Booba : « J’aurais kiffé qu’il y ait un mec comme moi pour me proposer un taf dans un domaine que j’aime »
« Qu’est-ce que ça fait d’être fauché ? Je ne m’en rappelle plus. » Le rap français fourmille de plusieurs dizaines d’exemples de success-stories. Mais peu d’entre ceux-là ont réussi à profiter de cette exposition pour se muer en véritables hommes d’affaires multifacettes à l’américaine. Aujourd’hui installé sous les sunlights de South Beach, Booba en a adopté la mentalité en devenant un businessman redoutable à la tête d’un réseau d’activités tentaculaire, entre musique, mode et média. Vincent Bolloré sauce 92I. Puisque sa mémoire lui fait défaut dans « Talion », inutile de revenir sur les premiers jours de l’enfant des Hauts-de-Seine, mais plutôt sur les outils qui ont bricolé sa « carrière incroyable ».
Photos : HLenie
À quel moment t’es-tu rendu compte que tu aspirais à avoir un mode de vie différent de celui imposé par la société ?
Quand j’ai pris conscience des salaires, de ce qu’on te réserve. Comme je le dis dans le morceau « D.U.C » : « C’est pas la street mon idole, mais fuck le strict minimum. » Ça signifie que, quand tu es quelqu’un de « normal » avec un patron, que tu taffes de 9 à 5 et que tu as le salaire minimum, pour moi, c’est juste du combustible.
Cette mentalité-là, tu l’as eue très tôt dans ta vie ?
Depuis très jeune, je n’ai pas eu envie de travailler. Je n’ai jamais aimé me lever le matin et je n’ai jamais aimé l’autorité, les profs, les patrons. D’ailleurs, je n’en ai jamais eu. C’est un peu mon caractère. Si je n’avais pas eu le choix, je l’aurais fait, mais j’ai voulu me débrouiller moi-même.
L’école ne m’intéressait pas. Charlemagne, je m’en bats les couilles, triangle isocèle, je m’en bats les couilles, histoire-géo, je m’en bats les couille, flûte, je m’en bats les couilles. Comme je le dis dans mes chansons : « Premier qu’en sport et en chant ». J’aimais la musique, j’aimais l’EPS, et c’est tout.
Avais-tu des modèles d’entrepreneurs quand tu étais jeune ?
Tout jeune je ne crois pas, mais en grandissant, oui. Il y a eu Jay Z, Puff Daddy, Russell Simmons… Des gens comme ça. Ils m’inspiraient parce qu’ils ont réussi dans leur passion et parce qu’ils faisaient ce que j’aimais aussi : de la musique, de la mode. Ce qui m’a donné envie de lancer ma marque de vêtements, c’est Puff Daddy avec Sean John. Ce sont des trucs qu’on n’avait jamais vu, surtout chez des Renois. Le fait qu’ils aient réussi m’a montré que c’était possible, ça m’a au moins donné l’envie d’essayer.
« L’école ne m’intéressait pas. Charlemagne, je m’en bats les couilles, triangle isocèle, je m’en bats les couilles, histoire-géo, je m’en bats les couille, flûte, je m’en bats les couilles. »
Quand tu as commencé à faire de la musique, quelles étaient les méthodes pour se faire connaître ?
Je dirais qu’il fallait être fort, il fallait être meilleur que les autres. C’est tout. À l’époque, c’était comme ça, il n’y avait pas de réseaux sociaux. C’est ta voix et ta performance qui comptaient et qui faisaient que le bouche-à-oreille fonctionnait, que ton nom ressortait.
Du coup, tu freestylais beaucoup en radio ?
J’allais à Générations, j’allais à Pluriel, bien plus tard j’allais à Skyrock dans les « émissions spé » : Cut Killer Show, Couvre-Feu. Il fallait être présent à beaucoup d’endroits. Tu peux comparer ça à de la boxe de rue. La seule technique pour s’en sortir, c’était d’être dans les bons tournois et de casser la bouche à tout le monde.
Quand tu formes Lunatic avec Ali et que vous faites Mauvais Œil, vous décidez de proposer le projet en major. Qui êtes-vous allés voir ?
Chez 45 Scientific, c’est plus Géraldo qui s’occupait de ça. C’est lui qui nous a organisé des rendez-vous avec un peu tout le monde ; du coup, je ne m’en souviens plus précisément, mais je sais qu’on est allés chez Sony notamment.
Qu’est-ce qui ne passait pas vis-à-vis des majors ?
Nos gueules, nos propos, nos styles… Il n’y a rien qui passait, en fait. À cette époque, les binômes marchaient quand il y avait un Noir et un Blanc. Nous, c’était un Noir et un Rebeu et notre musique sonnait plus hardcore que les autres. Enfin hardcore… pour nous c’était notre quotidien, mais eux voyaient ça comme quelque chose de trop cru, trop franc, trop noir, trop sombre.
Quand vous décidez de monter une structure indépendante, comment vous vous organisez ?
On bricolait, on se débrouillait. On louait des studios pour pas cher, on y allait, on enregistrait. Il n’y avait pas Internet, donc Géraldo déposait les vinyles à Châtelet avec une petite brouette. On avait des bureaux dans Paris où on stockait des cartons de vinyles. On était des artisans.
As-tu mis en place un plan de carrière rapidement ?
Non, c’était au jour le jour. Jusqu’à aujourd’hui, c’est toujours un peu au jour le jour [rires, ndlr].
« Avant les réseaux sociaux, le rap était de la boxe de rue. La seule technique pour s’en sortir, c’était d’être dans les bons tournois et de casser la bouche à tout le monde. »
Tu n’as toujours pas de plan ?
Non, puisque rien n’est normal dans le business de la musique et dans le rap. Toutes les portes sont fermées et je suis censé les ouvrir. En fait, je ne les force pas, je dirais que j’ai créé mes propres portes. C’est-à-dire que je n’essaie plus de rentrer sur NRJ, sur Fun Radio ou sur Europe 1… Donc, qu’est-ce que je fais ? Je lance ma propre radio. C’est fini de frapper aux portes, toc-toc-toc… J’ai passé l’âge, je ne suis plus en début de carrière. Maintenant l’avenir, c’est quoi ? C’est ce qu’ont fait les mecs dont je te parlais, les P. Diddy, les Russell Simmons… Ils ont créé Def Jam, des labels de rap… C’est la seule solution. Mais en France ils ne comprennent pas encore ça, ils continuent à aller chez Skyrock au lieu de se mobiliser. Il faut créer notre propre mouvement si on veut s’en sortir, sinon on n’y arrivera jamais.
Pourtant, aujourd’hui, tu as signé en major ?
J’ai toujours été en indé. Aujourd’hui, je suis en indépendant, on a arrangé un deal de distribution avec de la coproduction sur des clips, et cetera. Booba a signé chez Tallac Records et Tallac Records deale avec Universal. Depuis le début, je fais mes albums, ils m’appartiennent. Personne ne vient au studio, il n’y a pas de directeur artistique, il n’y a personne de la maison de disque. Je construis mon projet, je leur donne et ils le sortent. C’est tout, ça a toujours été comme ça.
« Dans le business du rap français, il faut créer notre propre mouvement si on veut s’en sortir, sinon on n’y arrivera jamais. »
Depuis le début, ton entourage professionnel n’a pas beaucoup bougé. C’est important ?
Oui, forcément. Mais c’est comme ça dans tous les domaines. C’est toujours mieux d’avoir autour de toi des personnes que tu connais depuis le début et en qui tu as confiance. Si l’équipe gagne, il ne faut pas la changer. Ça m’a beaucoup aidé parce que Booba, ce n’est pas une personne, il y a plein de paramètres.
Tu fais partie des artistes qui ont eu une carrière avant l’arrivée d’Internet. Comment as-tu réussi à prendre le pli des réseaux sociaux ?
Je n’avais même pas d’iPhone, j’étais sur Blackberry. Je n’étais pas dans le délire d’Instagram. On m’en avait parlé et on m’avait expliqué que j’avais un faux compte « Booba officiel » qui avait déjà 70 000 followers, du coup les gens pensaient que c’était moi qui l’alimentais. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que j’étais obligé d’acheter un iPhone pour commencer [rires], de créer mon propre compte et, après, je suis tombé dedans. Il n’y a rien de travaillé dans mon utilisation, c’est spontané. C’est comme quand tu es entre potes et qu’on sort des conneries, exactement la même chose.
Quel impact a eu Internet sur tes ventes ? Pour toi, les concerts ont-ils comblé le manque à gagner ?
Internet a touché tout le monde. Tout le monde s’est mis à vendre moins de disques. Aujourd’hui, la balance remonte un peu parce qu’ils commencent à prendre en compte le streaming. Mais il y a eu un petit gouffre généralisé à toute l’industrie. Et là, qu’est-ce que tu fais ? Eh bien, tu ne fais rien, tu subis. Les shows, je n’en ai jamais faits énormément, quoi qu’il arrive. Je n’ai pas vraiment changé ma façon de travailler.
Une phase importante dans ta carrière musicale est le début de l’utilisation de l’autotune sur 0.9. Lorsque Kanye West décide d’utiliser ce procédé dans 808’s & Heartbreak, pour lui, c’est autant un nouvel outil artistique qu’une manière de toucher un autre public. Tu étais toi aussi dans le même état d’esprit ?
Déjà, en général, je ne suis pas fan de ce que Kanye raconte. Ce n’est pas un bon exemple pour moi. Non, je l’utilise juste comme une réverbération qui te permet d’apporter autre chose, de chanter, de faire des refrains. C’est une ouverture musicale. Je ne le fais pas pour toucher un plus grand public, je le fais parce que je kiffe. L’autotune, j’en ai toujours écouté, on en retrouve souvent dans la musique, du reggae au raï.
Depuis plusieurs années maintenant, tu te trouves au centre de plusieurs clashs. Économiquement, sont-ils profitables ?
C’est profitable quand tu gagnes. Je crois que « A.C. Milan » reste l’un de mes titres où j’ai fait le plus de vues [aujourd’hui le morceau se rapproche des 30 millions de visionnages]. Ce n’est pas le clash qui se vend bien, il attise la curiosité, après le son doit être bon.
« Depuis le début, je fais mes albums, ils m’appartiennent. Personne ne vient au studio, il n’y a pas de directeur artistique, il n’y a personne de la maison de disque. »
Souvent cet angle est choisi par les médias généralistes pour parler de rap ?
Ça a toujours été pareil, même avant les clashs. Ils parlaient de moi si j’allais en prison, si j’avais des démêlés avec la justice, si un concert tournait mal… Ils ont toujours traité le rap de la même manière. Les clashs ne sont pas calculés, certains ont peut-être tendance à l’oublier, mais j’ai toujours dû répondre à des attaques. Une fois que je commence, je ne m’arrête plus, jusqu’à ce qu’il y en ait un qui ait le genou à terre. Rohff a commencé, Laouni [La Fouine] a commencé, Kaaris a commencé. Je n’ai fait que répondre à des attaques, donc ce ne sont même pas des calculs.
Quand on arrive à ce stade de médiatisation, forcément, ça doit attirer les regards des autres, la médisance, les convoitises… On n’en devient pas un peu anxieux ou parano ?
C’est la routine, tu vis avec. On a kidnappé ma daronne, je me suis déjà fait tirer dessus… Ça fait partie de la vie. Des histoires, j’en ai eu dans la rue avant d’en avoir dans la musique, il n’y a rien de nouveau finalement. C’est même mieux d’être dans la musique que dans la rue où tu en as plus. Je ne vais pas perdre des fans, je ne suis pas mort et je vais bien, ce n’est pas un problème pour moi. Après, certains supportent et d’autres pas, une meuf comme Diam’s ou un mec comme Lefa de Sexion d’Assaut par exemple. Soit tu as les épaules, soit non. C’est le revers de la médaille, comme on dit.
Pour suivre ce rythme de businessman, tu as totalement changé de mode de vie. Tu as arrêté les jeux vidéo, les séries, tu sors moins et, sur Jimmy deux fois, tu rappes même : « Homme d’affaires, j’ai ralenti le te-shi ».
Je n’ai pas le choix, ni le temps pour ça. Je n’ai pas le temps de me buter à la console, d’être défoncé H24, si je l’avais été, je n’aurais pas répondu à ton appel. Dès que je me lève, c’est parti. J’allume mon téléphone et ma journée commence sans s’arrêter.
C’est important que toutes les activités que tu as engendrées fassent vivre des gens autour de toi, ton équipe, tes employés ?
Je kiffe le faire en tout cas. Parfois, je me pose, parce que je ne réalise pas toujours, et je me dis qu’en fait il y a plein de gens qui travaillent pour moi ou autour de ce que je fais… Je trouve ça mortel. Moi, j’aurais kiffé à l’époque où il n’y avait rien qui m’intéressait qu’il y ait un mec comme moi pour me proposer un taf dans un domaine que j’aime. Avec moi, c’est différent, mon employé peut fumer du shit à la pause, je m’en bats les couilles tant qu’il fait son taf. C’est un autre délire, c’est une autre vision du travail.
Forcément, ton nom est intrinsèquement lié à celui d’Ünkut. Comment expliques-tu qu’une partie significative des rappeurs soit affiliée à une marque de vêtements ?
On est issu de la musique, mais le hip-hop, c’est quoi ? Le hip-hop, c’est de l’art, c’est de l’événement… Il n’y a pas 10 000 choses, quoi. Quand tu es dans le rap, tu es censé savoir t’habiller, ça fait partie du truc. C’est un sujet qu’on maîtrise et c’est pour ça qu’on se lance dedans, je pense. C’est un domaine « à notre portée ».
Tu disais t’être inspiré de Puff Daddy pour mettre en place Ünkut, concrètement quels ont été vos débuts ?
C’était du bricolage. Un ancien associé et moi, on a mis un peu d’argent, cherché des mecs qui designaient… Petit à petit, on a essayé de faire des t-shirts, de trouver des logos, de s’appuyer sur des licenciés, des distributeurs… Forcément, au départ, c’était un peu foireux, puis on s’est améliorés petit à petit. On a appris sur le tas comme pour la musique.
« On a kidnappé ma daronne, je me suis déjà fait tirer dessus… Ça fait partie de la vie. Des histoires, j’en ai eu dans la rue avant d’en avoir dans la musique, il n’y a rien de nouveau finalement. »
Lors d’un autre entretien que nous avions réalisé pour YARD, tu nous expliquais que ça faisait huit ans que tu avais le concept d’OKLM en tête. Pourquoi ça a pris autant de temps ?
Parce que je n’avais jamais rencontré les bonnes personnes. Quand tu souhaites te lancer dans un projet, que ce soit pour faire des vêtements, un label, ou un média, tout est une question de rencontre. Il faut qu’il y ait un feeling, une vision commune… Les personnes doivent maîtriser le domaine et avec Internet c’est encore autre chose, tu dois avoir des équipes solides. C’est difficile à mettre en place, de faire un beau site qui fonctionne, ça demande initialement beaucoup de travail.
Pourquoi avoir choisi un modèle qui ressemble à WorldstarHipHop ?
Ce n’était pas vraiment notre référence. On a fait ce qu’on aimait et ce que tout le monde regarde sur un ordinateur. Tout le monde, sur Facebook, sur Instagram, partage des vidéos chocs, des meufs à poil, un clip, une bagarre… On a regroupé tout ce qui est viral pour qu’il n’y ait pas que de la musique. Ce qui donne, oui, un genre de WorldstarHipHop français, mais il y a d’autres sites qui font ça aussi.
Aujourd’hui, tu y as ajouté la radio. Quelles sont les premières retombées ?
On est pratiquement à un million de téléchargements déjà, alors qu’on en espérait 50 000 [rires]. On commence à essayer de nouveaux trucs, on est dans une phase où on cherche à mettre en place des émissions spécialisées, on est dessus. C’est long mais on va y arriver petit à petit. On bricole.