Dr. Dre d’un côté, Orelsan de l’autre : YBN Cordae est tout sauf perdu
Depuis plusieurs mois déjà, le nom de YBN Cordae est sur toutes les lèvres du rap américain : capable d’ambiancer n’importe quelle prod’ tout en racontant aussi son vécu en détail, le rappeur de 21 ans sort maintenant son premier album pour confirmer tous les espoirs placés en lui. Au regard de son parcours, entre galères dans la banlieue de Washington, succès fulgurant, et validation des plus grands, on pourrait déjà se permettre de parler de réussite. Rencontre.
« Tiens, mon freestyle pour les XXL Freshmen vient de sortir ! »
Affalé sur son lit d’hôtel dans le 1er arrondissement parisien, YBN Cordae vit un jour comme les autres dans sa vie de nouvelle sensation du rap américain. Fatigué par le décalage horaire et les voyages, il scrute son téléphone en s’observant rapper sur YouTube pour le prestigieux magazine de rap US… sans vraiment sourciller. « C’était pas mal, mais honnêtement, j’aurais aimé faire encore mieux », nous explique-t-il une fois son téléphone rangé dans sa poche. Heureux mais pas non plus extatique : c’est comme cela que l’on pourrait décrire YBN Cordae quand il raconte son succès le jour de notre rencontre. Heureux, parce que la musique l’a sauvé de nombreux maux. Pas extatique, parce qu’elle lui a permis de fuir une réalité qui frappe encore aujourd’hui de nombreux amis à lui et qu’il continue d’observer : celle de la pauvreté et des injustices à rallonge.
Trailer parks et Jay-Z
Le premier album officiel de YBN Cordae s’intitule donc The Lost Boy. Un titre aussi équivoque que sa pochette, où l’on voit le jeune garçon prendre une route inquiétante, à base de montagnes escarpées et de corps prostrés au sol. Une bonne représentation du parcours de ce gamin de la côte Est américaine, baladé à travers différentes villes, de la Caroline du Sud en passant par le Maryland, là où sa mère trouve du travail pour faire vivre leur famille. La jeunesse du garçon n’est pas des plus faciles, puisqu’il se retrouve à vivre plusieurs années dans un trailer park, ces regroupements de mobile homes pour les populations les moins aisées en Amérique, largement moquées dans la culture populaire. « J’y ai vécu 10 ans, avec ma grand mère, ma mère, mon beau père, mes deux oncles, moi et mon frère, et plus tard la petite soeur de ma mère. On était huit personnes dans un camping-car, c’était à chier ! », peste-t-il aujourd’hui.
La famille déménage ensuite dans un petit appartement dans le Maryland dans le quartier de Suitland, juste à côté de Washington DC. « C’était un peu mieux mais pas vraiment idéal : ma mère s’est quand même fait voler deux fois sa voiture la première semaine où l’on est arrivé ». Il philosophe : « En seulement 15/20 ans, j’ai vécu dans différents endroits, des mobile home au hood en passant par un appartement un peu plus normal. C’était une jeunesse compliqué mais j’ai pu expérimenter différentes facettes de la vie en Amérique. Ca m’a aidé pour raconter des choses dans ma musique par la suite ».
Lorsqu’il roule sur les routes du Maryland en compagnie de sa famille, le jeune Cordae Dunston – de son vrai nom – va se découvrir une passion : au fil des kilomètres, son beau père, fan de rap, passe du Jay-Z, Rakim ou Big L dans l’autoradio. Un rap précis, réaliste, ancré dans son environnement, qui va résonner avec la situation du jeune garçon. « J’ai toujours écouté du rap, depuis mes cinq ans je pense, se rappelle-t-il. Mais c’est à dix ans que j’ai commencé à vraiment m’y mettre, au point d’en faire une obsession ». Le rap devient alors un échappatoire pour Dunston. Un moyen comme un autre d’extérioriser ses soucis à Suitland, qui va, au fur et à mesure, devenir une obsession. « J’ai passé énormément d’année à m’entraîner dans le sous-sol de ma maison, sans aucun plan, juste parce que j’aimais la musique. Je le faisais un peu sans réfléchir, et je m’entrainais à utiliser différents flows, dans le but d’en maîtriser un maximum ». Un apprentissage encyclopédique du rap, qui fait aujourd’hui la force de ses morceaux : d’une manière plus prononcée que les autres rappeurs de sa génération, YBN Cordae affiche ainsi des qualités de débit et de placement incontestables. Une exigence dans la forme qui vont, avec le temps, lui permettre d’aller loin dans le milieu de la musique. Très loin même.
Emoji feu
Il faut avoir du cran pour s’attaquer à « My Name Is » de Eminem. Un morceau bien trop ancré dans l’inconscient rap pour avoir envie de s’y frotter. C’est pourtant ce que va faire YBN Cordae. Dès sa mise en ligne sur WorldStarHipHop en mai 2018, le microcosme rap US se demande d’où sort ce gamin qui revisite sans soucis le classique de Slim Shady. Une révélation qui va donner un autre tournant à la vie du jeune rappeur : depuis quelques temps déjà, Cordae vivote entre ses cours à la Townson University et des petits boulots dans des chaînes de fast-foot au nord de Baltimore, sans vraiment donner de sens à tout ça. Une situation qu’il vit difficilement, comme le révèlent les titres de ses premières mixtapes autoproduites : I’m So Anxious et I’m So Anonymous. « J’étais un peu perdu et je ne savais pas quoi faire. La seule chose qui me rassurait, c’était de prendre des cachets de Xanax pour calmer mes angoisses. C’est aussi tout ça que j’essaie de raconter sur mon album », explique-t-il aujourd’hui, le regard plus sérieux.
Grand motif d’espoir, le rap a pris entre temps une tournure plus sérieuse pour le garçon. D’abord via sa rencontre avec YBN Nahmir et YBN Almighty Jay, qui vont l’intégrer au collectif Young Boss Niggas, ensuite via des morceaux qui vont définitivement le révéler, comme cette fameuse reprise de « My Name Is » suivie de « Old N*ggas », un titre en réponse au morceau « 1985 » dans lequel J. Cole se permettait de critiquer ouvertement la jeune génération. Et auquel il va répondre de manière malicieuse, en rappelant que si les jeunes sont – selon Cole – parfois inconsistants, les plus vieux ont aussi leurs torts.
En seulement quelques semaines, tout change pour Cordae Dunston : il lâche la fac, décide de se consacrer à la musique, et devient une star à l’échelle locale (« D’un coup, tout le monde se mettait à me demander des selfies non stop quand je trainais en ville ») avant de s’imposer comme un bel espoir du rap à l’échelle nationale. Pour connaître le succès qu’on lui connaît aujourd’hui : couverture des Freshmen XXL, collaborations diverses, première partie de la tournée de Logic, et des rencontres avec des géants de la musique, comme P. Diddy ou Quincy Jones (qu’on entend d’ailleurs par bribes sur l’album). En seulement quelques mois, le rap US ne parle que de ce jeune rappeur du Maryland, aussi à l’aise techniquement qu’habile dans sa manière de raconter sa vie et ses déboires. Et le charme va même opérer de l’autre côté de l’Atlantique… avec un certain Orelsan.
« Je l’ai découvert dans une playlist je crois et j’ai kiffé directement sa musique », nous raconte l’artiste caenais, entre deux dates de sa tournée d’été. « J’aimais sa musique parce qu’il avait des vraies paroles, et qu’on était pile à mi-chemin entre la old school et la new school. C’est un rappeur différent des autres parce qu’il fait déjà pas mal de thème et de storytelling et aussi parce qu’il est très à l’aise sur de la trap comme sur le reste. Il est fan de mangas, il a des punchlines et du flow, en gros il a tout pour devenir mon rappeur préféré ». Un coup de coeur qui va même donner lieu à un morceau sur la réédition de son dernier album, « Tout ce que je sais », entre français et anglais. « Je l’ai suivi sur Insta, il m’a renvoyé un emoji feu quelque jours plus tard en me disant qu’il avait écouté ma musique, je l’ai invité sur un morceau ». Fan de musique devant l’éternel, Cordae a ainsi l’habitude de guetter les rappeurs de chaque pays où il passe : « C’est fou parce que je l’ai découvert en passant en France et il m’a écrit un peu au même moment. Quand je voyage je cherche toujours des rappeurs du coin, je suis un fan de musique alors je diggue non stop, surtout à l’étranger. Et j’ai adoré ce que faisait Orelsan ». Aussi simple que ça.
Good kid du rap US
Cordae Dunston le sait, son premier album doit être une réussite : après des mois passés à recevoir l’aval des plus grands et à sortir des collaborations enthousiasmantes, il ne peut plus se permettre de faire de la musique générique. C’est tout le challenge de The Lost Boy selon lui : « Je voulais sortir un vrai album avec un vrai son global sur le disque, tout en racontant mon parcours durant ma jeunesse, avance-t-il. Du coup j’ai eu envie de faire quelque chose un peu plus dans l’émotion, avec de la musique très soul dans l’esprit ». À l’écoute des 15 titres du disque, entre trap, jazz et influences gospel, le pari semble réussi : tout dans The Lost Boy respire la cohérence. Et l’authenticité aussi : de ses factures impayées (« Been Around ») au décès de sa grand mère et de son cousin (« Broke As Fuck ») en passant par ses rêves pour l’avenir (« We Gon Make It ») le jeune rappeur revisite vingt années de galères, de doutes, et d’espoirs entre la Caroline du Sud et le Maryland le temps de 45 minutes, aidé de featurings prestigieux (Ty Dolla $ign, Pusha T, Anderson .Paak, Meek Mill) qui jouent tous le jeu de l’introspection douce-amère.
Un disque mûri avec le temps qui confirme aussi son statut de good kid du rap américain, bien décidé à rendre à cette musique tout ce qu’elle a pu lui apporter par le passé, tout en installant définitivement son statut de chouchou des plus grands. À l’image de ces interludes où on l’entend discuter de la vie en général avec Quincy Jones. « Des mecs qui savent rapper il y en a pleins. Des mecs qui savent écrire il y en a moins. Et c’est clairement le cas de Cordae », s’enthousiasme Orelsan. « Il y a clairement de la place pour des nouveaux artistes à la Chance The Rapper/Kendrick/J.Cole aux Etats Unis et c’est sûr que Cordae a ce genre de profil. Et puis comme il est cool et méga jeune ca donne envie de bosser avec. C’est pour ça que je l’ai invité aussi ».
Mais Orelsan n’est pas le seul à avoir eu un coup de coeur sur Cordae Duncan. Pour son 21eme anniversaire en août dernier, le jeune homme a décidé de se passer des festivités habituelles. Pas parce qu’il voulait fuir la fête. Plutôt parce qu’on lui a envoyé une invitation à une session studio un peu particulière : « J’ai été invité à bosser sur des morceaux pendant toute une nuit entière avec Dr Dre. C’est lui qui m’a proposé et on a passé 16 heures enfermés à faire de la musique ». Toujours affalé sur son lit, il se redresse et réfléchis d’un coup à voix haute. « J’ai passé la nuit de mon anniversaire à faire des morceaux avec Dr Dre. » Il se met à sourire : « Putain d’anniversaire quand même ».