La révolution Rosalía est déjà télévisée
Rosalía n’est pas une rookie. Très loin de là. La jeune Espagnole subjugue le monde hispanophone depuis trois ans déjà avec un savoureux mélange de flamenco et de trap dont elle seule a le secret. Mais la Catalane a une aura telle qu’elle a de quoi exploser à tous niveaux, sans frontière aucune à son succès, même en plein coeur d’une francophonie qui a toujours eu du mal à aimer durablement un(e) artiste ibérique. À suivre.
Illustrations : @capulla.sixtina
« J’ai le cœur partagé entre le flamenco et toutes les musiques du monde. » C’est comme cela que Rosalía, le phénomène espagnol de 2018, parle d’elle-même et de sa musique. Son premier album, Los Àngeles, était un pont entre plusieurs univers musicaux ibériques ; son second opus, El mal querer, avec lequel elle revient aujourd’hui, tend la main au monde entier avec un style musical unique à la rencontre du flamenco, de la pop et du rap. Présentation d’une artiste aux multiples facettes.
Facette 1 : la flamenca
Lorsque Rosalía dévoile le clip de « MALAMENTE » en mai, on assiste à un raz-de-marée d’enthousiasme en Espagne, puis partout ailleurs. Hors de son pays natal, nombreux sont ceux qui découvrent le personnage énigmatique qu’est Rosalía grâce à ce track enivrant. Même sans vraiment comprendre ses textes, beaucoup sont touchés et intrigués par l’univers musical et visuel de la jeune espagnole. Chez elle, « MALAMENTE » fait l’effet d’une bombe et termine d’installer Rosalía, déjà connue et reconnue, tout en haut de l’affiche.
Le parcours de Rosalía Vila Tobella commence dans une petite ville de la province de Barcelone. Très tôt, elle découvre le flamenco, style musical né en Andalousie dont les premières traces remontent au 18ème siècle. Ce genre artistique est formé de trois facettes le chant, la danse et la guitare. Son organisation théorique est extrêmement complexe, codifiée et précise. Le chant est par exemple organisé en palos, que l’on peut définir comme chacune des variétés traditionnelles de chant flamenco. Un palo est reconnaissable à la construction rythmique ou mélodique, par le thème ou le ton choisi pour un morceau.
Les sentiments sont au centre de ce style musical. De fait, la mort, la passion, le désespoir ou la foi sont des thèmes récurrents de ce type de chant. Pour la jeune Rosalía, dès la première écoute, c’est un véritable coup de foudre, comme elle l’explique à Pitchfork : « Particulièrement avec Camarón de la Isla [chanteur flamenco iconique, ndlr]. Il avait la voix d’un animal. C’était comme s’il m’avait jeté un sort. Pour moi, c’était comme s’il n’était possible de chanter plus honnêtement ou viscéralement que lui. » Dès ses treize ans et pendant des années, Rosalía étudie donc le chant et la danse flamenco. « Le flamenco est la musique qui m’a formée. C’est la musique que j’ai choisi comme base », confie la jeune espagnole à Billboard.
Ses premiers singles sont donc sans surprise, des morceaux de flamenco.
Mais là ou Rosalía étonne, c’est de par son interprétation moderne de ce genre classique et par son style loin du cliché de la chanteuse de flamenco, à robe rouge froufroutante et fleur dans les cheveux. C’est en pantalon, basket aux pieds, les ongles longs travaillés à la Rihanna, que la jeune Espagnole opère. Le parallèle avec Riri ne s’arrête d’ailleurs pas là. Durant l’été 2016, Rosalía et C.Tangana, le Drake madrilène, sortent plusieurs duos dont le tube « Antes de morirme » qui se classe immédiatement numéro 1 sur Spotify en Espagne.
Facette 2 : la traditionnelle with a twist
On parle de plus en plus d’elle et en 2017, Rosalía sort l’album Los Àngeles. Là où certains l’attendait dans un registre plus pop de par son âge et ses duos aux sonorités américanisantes, la jeune espagnole choisi de livrer un album résolument flamenco.
Rosalía surprend par le style musical mais aussi pas le thème choisi pour cet album : la mort. Abordée sous différents angles, sous différents points de vue. Un sujet lourd de sens pour la jeune espagnole d’à peine 24 ans. « Pour moi il y a des tristesses que l’on peut uniquement expliquer en chantant. (…) Souvent, je pleure à l’intérieur et je ne sais pas pourquoi. Et je ne pourrais pas pleurer comme ça en parlant. Je le fais seulement en chantant », explique la jeune femme dans la vidéo qui présente son premier album. Sur cet album, Rosalía s’associe avec Raül Refree guitariste et producteur habitué à l’univers flamenco. A propos de ce projet, Refree explique que le silence a volontairement une place prépondérante et beaucoup de poids. Le guitariste souhaitait que la voix de Rosalía brille et ai toute la place nécessaire pour toucher les gens comme elle l’a touché lui-même.
Un album épuré, mais qui n’empêche pas l’Espagnole de prêter une grande attention à l’aspect visuel de sa musique. En témoigne notamment le clip de « De Plata », produit par Canada la maison de production barcelonaise qui ne cesse d’impressionner par sa créativité et avec qui Rosalía travaille régulièrement.
Dès ses débuts, Rosalía choisi d’associer la tradition musicale du flamenco à une identité visuelle très moderne. Une manière d’amener davantage d’auditeurs vers cette musique savante et de faire connaître au plus grand nombre un univers qui peut sembler impressionnant, voire inaccessible. Les retombées ne se feront pas attendre : Los Àngeles rencontre un vrai succès dans le monde hispanophone. En faisant ce choix, Rosalía participe à la diffusion de ce style musical parmi les jeunes et à l’étranger. Invitée sur toutes les télés et radios d’Espagne, elle s’exprime avec clarté, parle avec passion de son projet et garde toujours une grande humilité. Lorsqu’on lui fait remarquer que certaines personnes s’intéressent au flamenco grâce à elle, elle répond : « Je ne pense pas que cela soit grâce à moi, mais grâce à une scène, une génération d’artistes qui décontextualisent le flamenco de son milieu habituel. »
Avec des qualités vocales réelles, une vraie fierté pour sa culture, un charme infini ainsi qu’un capital sympathie qui crève l’écran, Rosalía gagne le cœur de l’Espagne. À l’étranger aussi le public est conquis, son premier album lui vaudra d’être la première artiste espagnole nommée en catégorie « Meilleure nouvelle artiste » aux Latin Grammy Awards.
Facette 3 : l’artiste complète
2018 aura résolument été une année placée sous le signe de la pop culture hispanophone : entre le boom de la musique latino-américaine, avec notamment le colombien J Balvin numéro un mondial du streaming cette année, l’engouement pour les séries espagnoles telle que La casa de papel et l’émergence d’artistes comme Bad Bunny ou Ozuna, tous deux portoricains, qui explosent hors de leurs frontières et multiplient les featurings avec les artistes US – mais en espagnol dans le texte. On assiste également à un regain de latin pride parmi les artistes américains d’origines latines ; pensons à Jennifer Lopez, Becky J ou Cardi B, qui intègrent de plus en plus de paroles en espagnol dans leurs textes quand elles ne sortent pas des chansons ou des albums entiers dans cette langue.
C’est dans ce contexte propice que Rosalía nous offre donc la bombe « MALAMENTE (Cap.1: Augurio) » il y a six mois. Musicalement on est loin du reggaeton latino-américain : son style musical tire un trait d’union entre flamenco, r&b américain et trap espagnole. Visuellement, sa latin pride à elle s’exprime par une réinterprétation moderne et pointue de l’imagerie flamenco et religieuse teintée d’influences années 90. De tout cela, Rosalía fait émerger une déclaration d’amour à la culture espagnole et un vrai bijou. « PIENSO EN TU MIRA (Cap.3: Celos) », le second extrait de son nouveau projet est à nouveau un perle musicale et visuelle remplie de références culturelle ibérique.
L’investissement de Rosalía quant à l’aspect visuel de son travail est loin de se limiter aux vidéos. Une attention particulière est prêtée aux chorégraphies, que cela soit dans ces clips ou dans ses lives. Pour ce nouveau projet, elle s’est d’ailleurs associée à la danseuse et chorégraphe Charm La Donna, que l’on connaît déjà pour son travail avec Kendrick Lamar, Madonna ou The Weeknd. Dans la danse aussi, Rosalía se positionne à l’opposé des clichés liés au flamenco mais sans pour autant manquer une occasion d’y faire référence de manière subtile. Son dernier clip, « DI MI NOMBRE (Cap.8: Éxtasis) », dans lequel elle met en scène l’extase amoureuse et sexuelle en rendant hommage à la Maja Desnuda du peintre espagnol Francisco Goya, en est un exemple criant.
Facette 4 : la controversée
Le cœur dans la tradition et les deux pieds bien ancrés dans le présent, Rosalía est un véritable phénomène dans son pays. Elle est adulée, présente en couverture de tous les magazines, sur analysée, décryptée par les médias et les blogueurs en tout genre, mais aussi critiquée.
Parce qu’elle fait du flamenco, qu’elle n’est ni andalouse, ni gitane, mais qu’elle chante avec un accent du sud de l’Espagne tout en étant de Catalogne, Rosalía est accusée d’appropriation culturelle. Une vague de tweet déferle sur la toile définissant la jeune espagnole comme une fille blanche, privilégiée, riche et catalane qui commercialise le flamenco pour en faire un produit de plus. Une autre frange de personnes défend l’artiste, rappelant que les catalans font également du flamenco depuis des années et que de surcroît, le succès de la jeune catalane a permis d’amener ce style musical, partie intégrante de la culture espagnole, à des sommets de popularité jamais atteint.
Ces reproches faits à Rosalía interrogent sur les limites infinies du concept d’appropriation culturelle qui s’étendent ici jusqu’à deux régions d’un même pays. De plus en plus brandis comme un bouclier contre la mondialisation culturelle, cet argument peut parfois être utilisé à juste titre lorsqu’une culture est caricaturée ou que ses origines ne sont pas reconnues. Mais ne se trompe-t-on pas de cible en accusant la jeune espagnole ? Rosalía a étudié le flamenco dès son plus jeune âge et ne cesse de rappeler l’influence que ce mouvement a eu sur sa musique. Son succès ne serait-il pas en fait une preuve que les cultures régionales font la richesse d’un pays et qu’une culture appartient à tous ceux qui la traite avec respect ? Sa musique ne serait-elle pas un pied de nez incroyable à ceux qui brandissent les différences culturelles comme justificatif de cette volonté de se séparer, ou de s’opposer ?
Facette 5 : la Rosalía
En septembre, Rosalía annonce donc la sortie de son second album, El mal querer, que l’on peut traduire comme l’amour mauvais. Ce même mois, elle est également nominée dans pas moins de cinq catégories au Latin Grammy Awards faisant de la jeune femme de 25 ans la seconde artiste la plus nominée pour cette cérémonie, derrière J Balvin. Artiste avec lequel elle a d’ailleurs collaboré sur le titre « Brillo », présent sur l’album aux millions d’écoute de l’artiste colombien.
Le disque, sorti ce vendredi 2 novembre, nous emmène durant onze capitulos (épisodes) dans les méandres d’une relation et aborde en musique tous les stades de cette passion entre deux personnes.
La communication autour de ce nouvel opus n’a rien à voir avec celle du premier album. Même si elle nie agir en suivant une stratégie de communication, Rosalía cultive le teasing avec brio, enchaînant les dates de concert unique, les photos avec des collaborateurs inattendus sur Instagram et autres vidéos annonçant la sortie de son album. Sur les réseaux, la Catalane maîtrise également le lien avec sa fanbase à qui elle ne manque jamais de livrer en photo ou en stories, les coulisses de son ascension internationale.
Avec El mal querer, c’est encore en binôme que l’on retrouve Rosalía qui s’est cette fois associé au producteur espagnol El Gincho. Issu de la pop, le jeune homme reconnaît qu’il ne connaissait rien au flamenco avant de collaborer avec Rosalía. En co-produisant l’album, elle l’initie à ce vaste univers musical. Sur ce deuxième essai qu’elle a entièrement composé, la jeune femme voulait que chaque détail soit conforme à ce qu’elle avait imaginé. « Dans le flamenco, parce que tout est si codifié, il y a des gens qui ont une manière très restreinte de percevoir ce style et si tu dévie de ça, tu bafoues quelque chose de sacré, explique-t-elle toujours pour Pitchfork. Pour moi, tu dois faire les choses avec respect et avec amour, mais il n’y a rien qui soit intouchable. »
Aujourd’hui, bien que sa musique s’éloigne parfois du flamenco qu’elle défendait sur son premier album, elle revient avec un projet encore plus subtil dans la façon dont ce style musical est abordé. La voix de Rosalía est bien sûr teintée des techniques de chant apprise dès son plus jeune âge, et elle est mise au service de la diversité des styles musicaux présents dans l’album : les clappements de mains et claquements de doigts sont utilisés comme des sons de boite à rythme, les mélodies sont toujours aussi envoûtantes et le chant que nous livre la chanteuse vient parfaire ce mélange improbable et pourtant si juste qu’il prend aux tripes.
Si certains morceaux semblent très loin du style plus classique de ses débuts, c’est parce que la jeune espagnole utilise ses influences hip-hop presque comme un appât, histoire d’attirer ceux que le flamenco effraierait encore, et qui seront probablement surpris d’apprécier cet album à mille lieux de leur zone de confort, à mille lieux de leurs propres références, à mille lieux de leur propre identité.