La recette du Soundcloud rap peut-elle marcher en France ?
Voilà une habitude qui a disparu de nos vies, presque à notre insu. Diggers invétérés comme simples curieux, on ne va plus – ou presque plus – sur les sites de mixtapes gratuites (DatPiff et LiveMixtapes en tête), eux qui permirent à bien des espoirs locaux de devenir rookies nationaux. L’une des causes de cet abandon porte un nom bien identifié : SoundCloud. La plateforme à l’esprit digger et foutraque a en effet pris le pouvoir dans l’émergence des nouveaux rappeurs, jusqu’à être devenu le centre de formation numéro un du rap étatsunien.
Une évolution qui saute aux yeux lorsque l’on jette un œil aux deux dernières listes des XXL Freshmen. Denzel Curry en 2016, A Boogie Wit Da Hoodie, PNB Rock, XXXTENTACION ou Ugly God cette année. Tous ont éclaté en venant de SoundCloud, sans avoir profité du soutien d’un rappeur majeur déjà en place pour se faire un nom. Et si l’on compte les rappeurs comme Lil Yachty (qui doit beaucoup à sa signature chez Quality Control et surtout à Kanye West) ou Playboi Carti (dont le buzz est né seul lorsqu’il était chez Awful Records, mais dont l’exposition actuelle doit pas mal au A$AP Mob), la liste s’allonge encore.
Et le coup de force réussi par tous ces arrivants est de s’être inséré avec une facilité déconcertante dans le marché grand public, notamment via le modèle du streaming classique. L’album d’XXXTENTACION, 17, a ainsi atteint la seconde place du Billboard 200 à la fin de l’été, en partie grâce aux cent millions de stream glanés en première semaine. Un mois plus tard, c’était au tour de Lil Pump d’atteindre le podium du sacro-saint classement des charts, avec l’album portant son nom. Tandis que Lil Xan, l’une des nouvelles coqueluches des utilisateurs de SoundCloud, se balade dans le top 50 Spotify USA avec « Betrayed » depuis des mois.
Le SoundCloud rap, un genre de par son état d’esprit
La plupart de ces rappeurs émergeant de SoundCloud sont étiquetés comme « SoundCloud rappers », comme hier on rangeait dans une case les trappers ou avant-hier les artistes de G-Funk. Pourtant, le SoundCloud rap n’est pas un sous-genre du rap au sens classique du terme. Ses artistes ne se ressemblent pas par une couleur musicale (et l’esprit qui en découle), à la manière des artistes cloud ou drill par exemple. Ce qui réunit les SoundCloud rappers semble beaucoup plus relever de la manière dont ils abordent la création musicale et leur image publique. Avec un mot d’ordre : l’excentricité. Celle-ci a longtemps été contenue dans le rap mainstream, souvent limitée à certaines exubérances acceptables (l’imagerie du pimp, l’exaltation de l’esprit gangster, etc.). À l’inverse, chez ces nouveaux venus du rap, l’excentricité de tous bords ne se contente pas d’être acceptée : elle est encouragée, elle crée des carrières.
Musicalement, tout d’abord. Les SoundCloud rappers semblent avoir pris le monopole du rap alternatif, et la recherche des nouvelles idées passe par une visite sur la plateforme orange (même si l’influence directe de la drill music sur elle est évidente). De nouvelles idées dont certaines sont clairement identifiables de tous, aujourd’hui. À la façon des fameuses basses hyper-saturées de Ronny J. Si ce nom ne vous dit rien, un tour sur sa page Genius vous rafraichira les idées. Membre de C9, son travail en fait l’un des compositeurs les plus importants des deux dernières années, lui qui est derrière « ULTIMATE » (Denzel Curry), « Audi. » (Smokepurpp), « #ImSippinTeaInYourHood » (XXXtentacion) ou « Flex Like Ouu » (Lil Pump). Et depuis Young Chop et Lex Luger avant lui, aucun beatmaker ne semble s’être autant rapproché du statut de gamechanger. La remise au goût du jour de l’horrorcore par les $UICIDEBOY$ pouvant également être citée à titre d’exemple de ce que propose SoundCloud en termes d’innovation de premier plan.
Puis, l’excentricité dans l’image publique. De XXXTENTACION et ses multiples coups d’éclat (son faux-suicide en guise de promotion, ses compil de baston, ses cheveux façon BN choco-vanille ou son casier judiciaire) à 6IX9INE et ses cheveux arc-en-ciel. Les rappeurs de SoundCloud sont des maîtres de la viralité, entre recherche d’attention, esprit fucked up et stratégies marketing, on ne sait pas trop. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à foncer dans les tabous du rap à coups de Rangers. Cet automne, une vidéo postée par Lil Pump en train de recevoir une fellation d’un journaliste, ou une autre consistant en un ébat sexuel entre 6IX9INE et un homme, l’ont illustré. On est loin de la méthode classique de la série de tweets façon iLoveMakonnen pour annoncer son coming-out (lui qui représentait plus que personne l’excentricité dans le rap il y a encore deux ans, preuve que le curseur est monté d’un cran). L’excentricité consistant ici en le fait qu’il aurait paru inimaginable, encore cinq ans en arrière, qu’un rappeur à la mode assume ouvertement sa bi ou homosexualité de manière si désinvolte. Une excentricité qui inclut également un rapport aux drogues des plus décomplexé, ayant coûté la vie à Lil’Peep (21 ans) dans la nuit du 15 au 16 novembre. Il ne serait pas surprenant qu’un amoureux de l’esprit punk ait de la sympathie pour pas mal de ces gosses.
SoundCloud rap et rap du nuage
En terres francophones, il existe aussi un SoundCloud rap. Aux caractéristiques musicales et comportementales différentes, mais il existe un fourmillement à notre échelle, dans notre rap du nuage. Ce qui rapproche le plus notre scène de son pendant américain, c’est probablement l’absence de gêne à parler de drogues, et une certaine obsession pour le sirop codéiné. Mais une différence majeure s’est creusée cette année : elle n’a accouché d’aucune nouvelle grosse tête du rap français. Il n’y a même aucun artiste « né sur SoundCloud » qui soit connu de tous ici. Pourtant, cette scène aussi a ses têtes d’affiches.
Dans la scène francophone, le groupe-phare répond à une appellation numérique : 667. Partagé entre la France et le Sénégal, ce collectif dont on ne saurait définir le nombre exact de membres fait des émules depuis plusieurs années. Eux qui se surnomment « La Secte » possèdent une fanbase capable de réciter jusqu’à la déraison certains de leurs couplets. Ancienne formation de Jorrdee, ses membres les plus renommés se nomment actuellement Freeze Corleone, Lala &ce, Osirus Jack ou Zuukou Mayzie. Des artistes dont les copycats se comptent déjà par dizaines sur la plateforme. L’on pourra aussi citer (compositeurs comme rappeurs) Retro X, SOUDIERE, JMK$, Ultimate Boyz, Luni Sacks, Bit$u ou le RTT Clan.
Mais, un problème majeur se pose : si ces artistes sont capables de séduire un nombre conséquent de fans, celui-ci semble beaucoup plus restreint qu’aux Etats-Unis. Et ceux qui s’en sortent le mieux dans le marché traditionnel de la musique sont – à l’exception de Freeze Corleone – ceux qui ont mis l’accent sur YouTube pour faire décoller leur carrière. C’est à dire des artistes comme O’Boy ou Di-Meh. SoundCloud serait-il incapable de se suffir à lui-même pour lancer des rappeurs en France ? Ou alors, faut-il un XXXTENTACION francophone pour mettre la lumière sur ce monde souterrain ?
La France, terre trop aride pour le développement du Soundcloud rap ?
Le premier élément de réponse, qui n’incite pas à l’optimisme, vient de la plus basique des données : le nombre d’utilisateurs de la plateforme. En cumulé, les trois morceaux au top des charts SoundCloud français entre le 8 et le 14 décembre dépassent difficilement les 120.000 écoutes cumulées. Là où aux USA, les trois morceaux tenant le pavé tournent à presque 8 millions de streams… Parler de « monde d’écart » serait presque trop clément pour le SoundCloud français.
Dans l’esprit ensuite. Peut-être que la demande pour cet esprit bordélique, radical existe moins en France qu’aux Etats-Unis? La demande de provocation artistique n’étant jamais aussi forte que sous des régimes conservateurs dans les pays anglo-saxons. Puis, le problème est peut-être également culturel. Existe-il en France la même culture du digging qu’aux Etats-Unis? Non, très probablement pas. Le public français semble moins réceptif à l’innovation, et la difficulté d’Hamza ou Kekra à devenir de vraies têtes d’affiche de notre rap en est une intéressante illustration.
Toutefois, certaines données permettent de contrer ce fatalisme. La première d’entre elle, trop souvent négligée quand il s’agit de comprendre la montée en puissance d’un artiste, se nomme le live. Ainsi, si cette scène reste un phénomène de niche chez nous, l’amour de son public pour la musique ne l’empêche pas de remplir de jolies salles. Jason Mouga, organisateur du premier concert français de Freeze Corleone (au Ninkasi, à Lyon) et proche d’une partie de cette scène, nous a parlé de cette date. En nous expliquant avoir « fait 450 personnes, dans une salle de 600 habituée à accueillir des rappeurs bien plus médiatisés. Des gens sont venus de très loin pour le voir, et la foule était possédée. La force de ces artistes, c’est que les fans sont vraiment impliqués. Encore aujourd’hui l’aftermovie tourne et les jeunes s’identifient dessus. » Il embraye à propos d’un show de Di-Meh organisé en février dernier. « C’est dans ce genre de soirée qu’on comprend le phénomène qui se crée autour de cette scène. Le concert était sold out et la péniche où a eu lieu le concert tanguait. Les petits viennent en concert pour se défouler, et la réputation scénique extrême de Di-Meh attire beaucoup les jeunes. » Une fidélité du public capable de remplir de plus grandes salles que des rappeurs classiques à exposition similaire. Qui peut être un argument de poids pour convaincre les festivals, entre autres. Puis, une donnée revient également à l’envi dans les mots de Jason : la jeunesse de ces fans. Puisque si la scène SoundCloud de chez nous peut plaire à bien des auditeurs, c’est chez les moins de vingt ans qu’elle fait le plus d’émules.
À vrai dire, elles semblent plus voir SoundCloud comme une simple plateforme de découverte, au même titre que YouTube ou Spotify. Ou même en-dessous.
Compréhension de l’intérêt du live et fanbase peu âgée : nos rappeurs Soundcloud utilisent ici quelques ingrédients qui ont permis l’émergence de leurs homologues américains. En effet, le live est l’une des clés de compréhension centrales de l’explosion du SoundCloud rap aux Etats-Unis. Si ces rappeurs se comportent comme des rockstars, ils ont la logique de le faire entièrement, en misant tout sur les shows et en convertissant leur excentricité musicale en excentricité scénique. « Quand notre musique a commencé à gagner en popularité, on est partis s’aventurer dans d’autres Etats. On a acheté des vans Mercedes et on a faisait des aller-retours entre la Floride et le reste du pays » explique ainsi SkiMask The Slump God à Rolling Stone, à-propos de lui et XXXTENTACION. Des concerts qui commencent d’ailleurs à arriver en Europe. Entre Lil Peep qui s’est produit en septembre à la Maroquinerie ou le même SkiMask qui jouera à l’Elysée Montmartre au printemps, ces rappeurs ont un public en France.
Avoir un jeune public est évidemment un avantage. D’autant que la consommation du rap est actuellement en train de vivre un tournant en France. Lui qui n’était qu’un genre écouté parmi d’autres dans les lycées cinq ou dix ans en arrière, est – de manière écrasante – le style musical le plus écouté par nos têtes blondes en 2017. Des générations habituées à découvrir des artistes sur les réseaux sociaux ou les plateformes de streaming, beaucoup plus qu’en écoutant la radio. Dès lors, il n‘est pas à exclure qu’une scène SoundCloud ne naisse ici, à condition de combiner cela à l’utilisation d’autres app. Que ce soit YouTube, à la manière d’un Lil Pump ou Twitter, tel XXXTENTACION, ou Instagram, qui a d’ailleurs signé un deal avec la plateforme de streaming en 2013. Et qui est le relais parfait à la musique d’une scène indissociable de l’image et de cette génération Z si présente sur le réseau.
Mais, si le potentiel de demande existe, ceux qui suivent la scène SoundCloud française sont encore peu. Et les utilisateurs de SoundCloud sont de manière générale peu nombreux, comme expliqué plus haut. Mais internet est une terre de précipitation permanente, et jamais la vitesse de création des phénomènes n’a été si vive. Aux rappeurs SoundCloud d’ici de profiter de l’appel d’air créé par leurs homologues américains, quitte à utiliser certains de leurs codes pour séduire un public.
La balle dans le camp des professionnels du disque?
.@smokepurpp just signed to Todd Moscowitz’s Alamo Records and got a $50k diamond chain 💎💸 pic.twitter.com/DDy1MnZI2B
— XXL Magazine (@XXL) 9 mars 2017
Cette injonction à agir est bien sûr provocatrice. Puisque les SoundCloud rappers américains n’en sont pas arrivés là seuls. C’est aussi une partie de l’industrie qui a compris ce qu’ils avaient à proposer, et qui ont deviné les perspectives lucratives sous-jacentes. Comme l’inévitable Todd Moscowitz. Ancien président de Def Jam, co-fondateur de 300 Entertainment, cette figure de l’industrie du rap américain fut par exemple le premier à signer Cam’ron, Young Thug, Pimp C ou Gucci Mane en major. En fin d’année 2016, il a créé Alamo Records, sous-label d’Universal consacré à cette scène, dont la première vraie recrue fut Smokepurpp. Preuve que les têtes pensantes de l’industrie ont compris le potentiel à court-terme d’une scène qui séduisait déjà des millions d’ados et de jeunes adultes Américains. Un label dont le DA, Joey Walker, est le rédacteur-en-chef de Daily Chiefers, blog se voulant “plus avant-gardiste que Pigeons and Planes”, très lié à la nouvelle scène floridienne (dont font partie bien des SoundCloud rappers comme Lil Pump, Pouya, Robb Banks, XXX ou SkiMask). Une tendance illustrée par les propos tenus par Adam Grandmaison (a.k.a Adam22) à Rolling Stone. Cet homme aux mille vies enregistre depuis plusieurs années des interviews dans la réserve de son shop de BMX à LA, dont bon nombre dépassent le million de vues sur YouTube. Les micros de son émission, No Jumper, ont servi de premier passage médiatique à plus ou moins tous les rappeurs ayant émergé de SoundCloud. “X a marché si fort que ça a mis en lumière tous les autres Floridiens. Comme Lil Pump, Smokepurpp et autres, qui ont commencé à être signé. Soudainement, on a commencé à me regarder genre ‘Oh, t’es le type qui peut nous expliquer tout ça.’ Ils veulent me donner un peu de tunes pour monter des joint labels avec eux”.
En France, qu’en est-il du rapport des majors au son du nuage? Cherchent-elles à développer le potentiel émanant de cette scène? À vrai dire, elles semblent plus voir SoundCloud comme une simple plateforme de découverte, au même titre que YouTube ou Spotify. Ou même en-dessous. Ainsi, BITSU (resté loin des professionnels du disque malgré un nombre conséquent de sollicitations) nous explique que « la place que tu tiens sur YouTube est très importante en France. C’est pas comme aux States, où tu découvres d’abord un son par le biais des plateformes audio ou de SoundCloud. Non, ici ton nouveau son c’est ton nouveau clip, point barre. Les DA se fient beaucoup plus à mes vues YouTube. A part ceux qui ont un minimum de culture internet et de la nouvelle génération. Mais la moitié sont incompétents, incultes et has-been. » Des propos tranchés d’un artiste croyant en son art, en son public et en l’esprit SoundCloud. Peut-on alors leur en vouloir ? D’un côté, la scène française du SoundCloud rap reste encore un phénomène de niche. Mais de l’autre, elles seraient bien avisées d’au moins y réfléchir. Puisque cette scène partage l’esprit anarchiste et alternatif de son pendant américain, avec la même audace dans l’art du self-marketing. Et si, ensemble, les SoundCloud rappers ont pris en otage l’année 2017 aux States grâce au vent de fraîcheur émanant de cet esprit, peut-être qu’un mouvement similaire pourrait aussi voir le jour en France, qu’importe le retard que cela prendra.
Une dernière piste est envisageable, entre le oui et le non, pour répondre à la problématique de cet article. Peut-être qu’une scène SoundCloud française peut exploser, oui. Mais, pas avec sa propre originalité. En faisant tout simplement du sous-Soundcloud américain. C’est à dire du sous-Xxxtentacion, du sous-$UICIDEBOY$, du sous-Lil Pump, etc. Et il ne serait pas étonnant qu’émerge de YouTube ou de Spotify l’équivalent français de ce qu’a été Gradur pour la drill en 2014 (celui qui popularise à très grande échelle en France un genre déjà écouté par un public averti depuis un bon moment), sans même avoir de compte SoundCloud. Ce qui serait assez dommage, au vu de ce qu’ont à proposer des artistes comme les membres du 667, SOUDIERE ou Di-Meh. C’est à dire des univers qui, malgré certaines influences américaines (comme dans tout le rap francophone), portent vraiment leurs touches artistiques propres.
D’aucun argueront que de toutes façons tout ceci n’est qu’une une question vaine, puisque la plateforme n’a toujours pas trouvé son business-model, licenciant ci et là des salariés, sa chute annoncée servant même de support aux opérations marketings de Chance the Rapper. Toutefois, plus qu’une simple plate-forme, SoundCloud est le lieu idéal pour tous les créatifs agités d’internet, et son esprit survivra quoiqu’il arrive, par d’autres biais. N’est-elle d’ailleurs pas elle-même une enfant de l’esprit MySpace? Dès lors, à l’heure où la technologie rend la possibilité de confectionner un hit accessible même aux moins talentueux, les dérangés, les excentriques, les vrais créatifs ont et auront leur mot à dire. Et si leur heure de gloire n’est pas donnée par l’industrie, c’est la viralité et donc le public qui finiront par s’emparer de l’horloge pour leur donner l’occasion de briller sous le soleil de midi. On fait le pari ?
Illustrations : Luc Voyageur