Le 667, empereurs au royaume du symbolisme
Ils sont presque vingt, inondent SoundCloud, DatPiff et les plateformes digitales avec une multitude de projets annuels et pourtant, semblent encore méconnus d’une majorité d’auditeurs. On les appelle le 667, la Ligue des Ombres, la Secte ou le Mangemort Squad. Entre Montréal, Dakar, Paris et Lyon, ils contemplent les astres et rêvent de désastre depuis les sous-terrains de trois continents.
Illustrations : @bobbydollaros
Pour tout auditeur passionné du genre, impossible de passer à côté des faits d’armes du collectif. D’ailleurs, si vous avez encore du mal à en reconnaître tous les artistes, il suffit de regarder s’il y a un « 667 » inscrit à côté du pseudo’. Avec le très peu d’informations qui entourent la Secte, tenter d’expliquer ou d’analyser le phénomène est complexe, parfois même tiré par les cheveux. Il faut revenir aux fondations de l’analyse : la musique. Et là, l’histoire est toute autre. D’autant plus que l’année 2018 a été bien garnie en sorties avec Slim C, DGK, Doc OVG, Afro S, Sobek Le Zini, Norsacce Berlusconi et tout récemment Freeze Corleone. C’est bien assez de matière pour pouvoir enfin parler de l’essence artistique du 667 : le symbolisme.
« Musique cryptée, fuck fils. » Cette phase d’Osirus Jack, l’un des membres les plus éminents de la Ligue des Ombres se suffit à elle-même. La musique est cryptée, oui, mais les clés de compréhension sont données. Il suffit de bien regarder. Le morceau s’appelle « Abydos », et il est peu probable que l’on sache ce que signifie le terme si l’on ne s’est jamais intéressé à l’histoire de l’Égypte Antique. Car Abydos, c’en est une ville, lieu de culte du dieu funéraire Osiris : tout se rejoint. C’est ainsi que la Secte cuisine toujours sa recette, en usant d’énigmes, de rébus, de hiéroglyphes modernes, de cultures antiques oubliées ou trop peu étudiées. Finalement, de ce qui se cache sous la surface pour poser les fondations de leur musique. Le 667, c’est de l’art sous-terrain ; à nous de creuser assez profond pour trouver la richesse qui s’y abrite.
« Le monde est un interminable défilé de symboles. »
– John Gardner
En réalité, le Symbolisme avec un grand S est central dans les oeuvres du Mangemort Squad car rien n’est jamais laissé au hasard. Toutes les thèses sont formalisées, toutes les pensées sont expliquées au travers de textes chiffrés par l’usage du verlan, d’acronymes, de néologismes, de symboles, de sigles… La musique, chez eux, c’est des mathématiques. Quand rappe la Secte, on entend rapper les ombres de Lil B, Alpha 5.20, le Roi Heenok, SpaceGhostPurrp, Project Pat, Pimp C, Gucci Mane, Chief Keef, Fredo Santana… tout ça sur les platines poussiéreuses de DJ Screw. Pour revenir aux fondations internes du collectif triangulaire, il faut voguer entre toutes ces figures, et de la même manière, faire l’effort de saisir les différents niveaux de lectures qui incombent à leur musique. On va y aller étapes par étapes.
Entre ésotérisme et pop-culture, le culte du secret pour les nuls
L’ésotérisme, au sens littéral, c’est « l’ensemble des enseignements secrets réservés à des initiés (…) parfois utilisé dans la culture populaire pour parler de courants de pensée marginaux à composante secrète ou étrange (sociétés secrètes, occultisme, paranormal, etc.) ». La pop-culture, quant à elle, se définit sommairement ainsi : une culture qui « se veut accessible à tous et (…) demeure compréhensible et appréciable à plusieurs niveaux, sans exiger nécessairement de connaissances culturelles approfondies au préalable ». Si tout cela est important à noter et à expliquer, c’est qu’on remarque déjà un contraste net entre les deux termes. L’un parle à des initiés, l’autre à tout le monde. En bref, l’un est le contraire de l’autre et inversement.
Le rap français emprunte très souvent ses références à la culture populaire, on pense à Alkpote et les « héros de Marvel », 95% du game avec Tony Montana et Alejandro Sosa, 100% des algériens avec Dragon Ball Z et une grosse partie de la nouvelle scène de la génération 2000+ avec les manga, les anime, et la culture asiatique plus généralement. Les artistes « urbains » francophones qui parlent de thèses complotistes, d’essais sur l’Afrique noire, de finance, de culture de masse, de gouvernements corrompus et tutti quanti se comptent sur les doigts de la main : Alpha 5.20, Despo Rutti et le Roi Heenok en sont les plus notoires (s/o Kalash Criminel, également).
« Tous mes n*gros savent / Qu’les vrais jihadistes portent des costards » – Slim C
La particularité du 667, c’est que les membres prennent un malin plaisir à mélanger la pop-culture à l’ésotérisme, à maquiller des références qui ne parlent qu’à des initiés avec des images communes à tout le monde dans un imaginaire populaire. On le voit déjà grossièrement avec les multiples pseudonymes des membres. On parle de Freeze Corleone et de Norsacce Berlusconi, un shoutout au rapport complexe et viscéral de l’Italie avec sa mafia (et à l’une des origines de Freeze également), de Ligue des Ombres, tiré de la Ligue des Assassins dans DC Comics, de l’acronyme CFR pour « Council on Foreign Relations » et des théories fumeuses qui entourent le think-tank américain, du Mangemort Squad pour le groupuscule de sorciers maléfiques dans Harry Potter, de Chen Zhen pour Bruce Lee, etc.
Pour entrer plus en profondeur dans la recette du collectif, suivons le schéma textuel de Freeze Corleone dans le morceau « Mangemort » : « Furtifs comme Splinter Cell / On s’réunit en secret comme les Bilderberg / Vision nocturne, camouflage optique / Mentalité franc-maçonnique / N*gro on va faire nos bails en famille / Sur le long terme comme les Rothschild (…) Jeune Sith, appelle-moi Darth Chen / N*gro j’recherche le pouvoir noir comme Marcus Garvey / Sans dreadlocks j’fume comme un rasta / J’me sens comme Ol’Dirty Bastard / Défracté dans mon aéronef / J’survole les géoglyphes de Nazca / J’aime le cash même si c’est satanique / Freeze Corleone fonscar dans la matrice / Plus de midi-chloriens qu’Anakin / Afro Samurai, j’suis la voie d’la tactique. »
Vous aurez deviné que ce qui est surligné en rouge appartient à la pop-culture, tandis que le vert tient d’une forme d’ésotérisme. Il est clair que si l’on n’a aucune idée de ce qu’est la Franc-maçonnerie ou de qui sont les Bilderberg, les Rothschild, Marcus Garvey ou les géoglyphes de Nazca, on ne comprend qu’un petit 40% de ce que Freeze Corleone veut (nous) dire. C’est problématique. Surtout qu’il ne s’agit pas ici de références jetées dans l’eau n’importe comment juste pour la rime, les citations en rapport avec la culture populaire servent de clés de compréhension pour les citations en rapport avec l’ésotérisme. En bref, on est face à la mise en exergue des récurrences thématiques du collectif.
« Du futur viennent nos messages, on vous laisse 667 ans pour les décrypter, c’est l’temps qu’il faut pour briser l’cristal » – Odeuxzero
« Les Bilderberg », à entendre ici comme « le rassemblement annuel et informel d’environ 130 personnes dont la plupart sont des personnalités de la diplomatie, des affaires, de la politique et des médias » sont le symbole d’une gouvernance mondial secrète et donc de l’indépendance du 667. « Les Rotchschild« , l’une des plus grandes familles multi-milliardaires de la finance et de la banque, sont la figure d’un contrôle mondial monétaire géré depuis des siècles et donc de la volonté de faire fructifier le succès ensemble et de le partager en groupe. Feu Marcus Garvey était le précurseur du panafricanisme et tête de proue du mouvement « Back to Africa » – « retour des descendants des esclaves noirs vers l’Afrique » – et symbolise à sa manière le terme de « Néo Nègre » ultra présent dans les archives musicales de la Secte.
De la même manière, le symbolisme de la religion, prépondérant dans la musique du groupe rentre, à première vue, en querelle avec les références scientifiques poussées souvent utilisées. Freeze Corleone est « dans les piles comme le dioxyde de manganèse« , au même titre qu’il se sait mieux protégé que sous 5 dômes avec « Dieu et le fer« ; Odeuxzero, figure moins notoire de la Secte mais toute aussi talentueuse, est à « 204 parsec de votre rap game » mais la spiritualité ne quitte jamais son texte puisqu’il nous rappelle que le 667 est une « civilisation antique comme les Aztèques« . L’ésotérisme religieux rejoint l’élitisme scientifique pour parler d’une seule chose : de ce que vous ne voyez pas ou ne voulez pas voir.
Pour ce qui est du reste, on vous laisse vous noyer dans les méandres de la franc-maçonnerie et de Nazca, tout expliquer serait, d’une, mâcher le travail de développement culturel personnel, de deux beaucoup trop long à développer.
Culture de masse et corruption : « Dans le complot comme un trafiquant »
« Efficace, les obstacles je les pète comme les tours ». C’est clair comme de l’eau de roche ; limpide. L’album s’appelle RAR., disponible le 11 septembre 2018. Dix-sept ans après les attentats. Norsacce Berlusconi, lui, en avait huit. Il y a trois ans, à la même date, le groupe CFR – composé de Freeze Corleone, Osirus Jack et lui-même – sortait la mixtape F.F.O [pour False Flag Operation]. En réalité, les dates d’attentats reviennent constamment dans les projets des membres du 667, une sorte de trame narrative : F.D.T (pour Fin Des Temps) de Freeze est sorti le 11/09, pareil pour la mixtape THC. Vielles Merdes Vol.II, publiée le 8 janvier 2016, un an après la journée de deuil national pour les attentats de l’année passée ; enfin, Projet Blue Beam, son dernier album, sort un 13 novembre 2018, journée des attentats du Bataclan.
« Chen Zen, j’ai les techniques de propagandes de Goebbels » – Freeze Corleone
C’est que les dates de sortie servent continuellement d’allégories, le plus souvent en rapport avec les conséquences des attentats terroristes sur la planète, les origines de ces attentats et ce que le collectif estiment être les « réels » coupables en filigrane. La grande majorité des théories du complot tendent à démontrer par A + B que le 11/09 ou le 13/11 – pour ne citer qu’eux – sont des manigances mondiales, le premier orchestré par le gouvernement américain pour avoir le contrôle du Moyen-Orient en légitimant la guerre en Irak, l’autre pour a priori faire passer des lois considérées comme « fascisantes » par l’opinion publique en légitimant donc la nécessité de les voter.
Le 667 est à l’image du monde dans lequel il évolue : crypté, pluriel, codifié. À l’instar du duo new-yorkais CNN – Capone N Noreaga – les membres de la Secte se font les reporters d’une frange enfouie de l’information, de théories, de ce qu’ils estiment caché aux yeux des populations endormies, trop occupées à compter leurs fins de mois et à s’abrutir devant des médias d’informations en continue. Si les théories du complot importent autant à la musique du collectif, c’est aussi qu’elles symbolisent la volonté d’un apprentissage indépendant et personnel, non-corrompu. D’un éveil global des masses à s’interroger sur la possibilité que ce que l’on voit n’est pas forcément ce qui est vrai ; quitte à, bien évidemment, dire les choses de manière frontale malgré les risques encourus. Reste à savoir s’ils détiennent une vérité ou la Vérité.
Il suffit d’écouter le dernier projet de Freeze Corleone pour s’en apercevoir. « Dans ma tête, argent sexe drogue complot, c’est obsessionnel (…) Killu’ à vie comme Majster (…) N*gro j’suis dans l’complot des détournements d’fonds humanitaires / Par les réseaux pédophiles jusqu’au trafic d’minerais uranifères » (LRH) ; « J’fume que d’la frappe comme le maire de Tanger / Bellek, j’suis dans l’complot comme le maire de Angers » (Intro) ; « Nique un sioniste comme BHL / (…) s/o le Roi Heenok, rap radical, tactique d’la Palestine / Séisme artificiel, contrôle de météo (…) Blue Beam c’est la NASA » (Fentanyl) ; « 20.18 en Lybie ça bibi des nègres à 150K » (Baton rouge) ; « HAARP (…) Soleil Noir (…) Mayer Rothschild / R.E.A.A (…) MK Ultra (…) Ben Gourion / Joseph Ratzinger (…) Treize familles / La lignée luciférienne / le Shah d’Iran (…) Société Thulé / Prescott Bush (…) J.P. Morgan » (Sacrifice de masse)… Qui prétend faire du rap sans prendre position ?
« Tout le monde se moque de la vérité […] Les vrais témoins de leur temps ne sont écoutés qu’après leur mort. Mais alors leur témoignage est sans appel. » – Jean Dutour
Le 667 écrit de la « comme-musique » pour faire de la « com-musique ». On ne parle pas de références inutiles et sans fondements, mais de réelles figures de style qui tournent en rond, se répètent, s’accentuent, mais jamais ne s’expliquent. À nous de faire les recherches, car la vérité se cache là où la paresse intellectuelle de l’individu intervient et l’empêche de penser, chercher et s’instruire par lui-même. C’est sur le chemin d’une vérité que les membres du collectif marchent et continuent de marcher inlassablement. Si Rohff « écrit des métaphores, eux des métafaibles » et que Booba a inventé la métagore, le 667 quant à lui use de la métabole : des images et figures symboliques qui à force d’être répétées et mises devant les yeux du public, entrent dans le métabolisme pour ne jamais s’y retirer.
L’exemple le plus frappant sur le sujet reste l’emblème du collectif : le triangle équilatéral, accompagné des trois chiffres 6, 6, et 7. L’addition du trio nous offre le nombre 19, qui, dans la religion islamique, représente le début et la fin (le « 1 » et le « 9 »), la sainte trinité dans la religion chrétienne et en ajoutant un triangle inversé, on obtient l’étoile de David dans la religion juive. Là, on a le symbolisme religieux. Le triangle, c’est aussi la figure géométrique qui sert d’emblème à la Franc-maçonnerie, au même titre qu’elle peut représenter à la fois le Delta du Nil et l’architecture des pyramides égyptiennes. Là, on a le symbolisme ésotérique et complotiste. Enfin, le « 19 », c’est un nombre triangulaire centré. Alors ne nous demandez pas ce que c’est, on sait juste que le résultat donne ça. Nous voilà avec le symbolisme scientifique.
La musique est bien sûr cryptée. C’est un fait, et la codification des rimes empêche évidemment le « grand public » de s’identifier aux propos de la presque vingtaine de membres du collectif. Il semble pourtant clair que la carrière de la Secte connaîtra le destin qui lui correspond le mieux : être une figure d’influence de l’ombre, une organisation souterraine et suzeraine d’un royaume cloisonné par un labyrinthe d’énigmes. Les rappeurs de la Ligue des Ombres seront sûrement toutes et tous considérés dans une dizaine d’années comme des Rois sans couronnes, illégitimes en leur temps et reconnus de ceux qui auront fait et feront toujours l’effort de comprendre. Finalement, des iconoclastes condamnés à devenir les symboles d’une génération qui n’a plus d’idoles.