Derrière les machines : Kezo, maire du Grande Ville Studio
À travers leurs manipulations expertes, ils transforment une série de pistes audio éparses en un ensemble audible et appréciable. Pourtant, leur rôle crucial n’est que rarement cité au moment de féliciter la victoire collective que constitue la sortie d’un album, voire même d’un simple single. En plus d’être beatmaker, Kezo est ingénieur du son de sa profession. Dans son Grande Ville Studio, il a accueilli un large catalogue d’artistes, plus ou moins renommés, de Skepta à Jazzy Bazz, de Laylow à Lil Uzi Vert. Entretien avec le maître d’un lieu qui cimente discrètement sa place dans le paysage musical français.
Photos : @mathiaszivanovic
Tout d’abord, en quoi consiste exactement Grande Ville, et comment s’est formé le collectif ?
Grande Ville, ce sont des amis avant tout. Certains étaient en cours ensemble, d’autres étaient déjà potes de longue date, avant que le son et nos goûts musicaux communs nous rapprochent tous assez naturellement. Le collectif en tant que tel s’est formé en 2007 ou 2008, il me semble. Mais même si la passion pour la musique est la chose qui nous a relié, certains évoluent dans l’image, dans le textile ou même dans d’autres domaines qui n’ont rien à voir.
Vous avez à peine un projet à votre actif en presque dix ans d’existence, pourquoi vos réunions sont-elles aussi épisodiques ?
Nous n’avons publié qu’un projet en tant que Grande Ville Records pour le moment, mais beaucoup de projets individuels sont déjà sortis : Sur la route du 3.14 et l’album P-Town de Jazzy Bazz, Motel Music vol. 1 et 2 de Jimmy Whoo, et l’EP Nevada de Lonely Band – qui sort d’ailleurs son album ce mois-ci. Depuis trois semaines, on bosse sur un nouveau projet Grande Ville, d’ailleurs je rentre tout juste d’une session studios avec le collectif. Le truc, c’est que faire un projet en commun prend beaucoup de temps dans la mesure où nous avons envie de créer une certaine cohérence entre les titres, mais ce n’est pas chose facile au vu de la diversité des artistes qui composent notre collectif.
À quel moment avez-vous décidé de créer un studio ?
J’ai fait une école de son sur Paris et c’est là que j’ai rencontré Fox et Jimmy Whoo. Fox était très intéressé par les machines et le mastering, tandis que Jimmy était plus porté business, il connaissait déjà pas mal d’artistes. De mon côté, c’était une période où j’approfondissais mes connaissances dans le mixage. Puis un jour ils m’ont fait un Skype et m’ont proposé de faire le studio tous les trois. Après réflexion, j’ai accepté, ça me paraissait être une bonne opportunité. Du coup, on a monté le premier Grande Ville Studio en 2011.
Le profil des artistes qui viennent enregistrer au GVS est de plus en plus varié, allant de Kekra à Prince Waly, en passant par 13 Block, Hayce Lemsi et Panama Bende. As-tu le sentiment que c’est en train de devenir un endroit de référence dans le rap français ?
C’est vrai que pas mal d’artistes connus sont venus et viennent régulièrement au studio. Je ne sais pas si nous sommes une « référence » des studios mais nous essayons de faire en sorte que ce soit le cas. Ça passe notamment par le confort des artistes. L’ambiance du studio est conviviale et nous faisons en sorte que chacun se sente à l’aise, de manière à ce que les artistes donnent le meilleur d’eux-mêmes une fois derrière le micro. À côté de ça, on s’applique sur chaque morceau qui sort d’ici, de l’enregistrement au mastering, en passant par le mixage. Avant de mixer un son, je sens souvent que l’artiste ou le groupe qui a fait le morceau compte sur moi, donc j’essaie de jamais les décevoir dans mon taf !
Entre Damso et PNL, on a entendu de plus en plus de rappeurs mettre en avant leur ingé-son. Tu penses que l’attention des artistes rap sur cet aspect de la musique s’est accrue au fil des années ?
Oui, petit à petit les ingés son commencent à obtenir un peu de reconnaissance, mais alors vraiment « un peu ». [rires] En fait, depuis quelques années, les entreprises qui créent des plug-ins [effets utilisés au mixage, ndlr] innovent de plus en plus au niveau des effets. Alors en tant qu’ingé, il faut absolument être à la page. Certains effets peuvent vraiment transformer un morceau, quand tu écoutes PNL, A$AP Rocky ou Travi$ Scott, par exemple, il y a des effets de voix vraiment marqués et les artistes kiffent ça. Dans le mixage, les effets de style ont pris de plus en plus d’importance, et les ingés son aussi par la même occasion.
« Pour moi, la réussite des ingés son se trouve plus dans la réussite d’un album ou d’un artiste avec lequel on travaille. »
Il y a un côté « homme de l’ombre » qui entoure ta personne, et plus largement ta profession. Selon toi, est-ce que c’est dû au fait qu’on ne porte pas suffisamment d’intérêt à ceux qui opèrent derrière les machines ou est-ce quelque chose qui est tout simplement voulu ? Les ingés son ont-ils envie d’être dans la lumière ?
Sur un album, il faut savoir qu’il y a énormément de personnes qui travaillent, entre les graphistes, les managers, les clippeurs, les photographes, les directeurs artistiques, les ingé son d’enregistrement, de mixage et de mastering, les attachés de presse, les éditeurs, les beatmaker, etc. Il est donc logique que tout le monde ne soit pas mis en avant. Pour moi, la réussite des ingés son se trouve plus dans la réussite d’un album ou d’un artiste avec lequel on travaille. Lorsqu’on se lance dans ce métier, on ne le fait pas pour être dans la lumière. Et je ne pense pas que les ingés sons soient vraiment attirés par la notoriété du grand public, sinon ils ne feraient pas ce travail. Mais paradoxalement, je pense qu’il en faut quand même un petit peu pour être sollicité par les artistes.
Quelques pointures internationales ont également fait un tour au GVS au cours des derniers mois. Comment expliques-tu qu’ils aient atterri dans ce studio et pas un autre ?
[Rires] Ouais, nous-mêmes avons été grave surpris quand Drake, Skepta ou encore Lil Uzi Vert ont pris des sessions dans notre studio ! Au fil des années, on commence à connaitre pas mal de monde sur Paris. Entre les différentes soirées où nous allons et le studio, on a rencontré énormément de personnes. Je pense aussi que cela peut s’expliquer par le fait que les gens nous font confiance. Plus tu travailles avec des artistes connus, plus tu gagnes en crédibilité : ça donne envie à d’autres de venir, il y a une sorte d’effet boule de neige.
De ton côté, tu es également producteur. À l’heure où l’on parle, tu as tendance à plus te considérer comme un artiste ou un technicien ?
En vrai, les deux vont ensemble pour moi. Être mixeur et beatmaker, ça t’offre plus de possibilités. À force de décortiquer chaque instru au mixage, tu apprends inconsciemment à discerner dans un morceau ce qui est bon de ce qui ne l’est pas. Et ça, je pense que ça me sert quand je fais un son. Quand je compose une prod, j’aime bien enregistrer l’artiste et travailler sur la D.A. [direction artistique] du morceau. Mais paradoxalement, je n’aime pas spécialement mixer mes propres instru. Quand j’ai fait la prod, enregistré l’artiste et que j’ai entendu le morceau des heures et des heures durant, j’ai du mal à être objectif pour faire un bon mix. Quand il s’agit de mixer, j’aime dans l’idéal ne jamais avoir entendu le morceau avant.
Ce n’est peut-être qu’une impression, mais j’ai le sentiment que tu places de plus en plus de tes compositions sur les projets des artistes avec lesquels tu bosses. C’est une casquette que tu aspires à endosser de plus en plus régulièrement ?
Non, ce n’est pas qu’une impression. Quand je bosse avec quelqu’un, que j’apprécie ce qu’il fait et qu’on s’entend bien, ça me donne envie de voir ce qu’il pourrait faire sur une de mes compos. Je discute beaucoup avec les artistes qui viennent au studio, parce qu’en tant qu’ingé son l’aspect technique est important, mais le relationnel l’est aussi. A partir du moment où il y a un bon feeling, et une vraie synergie au niveau de l’artistique, ça se fait assez naturellement en fait.
As-tu une idée précise de ce qui attend Grande Ville pour les mois à venir ?
Comme j’ai déjà pu le dire, il y a True Lovers, le premier album de Lonely Band, qui sort le 24 novembre. Au-delà de ça, je travaille sur beaucoup d’autres projets mais je ne peux pas vraiment en dire plus.