Sarah Andelman : « Dès l’ouverture, on voulait autant mettre sur stèle des baskets qu’un sac de luxe »
Elle aura prononcé le pronom personnel « on » 104 fois en à peine plus d’une demi-heure d’entretien. Sarah Andelman – responsable des achats, directrice artistique de colette et fille de celle qui a son prénom sur le mur – refuse d’attirer trop la lumière sur sa personne et préfère plutôt la jouer collectif. Discrète dans les médias, humble dans chacune de ses tournures de phrases, Sarah pense sûrement que le travail est plus éloquent que n’importe quelle interview. À l’aube des 20 ans du magasin, elle accepte de faire le point avec nous sur l’un des endroits qui fait le plus causer le cosmos parisien.
Comment fait-on perdurer une marque comme colette pendant 20 ans ?
Déjà je ne nous considère pas comme une marque, ça l’est peut-être devenu, mais on est d’abord un lieu. On ne fait que très peu de produits « brandés » (estampillés, ndlr) colette, on a un logo sur nos sacs mais c’est tout. Parler de marque ça me fait toujours peur, on est un magasin, une galerie, un restaurant… On ne cherche pas à en faire absolument un label.
On doit notre longévité à tous les produits qu’on présente, tous les créateurs qu’on rencontre régulièrement. Si on travaillait toujours avec les mêmes entités, peut-être qu’on serait moins motivé… Mais on est à la recherche constante de nouveaux créateurs, de nouveaux produits, de nouvelles boissons pour le Water Bar… C’est pour ça qu’on ne voit pas le temps passer.
Finalement on ne cherche pas à s’étendre, on n’a pas de stratégie invasive. On reste concentré sur le magasin, donc on fait en sorte qu’il se renouvelle régulièrement. On essaie toujours d’être les premiers sur certains lancements, d’avoir des exclusivités, de surprendre et d’être sur plusieurs domaines différents. Je pense que ça attise la curiosité.
« Pour nous c’est vraiment le travail qui doit parler. De nos jours, tout le monde est surexposé de tous les côtés. Avant, il y avait des personnes comme Martin Margiela qui refusait de faire des interviews et souvent je me suis demandé comment il faisait… Quand on est sollicité par de grands magazines, ce n’est pas toujours évident de décliner. »
Vous semblez presque minimiser l’impact de colette.
On ne s’en occupe pas trop, on essaie de maintenir le cap et de toujours motiver les gens à venir nous rendre visite. On se refuse de penser que parce qu’on bénéficie d’une notoriété c’est fini, on ne se dit jamais : « Ça y est tout le monde nous connaît, on n’a plus rien à faire. »
Pourtant une multitude de célébrités se dépêche chez colette, ça doit être une vitrine gratifiante ?
Quand on a ouvert en 1997, on a décidé de ne communiquer ni sur nous, ni sur nos clients. Du coup, si quelqu’un de connu venait au magasin ça ne regardait personne. De nos jours avec Instagram et compagnie, on a pris le pli. Les réseaux sociaux permettent à tout le monde de comprendre notre rythme chez colette. À la base, on ne voulait pas de photos à l’intérieur du magasin car on avait peur que certains nous prennent des idées pour les développer autre part. Un jour j’ai eu un déclic et il m’a paru évident que les gens devaient pouvoir photographier, ça devenait un outil de promotion formidable. Encore aujourd’hui des vendeurs ont le vieux réflexe quand ils voient quelqu’un prendre des photos. On faisait vraiment attention à ce que les gens ne photographient pas les étiquettes, les éditeurs des livres…
Comment avez-vous pris l’attaque d’Audrey Pulvar sur l’authenticité de la démarche de Sébastien Tellier à On n’est pas couché en 2012 en argumentant : « Je ne pense pas me tromper en disant que Brigitte Fontaine n’a pas dessiné de pompes Lacoste pour colette » ?
C’est étonnant, je n’avais jamais entendu parler de cette séquence. Je me demande ce que répondrait vraiment Brigitte Fontaine si on lui proposait quelque chose. Je pense qu’Audrey Pulvar ne doit pas bien connaître le magasin.
Les artistes génèrent de nouveaux supports, ça leur permet de communiquer autrement, de proposer une idée différente qui va au-delà de la musique. Leur univers devrait se limiter à leur e-store et concerts ? La semaine prochaine (l’événement se déroulait du 25 au 30 juillet, ndlr), on fait un « pop-up » avec Rihanna rassemblant toutes ses « collab’ ». Ce n’est pas Brigitte Fontaine mais ça reste intéressant qu’une artiste comme Rihanna puisse aussi bien générer des baskets avec Puma, des chaussures avec Manolo Blahnik, des lunettes avec Dior, des parfums… Bien sûr, elle joue de son image pour en faire un business. En plus, ce n’est pas comme si on faisait que des Rihanna. On travaille avec plein d’artistes très différents les uns des autres. On choisit seulement des personnes qu’on aime vraiment et qui font sens pour nous.
Votre mère et vous restez très discrètes. C’est un choix personnel ou stratégique ?
À la base ce n’est pas dans notre nature de nous raconter mais surtout ce n’est pas le discours du magasin. Le lieu existe grâce à tous les artistes et créateurs qu’on expose, c’est eux qu’on a envie de mettre en avant.
« L’idée initiale portait aussi bien sur la présentation des marques établies que celle de jeunes créateurs. Chez nous il n’y a pas de ‘corner’ avec les noms de chaque marque, du coup on mélange et on fait des ‘looks’ chaque semaine. On a toujours de grandes marques, aujourd’hui on a le come-back de Gucci, de Valentino, des marques intermédiaires comme Sacai et de très jeunes créateurs qui débutent. »
Connaissez-vous PNL ?
Ce ne sont pas eux qui ont fait l’ouverture de Supreme ?
Tout à fait, c’est un groupe de rap très populaire en ce moment. Depuis le début de leur exposition, ils refusent de donner des interviews à qui que ce soit. Du coup, le groupe ne communique que par la musique. C’est sur cet aspect que vous me faites un peu penser à PNL avec votre mère.
Je vois. Pour nous c’est vraiment le travail qui doit parler. De nos jours, tout le monde est surexposé de tous les côtés. Avant, il y avait des personnes comme Martin Margiela qui refusait de faire des interviews et souvent je me suis demandé comment il faisait… Quand on est sollicité par de grands magazines, ce n’est pas toujours évident de décliner.
Dès le départ nous n’étions pas catégorique, on voulait bien répondre aux questions sur le magasin mais pas sur nos vies « perso ». C’est notre discours. On ne veut pas qu’on nous prenne en portrait car même si on est présentes, il y a toute une équipe qui fait tourner la machine.
Parlons du magasin, quelle différence faites-vous entre colette et les autres ? Quelle est votre touche ?
C’est vraiment de réunir des produits qu’on aime de différentes catégories : beauté, mode, streetwear… On cherche à nous renouveler toutes les semaines avec de nouvelles vitrines, de nouveaux « display ». Je pense que c’est le mélange de tous les produits et le changement hebdomadaire qui font la petite différence.
Puis on ne dépend pas d’investisseurs, ça nous permet d’être hyper-réactifs. Si on nous propose un événement ou un produit pour après-demain, on est dans la capacité de le faire. Il n’y a pas d’intermédiaires.
Vous vous occupez des achats, quelle est votre source d’inspiration pour ce constant renouvellement ?
Il n’y a pas de règles. On nous propose des projets du coup on a le choix d’y adhérer ou pas. De mon côté, je vois des choses sur Instagram, sur un site, dans un magazine ou même sur quelqu’un. Dans ce cadre-là, je fais la démarche de rencontrer le créateur. Il y a vraiment plein de possibilités… Après je commande beaucoup de choses « online ».
L’année dernière, on avait fait Catskills Week parce que je passais du temps aux « States », je voyais plein de produits et ça avait débouché là-dessus. C’est vrai qu’à chaque fois qu’on va au Japon, ça nous inspire. Pour cette saison automne-hiver, on a beaucoup de petites marques japonaises que je n’aurais pas eues si je n’étais pas allée à Tokyo visiter des showrooms.
« Quand on a ouvert en 1997, plein de personnes ne comprenaient pas ce qu’on souhaitait faire car le magasin ressemblait à un musée. Les gens avaient l’impression que tous les produits étaient très chers alors qu’on expliquait bien qu’on vendait aussi des petits bonbons, des bracelets à 1 euro… Il a fallu du temps pour que tous se sentent à l’aise pour rentrer. »
Y-a-t-il des moments où vous vous posez pour conceptualiser vos nouvelles acquisitions ?
Un petit peu. Quand je fais les achats, je fais des regroupements. Par exemple sur cet hiver, il y a du bomber partout. Plus je le prenais dans des showrooms, plus je me disais qu’il pourrait être intéressant de faire une vitrine qui les rassemble tous. C’est amusant de voir comment plusieurs créateurs l’ont interprété. Je peux thématiser par couleur, par événement sportif comme l’Euro mais on peut faire un coin « secret life of pets » ou Paris…
Pourquoi on retrouve un peu de tout chez colette ?
Je ne pourrais pas me limiter qu’à un seul domaine, du coup ça reste un peu à la surface (rires). Pour moi c’est vraiment le plus important. J’adore la nourriture, j’adore l’art, j’adore la mode, j’adore le « street »… Tout est au même niveau.
L’idée initiale portait aussi bien sur la présentation des marques établies que celle de jeunes créateurs. Chez nous il n’y a pas de « corner » avec les noms de chaque marque, du coup on mélange et on fait des « looks » chaque semaine. On a toujours de grandes marques, aujourd’hui on a le come-back de Gucci, de Valentino, des marques intermédiaires comme Sacai et de très jeunes créateurs qui débutent.
Quelle est la part des jeunes créateurs et de ceux plus installés ?
Je n’ai pas de quota à remplir, je suis incapable de vous répondre. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a plus de jeunes créateurs que de grandes marques. Finalement, beaucoup de ces grandes marques ont leur propre magasin dans le quartier ou ne se renouvèlent pas assez. Du coup, on a arrêté beaucoup d’entre elles pour laisser plus de place à d’autres plus indépendantes qui n’ont pas forcément pignon sur rue. Puis ça colle avec ce qu’on souhaite apporter, on essaie toujours d’avoir une proposition qu’on ne retrouve pas partout. Mais par exemple Gucci, on ne pouvait pas passer à côté même si elle est bien distribuée. C’est la marque du moment avec Vetements et d’ailleurs ça nous amuse de pouvoir les mettre au même niveau.
J’ai le sentiment que le magasin est à votre image.
On a des produits qu’on aime mais pas forcément des choses qu’on compte porter. Quand je fais les achats femmes et hommes, je ne me limite jamais à un seul profil. J’imagine que ça puisse concerner quelqu’un de plus âgé, de plus jeune, de plus classique, de plus « fashion »… J’essaie de préserver un univers qui nous touche mais qui touche aussi des gens très différents les uns des autres.
Intégrez-vous dans votre réflexion la réception du produit ? Y-a-t-il dans vos choix une analyse commerciale ?
On ne sait jamais à l’avance. Je pars de ce que j’aime en espérant que ça plaira ensuite. C’est vraiment un milieu où il n’y a pas de règles, ça peut marcher une saison et pas celle d’après. On fait au feeling en sachant qu’on peut se planter.
À quand datez-vous l’apparition du streetwear chez colette ?
Depuis le départ on a des baskets et des t-shirts imprimés (rires). On avait déjà les Fury de Reebok, les dernières New Balance et Nike. Ce qui a vraiment évolué, explosé même, c’est le nombre de produits et leur visibilité : la multiplication des collections, la diversification des collaborations, les lancements toutes les semaines. Le rythme s’est accéléré en vingt ans, le nombre de marque aussi. Pour nous c’était normal d’avoir des casquettes dès le tout début. On voulait autant mettre sur stèle une paire de baskets magnifique qu’un sac de luxe, un parfum ou un CD d’un artiste qu’on aime… Ce qui nous excitait c’était la création à l’état pur, la surprise.
« Un jour une journaliste m’a demandé : ‘Comment faites-vous pour avoir tous les derniers trucs hype ?’ Mais je n’essaie pas de faire ça, je ne sais même pas ce que ça signifie concrètement. »
Quelles sont les étapes qui ont marqué des changements dans la boutique ?
On fait des petites retouches en permanence mais il y a eu aussi des mouvements plus importants. La beauté se trouvait d’abord au rez-de-chaussée puis au milieu du premier étage avant de finir à la place qui est la sienne aujourd’hui, sous la galerie. Pendant des années on y pensait mais on n’osait pas. On croyait que personne n’irait chercher la beauté à cet endroit car il faut traverser tout le magasin. Finalement ça n’a jamais aussi bien marché que sur cet espace. En permanence, on décide de changer l’éclairage, les chaises, les enceintes pour le son… Les clients ne le perçoivent pas, ça se fait dans la douceur.
J’adore faire redécouvrir la boutique, parfois je croise des personnes qui me disent ne jamais être descendues au Water Bar. Donc on essaie de mieux faire comprendre ce qui se passe. En 1997, on avait un panneau à l’extérieur, sur la rue, qui expliquait comment se découpait le magasin (rires). Maintenant il est près de la porte, on se sent obligé de mettre qu’il y a la galerie, la mode, les bijoux… En tout cas il y a un travail de notre côté, on explique à toute l’équipe nos nouveaux produits, nos évènements et on communique beaucoup sur notre site, nos différents réseaux sociaux… On est tellement dans notre bulle que parfois on ne se rend pas compte de la perception du public.
Le site internet est vraiment le prolongement de la boutique, on y trouve exactement les mêmes choses. C’est une volonté de casser un certain élitisme ?
On aimerait que tout le monde puisse rentrer physiquement dans le magasin. Après, on n’a jamais cherché à être élitiste. On a des produits qu’on ne trouve pas partout mais qui sont pour tout le monde. Quand on a ouvert en 1997, plein de personnes ne comprenaient pas ce qu’on souhaitait faire car le magasin ressemblait à un musée. Les gens avaient l’impression que tous les produits étaient très chers alors qu’on expliquait bien qu’on vendait aussi des petits bonbons, des bracelets à 1 euro… Il a fallu du temps pour que tous se sentent à l’aise pour rentrer. Quand je regarde des photos du début avec une chaise toute seule à côté du vase, c’était très minimaliste. On a apporté plus de vie mais le discours n’a jamais changé. Colette est un tout, on aime l’idée que quelqu’un rentre pour acheter un briquet ou un t-shirt. C’est un best of de différents univers.
Pour vous qu’est-ce que la hype ?
Il y a une connotation temporaire… Un jour une journaliste m’a demandé : « Comment faites-vous pour avoir tous les derniers trucs hype ? » Mais je n’essaie pas de faire ça, je ne sais même pas ce que ça signifie concrètement. À la base, on sélectionne juste des produits qu’on aime ou qui complètent ceux qu’on a déjà. J’ai toujours comparé le magasin à un magazine avec les pages beauté, mode, news… On se renouvelle sans arrêt comme un hebdo. Si un produit devient hype c’est souvent malgré nous, il était tellement nouveau que tout le monde a envie de l’avoir et on est content de le proposer