tourner sans Amy Winehouse. Alors que ses proches toujours en deuil voyaient le reste de la planète continuer tranquillement sa vie, un homme a de nouveau tout bouleversé. David Joseph est le directeur général d’Universal Grande Bretagne. A la tête de l’ancien label de la chanteuse, c’est lui qui a contacté James Gay-Rees producteur du futur documentaire Amy à peine plus de deux ans après la mort de la star. Il est alors incroyablement tôt pour entamer un travail de rétrospective sur la vie mouvementée d’Amy Winehouse. Pourtant accompagnés d’Asif Kapadia, réalisateur et Chris King, monteur, les quatre individus semblent sûrs de ce qu’ils sont sur le point d’entreprendre.
Sans grande surprise il a été incroyablement compliqué d’amener l’entourage d’Amy à témoigner. Mais le réalisateur n’a rien lâché et a gagné progressivement la confiance de chacun des personnages nécessaires à son film. Pas de place au doute dans le projet donc.
De toute façon, David Joseph n’est pas le genre d’homme à hésiter. Maintenant que tout le monde reparle de l’artiste qu’il respectait tant, il annonce à la presse qu’il a détruit, par conviction morale et sans consulter personne, toutes les bandes démos restées inexploitées depuis la mort de la chanteuse.
En effet plutôt que l’utilisation de miettes pour d’innombrables albums posthumes il a choisi de rendre hommage à la chanteuse, auteure et compositrice à travers un documentaire de deux heures et sept minutes. Loin d’être le genre de doc que l’on regarde avachis et semi inconscients sur son canapé un dimanche après midi sur Arte, Amy se regarde cramponné à son siège en salle de cinéma depuis le 7 juillet dernier.
La bande annonce ne lui rend pas justice. Pour se rendre compte de l’impact du film il faut l’ingurgiter de bout en bout. Loin de révolutionner le genre du documentaire, Amy a quelque chose de spécial qui le différencie du reste.
Leave Amy alone !
Outre le fait de mourir, Amy Winehouse a eu la malchance de perdre la vie à 27 ans. Ainsi pas un article de presse ne la mentionne sans l’assimiler au célèbre « club des 27 » Jim Morrisson, Kurt Cobain, Jimmy Hendrix, Janis Joplin… Ces personnalités aussi ont eu droit à leurs films notables. Souvent sous la forme de biopic, The Doors d’Oliver Stone ou encore Last Days de Gus Van Sant retracent la descente aux enfers des rocks stars. Le résultat est souvent émouvant parfois poétique. Le film d’Asif Kapadia comptabilise ces atouts sans être une fiction « tirée d’une histoire vraie ».
Malgré l’inspiration qu’elle trouve au cœur de la soul des années 50 et son mode de vie des plus extrêmes années 70, Amy Winehouse est un pur produit des années 2000. De sa génération, elle est la première avec autant d’influence à mourir et à connaître une glorification. Michael Jackson, Witney Houston c’était la promo d’avant, Amy est une enfant des avancées technologiques fulgurantes. La différence c’est qu’en plus des institutions médiatiques, ce sont ses proches, son entourage qui la filment partout, tout le temps. Comme dans un film de fiction, on rentre dans l’intimité de la jeune femme, mais avec les vraies images de sa vie.
Pour son précédent documentaire sur le pilote de F1 Ayrton Senna, Asif Kapadia avait dû s’accommoder des images de conférences de presse, de courses et de podium pour construire son film. La trame narrative se servait des événements sportifs pour tenter de décoder le personnage. Pour Amy on part de son intimité pour mieux comprendre la musique qu’elle a offerte au monde. Tout le processus de création est inversé. Au lieu de courir après la moindre petite image en mouvement qui dévoilerait par miracle une parcelle de la vie privée d’un artiste, pour Amy Winehouse ce sont des choix et du tri qu’il a fallu faire parmi toutes les vidéos que l’équipe a recueillies. On la voit le jour de son mariage, dans sa chambre en cure de désintoxication, lors de ses premiers entretiens en labels, en vacances avec ses amis… On y voit une Amy Winehouse familière de la caméra qui, dans l’intimité, s’amuse avec. Des moments qu’on n’aurait jamais espéré obtenir pour des Marilyn Monroe ou autres Serge Gainsbourg. « Il y a eu pas mal d’images qu’on n’a pas pu intégrer car cela aurait déséquilibré l’ensemble. On a vraiment cherché à ramener le film à une durée classique de 90 minutes, mais l’histoire nous a imposé autre chose. » raconte James Gay-Rees le producteur.
Just Friends
Le XXIème siècle a donc offert au réalisateur des moments de vie à l’état brut mais Amy est hybride grâce à la démarche artistique de ce dernier. Asif Kapadia dit ne pas avoir hésité une seconde avant d’accepter de faire le film ; ça n’en restait pas moins un terrain miné. Construire un recueil d’images inédites et privées d’une personne pour qui l’intrusion des médias dans sa vie personnelle a été l’un des facteurs l’ayant conduit à la mort, soulève de nombreuses questions morales. Comment dénoncer le voyeurisme des paparazzi quand on révèle sur grand écran dans le monde entier, une partie des rares images de la chanteuse encore non rendues publiques ? C’est là qu’intervient le rôle traditionnel du genre documentaire. Différend du reportage journalistique ou de la télé-réalité son but est d’arriver après la bataille et d’apporter un regard distancié et, quand la qualité est au rendez-vous, un point de vue réfléchi. Chris King le monteur d’Amy se positionne dans cette lignée « Notre seul travail est de prendre du recul. » Il poursuit : « Un des points sur lesquels nous n’avions pas de doute c’est que la moindre image dans le film est là pour apporter de la lumière sur Amy et aide à comprendre ce qui se passait dans sa tête. » Pour s’éviter de se mettre tout le monde à dos (les fans, la famille, les collaborateurs) ils ont choisi de faire le film pour elle. Tony Bennett était une des idoles de la chanteuse. Placer en voix off un commentaire élogieux venant du crooner directement après les images de sa mort apparaît comme quelque chose qui lui aurait fait plaisir à elle et à personne d’autre. Comme si elle avait pu voir le film et comme si la mort n’avait pas imposé son point final, Amy, semble montrer que son histoire est encore vivante.
« Amy n’est pas l’un de ces docus hagiographiques, compilant les témoignages élogieux, trop souvent consacrés aux stars. » nous dit Le Parisien. Pas d’observateurs extérieurs qui s’expriment pour nous dire à quel point elle chantait bien. Le concept est simple et n’a rien de particulièrement novateur, sur les images se posent délicatement les voix off de ses proches, uniquement ceux qui l’ont côtoyée. Ca fait pourtant la différence. A la place de commentaires froids et savants on entend des personnes parler subjectivement de la jeune femme qu’ils ont connue. Un documentaire classique cristallise les souvenirs comme pour les empailler, dans Amy ils sont toujours en vie. Lors des entretiens Asif Kapadia n’a pas filmé ses interlocuteurs, il a seulement enregistré leur voix. Augmentant le rapport de confiance, autant que leur facilité à se livrer, on sent nettement la charge émotionnelle et les démons à combattre seulement à leurs intonations. « On n’a pas besoin de voir ça à l’image, l’émotion se ressent à travers la voix. » nous dit-il lui-même. Le ton solennel de Blake Fielder son ex-mari qui explique simplement et franchement qu’il lui a fait découvrir le crack et l’héroïne apparaît comme une pointe de courage plongée dans la culpabilité. Les mots sanglotants de Juliette sa meilleure amie, sont autant de preuves d’un processus émotionnel toujours en cours. Malgré la dureté brute des images d’Amy, ces voix sans visages installent en parallèle une sensation de pudeur qui annule tout effet malsain de voyeurisme, sensationnalisme et misérabilisme.
You Know I’m No Good
Vous ne verrez jamais Juliette pleurer et si cette formule fonctionne si bien, c’est qu’elle s’adapte à un sujet inédit. Au départ, Amy Winehouse c’est seulement un talent musical unique, elle le dit elle-même dans le film. « Les gens vont très vite se rendre compte que je ne suis bonne qu’à faire de la musique et qu’il est inutile de chercher quelque chose d’autre. » Son karma en aura voulu autrement. Impossible aujourd’hui de n’en parler que pour sa voix tant elle est ensuite devenue un étendard des dérives de la modernité. A partir de Back To Black elle se transforme en cas d’école et expérimente tous les pièges que tend notre société. La voir physiquement tomber dedans est brutal. Le film qui choisit une narration chronologique nous permet de voir jusqu’à l’évolution de son corps. Presque comme une timelapse de la nuit qui tombe sur nos grandes métropoles, on voit s’abattre progressivement sur elle la maigreur et la drogue jusqu’à ne plus la reconnaître. L’évolution est fluide, logique. Les images ne sont pas « chocs » comme elles sont souvent décrites, mais simplement difficiles. Si bien que l’équipe du film a veillé à ce qu’elles ne deviennent pas insupportables : « Dans des montages antérieurs, on montrait qu’Amy avait été une jeune femme adorable et intelligente, et puis on basculait dans 90 minutes de détresse épouvantable. Après, cela devient une véritable épreuve. Les spectateurs auraient légitimement pu se demander: ‘À quoi bon tout cela?’ On a donc cherché le bon équilibre. » explique James Gay-Rees.
Cet équilibre ne change pourtant pas la fin. Comme si l’on n’avait pas vraiment compris la faute, le documentaire nous montre le ralenti en super loupe. Il s’avère que tout le monde et personne à la fois ne mérite le carton. Son père Mitchel Winehouse a violemment critiqué le film estimant qu’il y était dépeint comme une personne nocive pour sa fille. Evidemment trop impliqué, c’est un spectateur plus objectif qui comprendra la complexité d’une situation où la faiblesse des uns, la fuite ou la mauvaise influence des autres nous a tous donné le rôle de témoins d’une mort publique et inévitable. Mais un environnement social précaire, une détresse affective et des addictions destructrices, sont autant de maux que n’importe qui peut endurer sans y survivre. Avant donc de blâmer un mauvais père, ce qui retient l’attention c’est la cruauté collective de ceux qui ne la connaissaient pas. Sans le vouloir Amy Winehouse a été un sacrifice humain sur l’autel de l’expérimentation médiatique 2.0. Sans culpabiliser le spectateur outre mesure, Amy montre concrètement ce que cela représente. Les images les plus pénibles sont finalement celles de paparazzi qui la suivent jusque dans la prison où elle va voir son mari fraichement incarcéré et qui lui reprochent de faire la tête ou celles des multiples présentateurs de talk shows allant tous de leurs petites moqueries quant à l’état de la chanteuse. Des jeux d’esprit parfois subtiles mais cruels lorsque l’on suit en parallèle ce qu’elle vivait de l’intérieur.
Comment résister à la force de la masse quand on ne s’est pas protégé au départ ? Alors qu’est récemment sorti, le documentaire Daft Punk Unchained, apparaît naturellement l’opposition parfaite entre les deux schémas de célébrité. Les deux jeunes parisiens ont anticipé le succès ; il est tombé sur la jeune londonienne sans qu’elle ne prenne le temps d’y réfléchir, et déjà trop fragile psychologiquement, elle n’aura pas eu le temps de se confectionner son propre masque. Insouciante, elle a tout donné à l’état brut, sans penser qu’elle ne pourrait pas assumer un don de soi à l’effet boomerang. Car sans être aussi radical que celui des Daft Punk il n’est pas difficile de déceler les déguisements que se créent des Beyoncé, Miley Cyrus ou autres Nicki Minaj, comme autant de rempart contre la violence médiatique. Chez Amy Winehouse, même son eyeliner n’était pas souvent et puis de moins en moins bien tracé. C’est grâce aux multiples images dévoilant une Amy au mille et un visages pour le film d’Asif Kapadia que ces problématiques nous viennent, un peu tard, à l’esprit.
Lorsque l’on sait que Beyoncé, justement, a spécialement engagé des personnes pour la filmer au quotidien et offrir sa vie à la postérité, Amy n’est certainement que le premier documentaire ultra réaliste d’une longue série à venir. Amy Winehouse a eu une vie courte et intense mais imaginons un instant ce que l’on pourra faire de la profusion d’images issues de la vie de Rihanna ou de Cristiano Ronaldo s’ils ont la chance de vivre encore quelques années. Ce voyeurisme à retardement traité avec intelligence pourrait aider le public à prendre conscience de ce que vivent les membres de cette espèce étrange qui a le privilège d’accéder à la célébrité. L’idée serait d’éviter de précipiter des destins comme celui d’Amy, pas si différent de ce que l’on voyait dans les arènes de Rome il y a quelques siècles.