En blaxis à Cape Town
Une ride tumultueuse et une fréquentation inégale : les taxis collectifs à l’assaut du Cap et de ses contradictions. Je lui ai couru après pendant des années. Chaque matin en dégainant un pass navigo d’un portefeuille usé, chaque soir en regardant défiler un paysage noir figé. J’étais lui, elle, moi, un numéro sur un compte en banque, une série de chiffres sur un registre clients. Je me confondais dans les recoins des couloirs ombragés, divaguant, la solitude en main. J’étais unique mais je ne le savais pas. J’ai fait des kilomètres. Il était là. « Town ! ». Une voix qui ne me parle qu’à moi, un son qui ne grésille pas. Le contact ; l’échange. Celui qui manquait. Au bout des doigts. Une porte s’ouvre, on me tend une main. Je me faufile sur un siège au rembourrage incertain, laissant traîner mon regard. La solitude en moins.
Attrape-moi si tu peux
Appelés « Dourouni » au Mali, « Monit-sheirut » à Tel-Aviv ou encore « Gbaka » en Côte d’Ivoire, les taxis collectifs représentent le mode de transport en commun numéro 1 des pays en voie de développement. Le concept est simple : acheminer le plus grand nombre de personnes pour le prix le plus bas. Dans les grandes villes sud-africaines, surnommés « Blaxis » (comprendre littéralement « taxis pour les blacks »), ces taxis collectifs s’imposent comme le meilleur moyen de se déplacer rapidement d’un point à un autre. Les rues du Cap sont ainsi constamment inondées d’un flot de minibus blancs aux traînées arc-en-ciel. Sur les principaux axes, la durée d’attente est d’environ cinq secondes. Pour être pris au vol, il suffit d’un lever de bras en direction du conducteur, d’un sifflement, ou simplement d’un clignement d’oeil si on est assez sûr de son coup. Lorsque la porte coulissante du minibus s’ouvre, la règle d’or est la suivante : si tous les sièges sont déjà pris, on trouvera quand même une place pour toi. Alignés comme des petits oignons sur des banquettes, caissons, ou autres supports de fesses, le voyage commence. Le maître d’orchestre, c’est ce gaat’jie, ce gars qui passe sa tête à travers la petite fenêtre du minibus pour siffler les potentiels clients et crier la destination du taxi. C’est lui qui court vers les femmes aux bagages encombrants, lui qui t’aménage une place et récolte les pièces que tu fais passer de main en main jusqu’à sa poche. L’intérieur du minibus est aménagé au goût du conducteur : photos d’enfants, drapeau palestinien, arbres magiques désodorisants… Des petits riens qui racontent une histoire. De tes yeux, tu tentes de suivre sa conduite chahutée, les règles de la circulation ne semblant pas avoir d’impact sur ses choix de direction. Si tu suis bien et que tu penses être le prochain, lorsque le gaat’jie lance un « next stop ? », c’est à ton tour d’entrer en piste. Du fond du bus il s’agit de faire entendre ta destination, matérialisée entre tes lèvres par un repère précis : souvent « Shoprite », « KFC » (ou « Police station » si tu ne te sens pas très sûr de toi). Ejecté entre la route et le trottoir, tu n’as souvent pas le temps de te retourner que le bus magique a déjà disparu dans un brouillard de poussière et de musique assourdissante.
Particulièrement pratique et excessivement abordable (environ dix centimes d’euro pour aller de la périphérie du Cap jusqu’au centre-ville), l’industrie des minibus taxis est née sous le régime d’apartheid, en 1987. En facilitant les modalités d’obtention des licences de chauffeurs de taxis, le gouvernement a permis : d’une part pour la première fois l’accès de ces licences à des conducteurs noirs ; d’autre part que l’utilisation des minibus en tant que taxis soit légalisée. Aujourd’hui, les blaxis capetonians transportent chaque jour presque autant de passagers que le métro londonien. Au-delà de l’engouement pour cette aventure triviale, le monopole des blaxis sur le marché des transports publics est toutefois préoccupant. Cape Town, capitale parlementaire de l’Afrique du Sud, est également le deuxième centre économique le plus important du pays. Située au coeur d’une des plus belles baies du monde, on dit aussi que c’est la capitale sud-africaine des arts et des cultures. Au regard des nombreux atouts et de l’importance des mobilités urbaines journalières de cette grande ville africaine, on peut s’étonner de l’absence d’un système viable de transports en commun. Comment une ville peut-elle prétendre au développement si ses échanges économiques, scolaires ou touristiques sont limités par la défaillance de ses services publics ? On peut ainsi affirmer que le principal mérite de l’industrie des blaxis est d’avoir comblé ce manque par le biais d’une solution from people to people. Les conducteurs et les gaat’jie, appartenant généralement à la population des « coloured people », offrent aux populations noires défavorisées des banlieues de la ville la possibilité d’aller travailler chaque jour en ville pour un faible coût. Ce mode de transport comporte cependant des risques non négligeables car les accidents de la route et les histoires d’agression se font écho avec une fréquence souvent alarmante. La réputation des blaxis est si sulfureuse que l’on assiste chaque matin à la scène tragique et inévitable de minibus remplis d’hommes et femmes noirs roulant aux côtés de voitures vides aux conducteurs blancs.
Un futur à composer
Une réaction des services publics était donc indispensable. Profitant du courageux dynamisme engendré par l’organisation de la Coupe du Monde de 2010, la mairie du Cap tente depuis quelques années d’améliorer son système de transports en commun. En mai 2011, la première étape du plan Integrated Rapid Transit est lancée avec la mise en place d’une ligne de bus MyCiti. Chaque année depuis 2011 est marquée par l’ouverture de nouvelles lignes qui relient les différents quartiers entre eux afin de garantir un accès équitable à toutes les parties de la ville. Les bus de ces réseaux sont en général appréciés par les Capetonians : fiabilité, présence de MyCiti sur les réseaux sociaux, équipement confortable, conduite sans danger, aménagements spéciaux pour les personnes à mobilité réduite ou les vélos, etc. Il est même prévu pour l’année prochaine une ligne de bus reliant les townships de Khayelitsha et de Langa au coeur de la ville.
Le développement du réseau de transport urbain est donc en bonne voie. Mais que fera-t-on des taxis collectifs une fois ce réseau achevé ? Que restera-t-il de cette culture et de ce mode de fonctionnement qui font de leur usage une aventure humaine ? C’est là toute la problématique soulevée par le développement d’un pays: comment lire, relier, relire tradition et progrès ? S’inspirer du modèle occidental de modernité est aliénant dès lors qu’on considère les éléments étrangers comme supérieurs. Or le système des blaxis n’est pas forcément moins pertinent ; les Capetonians rechignent d’ailleurs à prendre un bus qu’il faut attendre parfois quinze minutes et qui les dépose à une station loin de leur destination. Le principal défi des pays africains en développement est ainsi de mener à bien l’équation entre une jeunesse avide de modernité et une histoire et des traditions uniques et à protéger. Dans sa poésie, la Nigériane Imoukhwede exprime parfaitement la dualisme induit par cette superstition du nouveau: « Nous voici, nous voici ballotés entre deux civilisations. Je suis lasse, je suis lasse d’être suspendue entre deux mondes. Mais où irais-je ? ».