Poppy Ajudha, le jazz comme arme féministe
De passage à Paris, la Londonienne nous a accordé un instant pour parler de sa musique à la fois ensorcelante et engagée, qui contribue à renouveler l’héritage du jazz tout en remettant en cause les standards normatifs de notre société.
Photos : @alextrescool
Peu exposé sur les ondes mainstream, le jazz constitue néanmoins une source d’inspiration majeure pour quelques-uns des artistes les plus médiatisés de la scène anglo-saxonne. Il est au cœur de To Pimp a Butterfly, le sixième album de Kendrick Lamar qui a valu au rappeur de Compton le titre de « John Coltrane du hip-hop » ; il nourrit l’ADN de Leon Bridges, les chansons du groupe The Internet ou encore le dernier album de Solange, l’onirique When I Get Home. Et il se retrouve également dans l’œuvre, encore peu connue du grand public, de Poppy Adjudha, nouvel espoir de la scène londonienne. Récemment nommée dans la catégorie « Soul Act of the Year » dans le cadre des Jazz FM Awards 2019, cette chanteuse, guitariste et songwriteuse de 23 ans est considérée comme l’une des voix les plus prometteuses du moment, grâce à sa musique enivrante, coincée quelque part entre jazz et soul, et des textes à la fois thérapeutiques et engagés.
Originaire de Londres, Poppy Ajudha grandit aux abords du Paradise Bar, une boîte de nuit située dans le sud-est de la capitale anglaise dont son père n’est autre que le propriétaire. « Aussi longtemps que je m’en souvienne, la musique a toujours été là », dit-elle. D’abord bercée par le jazz, le reggae et la soul joués par ses parents, elle manifeste très tôt un intérêt pour des grandes chanteuses aux propos puissants, à l’instar de Billie Holiday, Amy Winehouse, Lauryn Hill ou encore P!nk. « Je ne savais pas encore comment fonctionnait l’industrie musicale à l’époque, commente-t-elle, mais j’ai le sentiment que j’étais attirée par ces femmes parce qu’elles incarnaient une forme d’indépendance et de rébellion qui m’a beaucoup inspirée, et continue encore de ma fasciner – ouais, je n’ai pas beaucoup changé depuis mes 7 ans [rires]. »
Inconsciemment influencée par ces chanteuses donc, mais aussi par l’envionnement musical dans lequel elle évoluait alors (en plus de la boîte de nuit tenue par son père, ses deux grandes sœurs faisaient partie d’un groupe de musique), Poppy Ajudha commence très tôt à écrire de la poésie avant de se décider, à l’âge de 13 ans, d’apprendre à jouer de la guitare pour composer ses propres chansons. « Je me souviens encore de ce Noël où je suppliais ma mère pour avoir une guitare, qui me rétorquait que je n’allais jamais m’en servir », lance-t-elle dans un rire. « Quand j’y repense, je n’ai jamais eu envie de faire autre chose que ça. La musique a pour moi été un moyen de comprendre le monde. »
« Pour qu’une chanson soit crédible aux yeux de ceux qui l’écoutent, il faut avant tout qu’elle le soit à tes propres yeux. »
Après des études en anthropolgie (« où j’ai notamment étudié la notion de genre et le rôle joué par la musique dans différentes cultures », précise-t-elle), la jeune femme décide en 2015 de se jeter à l’eau en délivrant « David’s Song ». Un premier single envoûtant, qui lui permet de préciser les contours de sa musique enchanteresse et d’affiner son écriture cathartique. « C’était un morceau difficile, car écrit suite au décès d’un ami », nous confie-t-elle. « C’était le premier décès que j’ai eu à affronter, et je ne savais vraiment pas comment le gérer… Écrire cette chanson m’a aidé à accepter la situation. C’était donc important qu’il constitue mon premier single, parce qu’il avait une réelle et sincère signification à mes yeux. »
Forte de cette première expérience, Poppy Ajudha s’allie au producteur Tom Misch pour créer « Disco Yes », un morceau qui finira par atterrir dans la liste des chansons préférées de Barack Obama en 2018, et partage également « Love Falls Down » – le morceau qui lancera véritablement sa carrière. Avec cette chanson, interprétée dans les très convoités studios de COLORS, la Londonienne nous immerge avec brio au cœur de sa toute première histoire d’amour et, comme pour mieux les condamner, nous fait revivre toutes les difficultés émotionnelles qu’elle y a traversées.
« J’écris toujours à partir d’expériences personnelles, ou alors à partir de choses qui me touchent, comme des livres qui parlent de féminisme, de masculinité ou de race, décrypte-t-elle. Mais il faut absolument que ce soit un sujet qui fasse écho en moi : pour qu’une chanson soit crédible aux yeux de ceux qui l’écoutent, il faut avant tout qu’elle le soit à tes propres yeux. D’autant que j’ai à cœur que ma musique soit instructive, qu’elle permette aux gens de penser de façon critique ou de remettre certaines choses en question… et ainsi, inscrire mes chansons dans une certaine réalité sociale. »
Et en effet : depuis son ascension avec « Love Falls Down », celle qui a choisi de se raser le crâne dans un souci de rejeter « les idéaux normatifs de beauté » n’a cessé de donner vie à des hymnes qui questionnent les standards et stéréotypes véhiculés par notre notre société, notamment ceux concernant les femmes, dont elle s’efforce continuellement de décontruire les clichés. Avec Femme, son premier EP paru en 2018, elle explorait ainsi les notions de « race, de genre et de sexualité à travers [ses] propres perceptions ».
Sur « Tepid Soul », la troisième piste de ce projet, elle relatait des expériences vécues en tant que métisse (ses parents sont d’origine anglaise, caribéenne et indienne). Et sur « Spilling Into You », elle contait une histoire d’amour racontée d’un point de vue féministe au côté de son comparse britannique Kojey Radical – dont la présence est tout sauf le fruit du hasard. « Kojey a un côté très masculin, mais la façon dont il délivre son art est aussi très subversive, notamment lorsqu’il danse, lorsqu’il est torse nu avec toutes ses grosses chaînes en or… » décrypte notre artiste. « Il offre une autre vision de la virilité, et c’est ce qui m’a plu. Et puis, on a eu de longues conversations sur le féminisme, j’ai senti qu’on était connecté. [‘Spilling Into You’] reste l’un de mes morceaux préférés à ce jour. »
Un premier album dans les tuyaux
Après un second EP Patience sorti l’an passé, Poppy Ajudha a récemment présenté l’entêtant « Devil’s Juice ». Une single né d’un séjour déconcertant aux États-Unis et de la lecture d’un livre, qui affirme un peu plus le caractère politique de sa soul teintée de jazz. « J’ai écrit ce morceau quand j’étais à Los Angeles, raconte-t-elle. C’était la première fois que je faisais des concerts aux États-Unis et c’était assez bizarre pour moi d’être là-bas parce que je suis une personne très politique, et… j’ai trouvé que les Américains fermaient complètement les yeux sur la politique de leur pays, notamment en matière de racisme et d’égalité de genre. Et puis au même moment, je lisais ce livre, Oranges Are Not the Only Fruit [de Jeanette Winterson, ndlr], qui parle de cette fille qui réalise qu’elle est gay en rencontrant une autre fille à l’Église (évidemment, ça se passe mal…). Tout ça a fait germer en moi l’idée de ce morceau. » Et d’ajouter :
« C’est un morceau qui parle tout à la fois d’une société consumériste, de la religion, de la sexualité, et surtout de comment on contrôle la façon dont les gens se comportent, ce en quoi ils croient et ce à quoi ils aspirent devenir. L’idée de ce single, c’est d’interroger les gens et de leur demander : êtes-vous réellement satisfaits de cette vie ? De cette société binaire, qui nous explique que les choses ne peuvent être que bonnes ou mauvaises, qu’on ne peut être qu’homme ou femme, qu’on ne peut que réussir ou échouer ? Les choses sont bien plus complexes que ça. »
Bien décidée à faire de sa voix un outil de contestation sociale, Poppy Ajudha travaille actuellement à la création de son tout premier album. Un disque qui devrait toujours plus raviver la flamme du jazz, un des genres qui a d’ailleurs le plus œuvré dans la lutte contre les discriminations raciales et sociales, et appuyer de plus belle l’engagement féministe de cette prometteuse artiste.
« C’est vraiment important pour moi de montrer aux gens qu’ils n’ont pas à se conformer à ce qu’on leur demande d’être, et qu’ils peuvent être ce qu’ils veulent », conclut, de sa voix suave, Poppy Ajudha. « C’est quelque chose que j’ai réellement envie de prouver à travers ma musique. Surtout aux femmes. Tu peux clairement être une femme et avoir les cheveux rasés, ne pas porter de maquillage, ne pas porter de talons… Tu peux être une femme sexy sans pour autant être soumise. Mon but, c’est de montrer à tous et à toutes qu’il n’y a pas qu’une seule et unique façon d’exister dans cette société. »