J’avais 15 ans quand j’ai découvert Illmatic
Le 19 avril 1994, Illmatic s’assoit dans les bacs à disque comme un délinquant sur les fauteuils d’une première classe. Le début d’une ère où les beats crades posent le canon de leurs calibres sur les tempes des charts. Moi, j’avais quinze ans. Je n’ai pas vraiment de souvenir distinct de ce que je faisais en ce jour historique… je me suis masturbé sans doute, comme n’importe quel adolescent qui doit expulser tous les jours son trop plein d’amour pour ne pas devenir tueur en série. Quelques certitudes cependant : c’est une des oeuvres discographiques qui m’a le plus frappé et une de celles qui a le plus sculpté mon goût musical.
Le début d’année 1994 est charnière en terme de rap américain. Depuis la sortie de The Chronic de Dr. Dre en 1992 puis de Doggystyle de Snoop Doggy Dogg fin 93, la west coast dame le pion à une big apple qui cherche son second souffle. Les EPMD, Kool G Rap et autre Rakim cherchent tous leur abonnement au gymnase club pour taffer le cardio. Heureusement les mois d’automne 93 accouchent de trois albums majeurs: Enta Da Stage (Black Moon), Enter The 36 Chambers (Wu-Tang Clan) et Midnight Marauders (A Tribe Called Quest). Autant dire que les pontes Californiens se font pincer les tétons au beau milieu de la fête.
C’est sous ces auspices de saine compétition musicale que le plus beau bourgeon des Queensbridge Projects, Nasir Jones, décide, avec Illmatic, de foutre son grain de sel de Guérande dans cette sublime marmite rapologique. D’une part, et c’est une évidence, en raison de sa performance à proprement parlé et d’autre part parce que la liste des producteurs qui officient sur Illmatic rendrait sexy un album de Matt Pokora.
Un petit détour s’impose vers le poste de producteur exécutif. Derrière la surbrillance du génie qui emporte tout, les hommes de l’ombre oeuvrent sans bruit. Ils lavent les chiottes, pensent à prendre la glacière pour les pique-niques, retournent chez eux chercher la crème solaire… on les oublie prestement, à tort. Aussi moche que visionnaire, MC Serch, le rappeur du groupe 3rd Bass, invite Nas sur le morceau « Back To The Grill »… un morceau qui serait sans doute tombé dans les oubliettes sans le couplet du castor junior. Serch prend le rappeur sous son aile poisseuse mais protectrice et s’efforce de lui trouver un deal. Avec difficulté (oui oui vous avez bien lu) il finit par le caser chez Columbia (pour la petite histoire Russell Simmons, alors tout puissant boss de Def Jam, refusa Nas car « son style ressemblait trop à Kool G Rap ». Producteur exécutif de l’album, MC Serch doit mener un dernière mission à bien: mobiliser les architectes sonores qui feront du talentueux morveux une légende du rap. Allons-y pour un délicieux tour de table.
Le DJ/Producteur est à l’aube de sa domination dictatoriale sur l’underground new-yorkais. Son implication dans Illmatic (« NY State Of Mind », « Memory Lane », « Represent »), ses prods sur le premier Jeru The Damaja (Sun Rises In The East) et le troisième album de son groupe Gang Starr (Hard To Earn) le propulsent en Ligue des Champions du boom bap. C’est un peu comme si une équipe de foot alignait Ronaldo, Messi et Ibrahimovic pour entamer la saison (Jérémy Morel et Christophe Jallet n’ont pas été retenu pour la métaphore). DJ Premier, au vu et su du potentiel messianique de Nas, consent, comme les autres beatmakers sur lesquels je vais m’attarder, à réviser ses cachets très à la baisse.
L’histoire du rap ne passe pas deux fois (quoique si, puisque Premier fit preuve de la même mansuétude avec un jeune gars enthousiasmant, Jay-Z, qui enregistrait son Reasonable Doubt avec trois francs six sous en 96). Pour l’heure Premo pond trois beats vindicatifs pour le joyau du Queens dont le ténébreux « NY State Of Mind ». Les premiers balbutiements de Nas sur le morceau sont restés dans la légende. Il scande deux vers d’intro sanguinolents (Straight out the fuckin’ dungeons of rap/ Where fake niggas don’t make it back) puis, suspendu au dessus du beat, lâche un aveu (I don’t know how to start this shit) qui normalement reste dans les coulisses d’un enregistrement. Premier se réveille et tape sur la vitre de la cabine en lui criant « maintenant » (sans doute le fit-il en anglais NDR). Nas s’exécute et commence son couplet pile sur la petite note de piano dépressive qui achève les quelques mesures d’intro. A la finalisation du track ils décident de concert de garder la phrase, un peu comme De Palma conserva le plan de Pacino qui se brûle la main sur le canon du M16 à la fin de Scarface. Comme dirait un poto devant un fessier rebondi, « trop réel ».
Pete Rock… écrire le nom de ce producteur impose des points de suspension de déférence. Avant la sortie de Illmatic il est devenu une des divinités du milieu avec le mythique album Mecca And The Soul Brother sorti en 1992. Au moment de réunir l’équipe des zikos, Pete Rock est convoqué en grande pompe. Et le mec nous balance « The World Is Yours », tranquille. Je me pose toujours la question de savoir comment ça se passe quand un rappeur légendaire écoute pour la première fois un son légendaire. J’imagine bien Pete Rock en train d’insérer sa disquette ou sa DAT dans une bécane du studio, puis de s’asseoir gentiment en buvant son thé au jasmin pendant que la prod fracasse les cloisons du studio et que Nas se prosterne en slip devant lui. La qualité du son a en tout cas bien tourneboulé DJ Premier qui retourna illico chez lui après l’écoute pour faire une nouvelle prod. Ce fut « Represent ». #beethoven&mozartquisenjaillent
Nas est déjà depuis quelques années dans la roue de Large Pro qui l’invite sur le morceau « Live At The Barbeque » de son groupe Main Source. Le couplet est par ailleurs la toute première apparition discographique de Nas, et la planète hip-hop de constater que le jeune fils de pute sait déjà plier un beat pour le ranger dans l’armoire. Large Pro produit ensuite « Halftime » en 92 que l’on retrouve à juste titre dans Illmatic en 94. C’eut été comme retirer Passe Partout de Fort Boyard, ça marche sans, mais c’est légendaire avec. Le beatmaker est d’ores et déjà une sommité avec Main Source mais ses productions dans Illmatic (« Halftime », « One Time For Your Mind », « It Ain’t Hard To Tell ») lui offrent des charentaises rembourrées pour traîner dans la salle d’honneur du Hall Of Fame hip-hop.
Tout comme les autres compositeurs, Q-Tip est au début de son règne et a délivré trois albums qui vont compter avec A Tribe Called Quest. Midnight Marauders sorti en 93 est encore considéré comme le meilleur par moult puristes. Coton-Tige (Q-Tip en français) est donc légitimement courtisé pour lustrer le shine émergeant de Nas. A quoi doit-on vraiment le chef d’oeuvre avec lequel les deux loustics vont nous tartiner la gueule? Alignements des astres, Nostradamus, Jesus-Christ… ce One Love reçut sans aucun doute un petit coup de pouce mystique. Poignant, brillamment interprété, musique élégante et dépouillée, on y est grave. Q-Tip remixera ensuite « The World Is Yours » sans toutefois dépasser l’original de Pete Rock.
L.E.S. :
Il ne se fend que d’une seule oeuvre sonore mais elle n’en est pas moins légendaire: « Life’s A Bitch », avec AZ en featuring. Le track est bien jazzy avec un sax qui chiale sa mère à la fin. Les deux artificiers rimologues déclament leur désillusion existentielle. On croirait entendre des grabataires vétérans de guerre sauf qu’ils ont la vingtaine et tous leurs chicots. L.E.S. est le seul beatmaker du disque sorti de l’oeuf puisque « Life’s A Bitch » est sa première apparition discographique. AZ lâche aussi sa première verse. Le premier travaillera avec plusieurs entités du rap game, le second obtiendra un deal sur un seul couplet. Ils auront tous deux des carrières un poil chaotiques mais elles auront le mérite d’exister.
Il serait de bon ton d’évoquer Nas malgré tout. Au début de l’année 94 il a 20 ans, il habite la plus grande cité de NY et la misère qui l’environne l’enquiquine beaucoup donc il décide de faire un des meilleurs disques de tous les temps. Illmatic est un fidèle reflet du New -York folklorique du début des années 90: poisseux, menaçant, clivé, dur sur l’homme. C’est d’ailleurs assez stupéfiant de constater que l’injustice et l’insécurité qui régnaient dans la mégalopole à l’époque ont conditionné une période hip-hop d’une qualité inégalée jusqu’à aujourd’hui. « L’art vit de contrainte et meurt de liberté » disait Paul Valéry, MC sètois d’un autre style.
Chez Nas tout commence avec son flow, sublime robinetterie lyricale dont les canalisations transforment la tourbe new-yorkaise en miel auditif. La syntaxe, les images et les assonances du rappeur dégagent une poésie abrasive difficilement traduisible. Nas est instantanément classé dans la catégorie où ne figure pas Patrick Sebastien : les lyricistes. L’album n’excède pas les 40 mn mais ce n’est pas fondamentalement grave puisque que les double CDs comme Boulevard Des Hits avoisinent les 2h40 de pénibilité. Illmatic est court et maitrisé, concis et légendaire, rapide et éternel.
Ce disque unique est aussi une malédiction. 20 ans et 10 albums solo plus tard, Illmatic est toujours un paradis perdu dont Nas n’a jamais vraiment pu se relever. It Was Written, le deuxième, a perdu en rugosité ce qu’il a gagné en vente (à savoir le double, 2 millions de copies). Beaucoup de fans ont grincé des molaires même si c’est plutôt par la suite que la qualité artistique a pris un coup dans le buffet. Une conclusion évidente se dégage de la carrière de Nas : elle n’est pas du tout à la hauteur des promesses qu’esquissait Illmatic.
Pour cette réédition d’anniversaire, un second CD offre quelques plages supplémentaires de freestyles et autres morceaux rares ou inédits. En toute honnêteté, on s’en bat les reins. Le disque original n’a besoin d’aucun complément et surtout pas de cette vilaine pochette qu’un sombre stagiaire incompétent a dû bâcler juste avant de faire signer sa convention.
Les années passent mais je le remets régulièrement et précautionneusement dans mon iPhone car il souffle le vent de l’excellence et du souvenir. Illmatic ne doit souffrir d’aucune faute de frappe ou de prononciation, son écoute doit se faire avec un respect religieux et si possible dans une chapelle romane du XIIe siècle pour une acoustique solennelle, il est recommandé dans un cadre thérapeutique en cas de visionnage d’un clip de Swagg Man, il est crucial, radical, définitif.
Bardamu
Illustration : Lazy Youg