Omerta : « La société continue de fermer les yeux sur ses propres créations »
Omerta est jeune, d’à peine quelques mois, et pourtant le collectif a déjà deux coups d’éclat à son actif. Sur eux, on ne sait pas grand chose si ce n’est que le groupe met un point d’honneur à conserver son identité secrète.
Omerta signifie littéralement « hommes humbles » ou « société des hommes d’honneur ». Comme pour que notre regard puisse se porter sur ce qui importe vraiment en faisant fit des lois, leurs œuvres se découvrent sous les regards circonspects des badauds, habillant ainsi leur message d’un caractère sulfureux, presque cynique. Et si leur terrain de jeu se limite pour l’instant à Paris et sa périphérie – avec notamment la grosse bâche « Crackland » posée au dessus du périphérique parisien au mois de juillet ou la carotte « Tabac » accrochée sous le métro Barbès-Rochechouart – la portée de leurs actes est elle, universelle. Aussi évident qu’un nez au milieu de la figure, leurs installations choquent parfois, gênent souvent mais questionnent. Toujours.
Qui êtes vous ?
Nous sommes un groupe d’individus ayant grandi en zone urbaine, dans le nord de Paris. Chacun de nos parcours est différent de l’autre mais nous fonctionnons de la même manière. Nous sommes tout le monde et à la fois nous ne sommes personne car nous préférons rester dans l’anonymat comme le sous-entend le nom de notre collectif.
Jusqu’à présent vos productions tournent toutes autour des symboles et par extension des codes. D’où vous vient cette envie de jouer avec ces notions ?
On a l’impression qu’apporter un angle de vue différent à la réalité, au quotidien des parisiens peut être quelque chose d’intéressant, sans pour autant offrir une grille de lecture à nos actions. On veut que les gens puissent s’interpeller, se questionner quant à la présence de nos réalisations dans leur champ de vision. Dans le fond, nous ne créons rien, les créations étaient déjà présentes. Nous nous cantonnons à les révéler, à les mettre en lumière.
On a l’impression que vous jouez avec cette confusion, il y a comme un double discours dans votre approche qui flirte avec l’antithèse. Vos actions sont visuellement brutales, le champ lexical que vous employez aussi, tout comme votre slogan « Punch 1st, ask questions later ». D’ailleurs vous auriez très bien pu vous appeler « énantiose ».
C’est intéressant de voir qu’en levant le voile sur ces pratiques nous levons aussi le voile sur les façons dont les gens perçoivent et vivent ces activités qui font partie de leur quotidien. Sur nos réseaux sociaux, on reçoit des messages très différents les uns des autres. La majorité d’entre eux nous valident mais pour des raisons différentes, tandis qu’une minorité nous critique. Mais encore une fois nous n’avons rien inventé. Il s’agit de créations de la société qu’elle refuse de voir ou du moins qu’elle n’assume pas vraiment.
Histoire de continuer la métaphore filée relative à votre nom, existe-t-il un pacte entre les gens du groupe pour choisir qui vous pouviez mettre dans la confidence ?
On se connait tous depuis suffisamment longtemps pour se faire confiance mais bien entendu, cela veut aussi dire que nous devons limiter l’information dès lors que nous sommes à l’extérieur du groupe. On évite de mettre des gens dans la confidence et nous n’en parlons pas vraiment ailleurs qu’entre nous. Le fait de prioriser le groupe sur les gens qui le compose évite les problèmes d’égo et de reconnaissance. On n’est pas là pour se starifier personnellement mais pour faire briller le collectif et surtout le travail. Chez nous, tout le monde est au même niveau.
« Aujourd’hui, tout est mis à disposition pour trouver une réponse à n’importe quelle question, il suffit d’aller sur Google et en un instant tu es fixé. »
Donc pas de dépassement de fonctions à l’ordre du jour. Qu’en est-il au niveau de la répartition des tâches, avez vous trouvé votre équilibre, chacun connait-il son rôle ?
Effectivement, dans le groupe chaque personne a un rôle attitré et des compétences propres. Tu en auras qui seront plus portés sur la construction, d’autres sur l’orchestration ou encore le graphisme. Comme tout collectif, chacun a son mot à dire et sa valeur est égale. Par contre, lorsqu’il faut trancher sur un point c’est celui qui a la plus grande expertise qui tranche.
La question de la représentation se pose depuis très longtemps, qu’elle soit religieuse, philosophique, militaire ou mercantile. En quoi votre démarche se démarque-t-elle des autres collectifs ou personnalités disruptives ?
Nous avons notre propre opinion sur ce pourquoi nous faisons cela mais nous la gardons pour nous, libre aux gens de se faire la leur. Aujourd’hui, tout est mis à disposition pour trouver une réponse à n’importe quelle question, il suffit d’aller sur Google et en un instant tu es fixé. La société a habitué les gens à cette « facilité intellectuelle », elle pré-mâche le travail. Tout doit avoir une réponse, un début et une fin pour rentrer dans une case. Tout à l’heure tu parlais de Banksy, de SpaceInvaders… C’est là-dessus qu’on essaye de se différencier.
Qu’est-ce qui motive Omerta à agir ou plutôt réagir à travers ses actions ?
Entre nous, chacun à ses propres raisons, ses propres motivations. On se pose régulièrement la question et chacun arrive avec une réponse qui diffère de celle son voisin. Mais notre leitmotiv et la raison qui nous rassemble, c’est qu’on prend plaisir à faire ça. Cela nous amuse de faire une opération commando au milieu des crackheads, ça nous amuse de voir la réaction des gens, ça nous amuse de voir comment nos actions peuvent être récupérées, par exemple quand les buralistes sous-entendent qu’ils savent qui est à l’origine de la carotte. Ça nous amuse de voir que malgré les nombreux relais médias autour de nos actions rien ne change : la société continue de fermer les yeux sur ses propres créations.
« Si on avait pris le parti d’exposer nos motivations de fond, on ne pense pas qu’il y aurait eu autant de discussions. »
Parce qu’Omerta, parce qu’avares d’explications, on a quand même un sentiment d’inachevé, comme si votre démarche n’aurait pu être complète que grâce à la compréhension totale du message par les gens. Un arrière-goût de « presque » comme avec la scène du vieux dans La Haine, John Hamon ou l’arrière-goût laissé à la fin d’Inception…
On peut comprendre cette frustration mais d’un autre côté on se dit que c’est peut–être ça qui va marquer les esprits. En levant le voile sur une activité, on lève le voile sur plein d’autres sujets : les riverains et leur mal être quant à la situation, les syndicats de buralistes et leur ras-le-bol face à cette concurrence déloyale, les gens qui soutiennent ces vendeurs en expliquant la précarité de leur situation… Idem pour les crackés.
Au final, c’est assez intéressant comme situation. Si on avait pris le parti d’exposer nos motivations de fond, on ne pense pas qu’il y aurait eu toutes ces discussions.
Votre démarche n’a-t-elle vocation qu’à être urbaine ?
Pas nécessairement. Notre terrain de jeu est beaucoup plus vaste. Les créations de la société ne se limitent par à la rue.
On parle de Banksy et de son côté subversif devenu au fil du temps quelque chose d’artistique pour finalement être « accepté » dans les moeurs, limite comme faisant parti du patrimoine culturel contemporain. Si cet artiste peut aujourd’hui vivre de ses démarches artistiques, est-ce qu’à terme c’est une situation qui pourrait vous arriver, à savoir de monétiser vos opérations ?
Il ne faut jamais dire jamais, on n’en sait rien encore aujourd’hui. On préfère vivre ça sereinement sans tirer de plan sur la comète. Après, si un mécène ou une fondation souhaite financer nos actions sans imposer aucune contrainte on se posera des questions à ce moment-là mais pour l’instant on reste dans notre bulle. En tout cas, nous n’avons pas la prétention d’imaginer un tel avenir et ce n’est pas ce qui nous motive. Bien sûr, on a une finalité en ligne de mire et on se fixe des objectifs ne serait-ce que pour avancer.
Aujourd’hui on se rend compte que de plus en plus d’artistes ont une identité graphique forte et collaborent avec des spécialistes en la matière : Stromae, PNL, Christine and The Queens, Jain et j’en passe. Est-ce qu’à terme cela vous intéresserait de collaborer avec des musiciens pour leur permettre de développer tout leur potentiel ?
C’est très difficile de répondre à ces questions sans avoir été confronté à ça. À chaque fois, les gens qui répondent sont pris en faute quelques années plus tard. Donc on ne sait pas et puis, si un artiste se présente avec un projet qui nous parle et qui rentre dans notre champ de compétences, pourquoi pas. Mais bon, il y a de fortes chances qu’il nous impose ses contraintes donc y’a peu de chance que la collaboration voit le jour.
On en revient à la symbolique, toujours : des motifs de leur vêtements en passant par leurs clips, les artistes usent de plus en plus de ces procédés. Pour vous qui jouez avec ces codes, est-ce une manière de toucher plus de gens ?
Bien évidemment, tout est mis en oeuvre autour d’eux pour qu’ils vendent plus. Mais c’est quelque chose qui peut être assez traître dans le sens où, à partir du moment où tu mets trop de stratégie dans ton oeuvre ce n’est plus de l’art mais un produit. L’art c’est un travail, une démarche sans aucune contrainte. Dès que tu rajoutes la moindre stratégie à ton art, tu le transformes en produit commercial. Mais cela ne nous choque pas, nous respectons et comprenons ces démarches-là, même si ce n’est pas la nôtre.
Mais le propre même d’un artiste n’est-il pas de toucher le plus de personnes à travers son oeuvre ?
Bien sûr ! C’est l’analogie un peu dépassée d’un artiste indépendant par rapport à un autre signé en major. Quoi qu’il arrive, si aujourd’hui tu n’es pas épaulé par une bonne équipe de communication c’est très compliqué d’émerger. Quitte à ce que ces spécialistes dénaturent un peu l’essence même de l’artiste en réorientant son image, voire ses textes. L’artiste devient alors un produit façonné par son équipe au gré des tendances.
« On part du principe que lorsque tu intellectualises trop ce que tu vas faire, tu finis par ne pas le faire, ou le faire de façon aseptisée. »
Autant vos créations sont très « carrées » et bien exécutées, autant votre réflexion est très « organique », pour ne pas dire à l’arrache.
Complètement et on ne s’en cache pas car on estime que c’est important de garder cette dimension-là, ce côté freestyle, afin d’éviter de rentrer dans un processus mécanique et industriel. On fuit totalement cette démarche au point qu’elle devienne une phobie. Et c’est quelque chose qui vient sûrement de nos environnements de travail respectifs, où on ne fait que se plier à un système. Omerta devient une vraie bulle d’oxygène pour nous et nous aide à sortir de tous ces principes de raisonnement qu’on applique au quotidien. Voyez ça comme notre cour de récréation.
Vous êtes en quelque sorte les versions 3.0 de Néo dans Matrix, lorsque Morpheus lui propose de choisir entre la pilule rouge et la bleue. Dans le même sens, j’ai l’impression que votre vision se rapproche aussi du message du film Fight Club.
Ah ouais, tu vas loin quand même ! En fait, on pense qu’il ne faut pas trop intellectualiser ce que l’on fait. Nous en tout cas on ne le fait pas vraiment, mais si les gens le font… Cela n’engage qu’eux. On part du principe que lorsque tu intellectualises trop ce que tu vas faire, tu finis par ne pas le faire, ou le faire de façon aseptisée. D’où notre devise « Punch first, ask questions later ». On en a ras-le-bol des gens qui parlent trop et qui agissent peu. Voilà ! Fais ! Agis ! Notre démarche s’inscrit dans ce dynamisme-là, on est assez réactifs et on peut finaliser une action une semaine après avoir décidé que ça valait le coup de se lancer dedans. Réduire le temps de réflexion permet d’éviter de produire quelque chose de générique. On se laisse donc assez de temps pour se poser toutes les questions mais pas assez pour y répondre. Avec un peu plus de réflexion et de temps, on aurait pu se dire que percer des trous afin d’accrocher la carotte c’était un peu trop brutal et qu’on aurait pu l’accrocher différemment. Mais si on avait agit ainsi, cela aurait enlevé du cachet et de la pureté à l’installation.
Instagram : Omerta