Comment dire “Tching Tchang Tchong” est devenu cool grâce au rap français

Le rap français est responsable d’évolutions incroyables dans le langage francophone. Son expansion a permis de normaliser l’utilisation du verlan, de nombreux néologismes, et fait entrer énormément d’expressions et d’argot dans le langage quotidien. Des usages de plaisanteries privées, de rues, de quartiers, qui finissent par envahir le vocabulaire, après un passage par des tweets ou des chansons populaires. Derrière chaque en mode, chaque oklm, chaque wesh le sang, un témoin discret des habitudes de son époque.

France, 2017. L’été suivant un printemps où le parti d’extrême droite, surfant sur la peur et l’ignorance de l’étranger, réunit plus de 10 millions de votants au second tour d’une élection présidentielle, on danse libéré sur des playlists où s’enchaînent harmonieusement « Chocolat » (Lartiste) et « Les Menottes (Tching Tchang Tchong) » (L’Algérino). Les deux titres ont dépassé les 170 millions de vues YouTube en moins de 6 mois. Dans le premier, il est question de vanter la beauté d’une jeune fille noire en comparant sa pigmentation à du chocolat. Dans le second, il est question de se méfier de l’attitude d’une jeune fille charmante mais manipulatrice, qui serait susceptible de “te tching tchang tchong”.

 

 

Le tching tchang est donc de mode. Le rap est une culture musicale qui mise fréquemment sur la puissance de ses onomatopées rythmiques (ou ad-libs). Elles sont généralement courtes, agréables à entendre et détachées d’un véritable sens (skkrt, vie, sale, bendo, …). La saison française 2016–2017 a incontestablement été celle du tching tchang comme ponctuation sonore. Si la première occurrence populaire avait été noyée dans d’autres ad-libs plus marquants sur « Matuidi Charo » (Niska) en 2015, la vraie sensation due à l’utilisation du gimmick est venue l’année suivante, dans le désormais hors-ligne « Tchiki Tchiki » de PNL. Jamais radins en utilisations de bruits, les frères des Tarterêts avaient mis les hmm ouais, lala et nananère de côté pour baser leur chanson aux références asiatiques sur une imitation subtile du bruit du sabre qui sort de son étui (tchiki), et une évocation exagérément réductrice de la culture asiatique en général (“Eh, j’parle pas tching tchong tchang tching tchang”).

Les premières voix commencèrent timidement à s’élever : comment un groupe aussi populaire pouvait s’adonner à ce qui ressemble affreusement à du racisme ordinaire envers la communauté asiatique ? À une époque où une blackface est synonyme de quasi-destruction de carrière, comment peut-on être serein en réduisant un continent de plus de 4 milliards d’humains à un accent ? Pourtant, pas d’article de Louise Chen sur Les Inrocks comme pour le sketch décrié de Gad Elmaleh et Kev Adams. Quels médias reprocheraient aux artistes leur description des asiatiques comme il a été reproché outre-Atlantique à Jay-Z d’être antisémite à cause de cette phrase dans son récent single The Story Of O.J ?

 

« You ever wonder how Jewish people own all the properties in America?/Tu t’es déjà demandé pourquoi les juifs possèdent toutes les propriétés aux États-Unis ? »

 

Certainement pas Laurent Ruquier, déjà pas interpellé par la fétichisation poussiéreuse de Chocolat (Lartiste). Après tout, il n’y a guère de réflexion sociétale profonde à poser sur l’utilisation du tching tchong dans le rap. Il ne fait que musicaliser une expression en vogue : faire des chinoiseries. Une chinoiserie — un temps objet d’art, ou album d’Onra, désormais, un digne remplaçant de mettre une disquette. La langue chinoise étant une langue utilisant un alphabet différent de notre alphabet latin, et la culture chinoise n’étant pas très répandue dans les codes occidentaux, parler chinois s’apparente à dire du charabia, ne pas être compréhensible. L’inverse d’être clair. Ça aurait pu être le géorgien, ou l’arabe… On se méfiait avant de celui qui voulait nous la mettre à l’envers, on se méfie dorénavant de celui qui parle chinois.

Déjà au XIXe siècle, on utilisait cette expression pour évoquer les politiques.

« La bourgeoisie (…) occupe l’esprit populaire, l’endort et le détourne, ainsi que les chinoiseries politiques du radicalisme. » (Paul Lafargue, 1886)

Pas surprenant que l’expression soit à ce point en vogue en 2017. La globalisation et l’importance des réseaux sociaux ont réduit de nombreuses cultures à l’appât du touriste et du like. Comme l’humour et l’humiliation, l’identité et le cliché se confondent dans un message simple qui se comprend par tous. Dans la quête d’exotisme pur, il est plus facile de ne réduire qu’au stéréotype. Alors, on ne cherche pas à être plus que ce à quoi on est réduit. Les touristes viennent en Égypte pour voir les pyramides de Gizeh, photographier des dromadaires et regarder les femmes danser du ventre. On partage des photos de pizza au pied de la tour de Pise pour que nos abonnés sachent sans hésitation que nous sommes en Italie. Dans le rap français, on dit chica, parce que cette exotisation renvoie au cliché ensoleillé de la culture latino, et des jolies filles qu’on pourrait croiser en bikini le long de la plage à Florianópolis. Tching tchang appelle au cliché des yeux bridés, ceux qui vivent là où se trouvent les samouraïs, les mangas, les sumos. Et puisque l’idée que les chinois sont disciplinés, travailleurs et parlent une langue qu’on ne comprend pas perdure, la Mafia Spartiate peut dire sans hésiter dans son refrain :

« Je maîtrise le karaté/Tching Tchong »

 

Bref, pas plus de racisme que de réduction lourde dans ce comportement — qu’il s’agisse d’une émission sur les élections françaises de John Olivier sur HBO ne se privant pas de réduire la France au bon vin, à l’accordéon et aux Lumières, ou dans l’un des memes les plus populaires de 2017 réduisant l’Italie a ce fameux geste de la main qui sert à accentuer un propos (How Italians Do Things). De nombreux humoristes français ont après tout fait fortune de moqueries envers l’exagération des habitudes des autres ou d’eux-mêmes (Gad Elmaleh, Michel Leeb, Le Chinois Marrant, Patson, …). Comme les autres, le rap français évoque donc l’Asie à travers ses clichés et ses stigmates. Qu’il s’agisse de Lorenzo, Lomepal, Spri Noir ou Jul, tous affirment, fiers, travailler comme des chinois. Rim-K conseille : “Ferme ta gueule et marche droit / Prends exemple sur les chinois”. Qu’importe les campagnes du collectif Asiatiques de France, ou le décès à l’été 2016 du couturier Chaolin Zheng, victime de la violence à Aubervilliers et des clichés sur les chinois. L’expression est simplement passée insidieusement dans le langage courant, comme fais pas ton juif, comme j’suis pas pédé, comme c’est vraiment un mongol. Dans l’utilisation musicale d’un tching tchang, il n’y a rien d’autre à voir qu’un remplaçant moderne au bang bangComme l’a dit Maitre Gims : « Rien ne change et les chinois s’appellent toujours soit Chang ou Fang »

 

L’usage est ainsi plus souvent naïf et ignorant que réellement mal intentionné, comme en témoigne le refrain de « Pour « Walou » » de Scridge. En l’espace de quelques secondes, l’artiste rennais se plaint des chinoiseries d’une fille en affirmant qu’elle parle “thaïlandais, japonais, coréen”. Une des filles à l’image dans la vidéo, une caucasienne en maillot de bain, bride vaguement son oeil droit à l’aide de son index histoire qu’on soit bien sur de quoi il s’agit. Se suivent trois plans de jeunes filles en habit traditionnel aux traits asiatiques, pour enfin un dernier plan sur Scridge qui passe son visage derrière sa main dans la plus pure tradition… indienne. Pas sur qu’il s’agisse d’un bon partenaire pour gagner au Jeu des Drapeaux. Cette ignorance globale des spécificités des différentes cultures asiatiques est illustrée à la perfection par Kaaris sur Chaos.

« Je parle pas chinois, pas de konnichiwa »

En effet, konnichiwa est le terme permettant de dire bonjour… en japonais. Les dents grincent. L’amalgame parler chinois-Asie-kung fu fait aussi mal au coeur que confondre arabes-musulmans-terroristes, être noir-parler africain, ne pas faire de différence entre un Congolais, un Sénégalais et un Camerounais. Il est sans doute déjà trop tard : l’exotisme approximatif a gagné depuis bien longtemps. On préfère dire Mi Corazon plutôt que mon coeur, Mamacita plutôt que maman, et mélanger des connaissances linguistiques basiques et multiples sur des rythmes ensoleillés qui appellent aux meilleures soirées de vacances dans une sorte d’espace vague entre l’Amérique Latine et le Maghreb.
C’est à ne rien comprendre à ces chinoiseries.

Le succès du tching tchang montre donc que le rap français a une obsession inconsciente, mais de quoi s’agit-il si ce n’est clairement pas des asiatiques ou de l’Asie ?

C’est une question de son. Le tch est à la mode. Il ne suffit pas de voir les énormes succès qu’ont été « Tchikita » (Jul) et « Tchoin » (Kaaris) en 2016. Les mots utilisant la sonorité ch sont très présents dans le champ syllabique actuel du rap français. Qu’il s’agisse des chapas de Lacrim, les sheguey de Gradur ou des charos de Niska, ou encore des chica et chico qui pullulent, le rap français semble être à la recherche du tch parfait. Aux États-Unis, quand on abuse pas des woo ou des aye, l’accent est plutôt mis sur les sonorités usant du ss (swag, lesskedit, swish, straight up, …). En France, des années après les tchi tchi d’Arsenik, le tch est devenu tendance.

Dès lors, comment aurait-il pu être possible pour L’Algérino de ne pas faire un énorme succès d’une chanson qui dit :

« La chica chica (…) va te tching tchang tchong. »

Le son ch appelle naturellement à l’ailleurs attirant, à l’exotisme appréciable. On a l’impression d’être loin avec une fille spéciale quand la chanson parle de chica, de tchikita. On a l’impression d’être dans un clan secret qui parle un argot d’initié quand on parle de tchoins. Peu de chances d’avoir un succès en parlant des tchèques ou de Tchaikovsky… Plus de risques d’évoquer le rêve et les bons moments en parlant de tchatche, de litchi, ou encore de… chocolat. Lorsque la MZ et Niska sortaient respectivement « Tchapalo » et « Tchibili-Tabala » en 2015, ils étaient sans doute un peu trop en avance. La musique populaire est une question de codes et de signes de reconnaissances stylistiques. Dans les années 60, il a fallu associer la distorsion aux guitares pour les rendre électriques, et passer de la mode folk à la mode rock. Au début de la décennie, il fallait se débarrasser des “comme” dans les comparaisons et faire du hashtag rap à la Big Sean. L’ère du tch pour toucher cette frange d’auditeurs accrochés à snapchat — c’est maintenant.

Ainsi, d’ici à ce que la mode passe, il ne serait pas surprenant d’entendre des futurs hits qui tenteront subtilement de surfer sur cette tendance inconsciente. Et si MHD sortait un Tchin Tchin sur un sample de Tchinchirote ? Niro un Tchétchènes, Kalash un Tchip ? Une reprise de Tchao Tchao par Jul ? Rendez-vous l’été prochain pour danser sur une version 2018 de Tchu Tcha Tcha avec Scridge, Lebeey et L’Algérino — ou une reprise de Mao et moi par la Mafia Spartiate.

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