Quel avenir pour les défilés de mode ?

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« Conscient de la conjoncture actuelle et des changements radicaux qu’elle induit, Saint Laurent prend la décision de repenser son approche au temps et d’instaurer son propre calendrier. » Le 27 avril, la griffe parisienne annonçait qu’elle ne participerait pas à la fashion week de septembre. La décision a réveillé un débat qui jaillit régulièrement : les défilés de mode ont-ils encore une raison d’être ?

Photos : Vogue Runway

Il aura toujours refusé de se plier aux contraintes du calendrier officiel de la mode, Azzedine Alaïa. Le couturier dévoilait ses collections hors piste, comme ça lui chantait, quand il le sentait. Il conviait une centaine de privilégiés dans son showroom du Marais, ambiance cocon. « Elle doit se terminer cette période de débauche de vêtements. Cette crise devrait pousser à prendre conscience que ce rythme doit changer », commentait Alaïa auprès de la journaliste Isabelle Cerboneschi, en mai 2009. Quelques années plus tard, il renchérissait dans les pages de Vogue Hommes : « Les stylistes sont écrasés de travail : ils ont un trop grand nombre de collections à produire par an. Cette surcharge de travail tue toute possibilité d’avoir des idées fortes et de changer la mode. »

Les fédérations de la mode imposent chaque année aux créateurs deux périodes de fashion weeks, printemps-été et automne-hiver, par catégorie (femme, homme et haute couture en France). Pour combler l’entre-deux-saisons, des pré-collections s’enchaînent façon épisodes de feuilleton : « croisière » pour le printemps, « pre-fall » pour l’automne, « high summer » pour la fin de l’été,  « high winter » pour les derniers jours d’hiver – certaines d’entre elles (« croisière » et « pre-fall ») défilent même, lorsque le budget l’autorise. On précipite le temps de création, raccourci la réflexion, presse l’âme, use le corps. La cadence ne mollit jamais. L’année dernière, Virgil Abloh, qui chapeaute la création d’Off-White et Louis Vuitton homme, s’était vu sommé, par son médecin, de prendre trois mois de congés pour épuisement. Les créatifs surchauffent, frôlent le burn-out. Ils sont de plus en plus nombreux à choisir de défiler en dehors du calendrier officiel, réunir les présentations de leurs lignes féminines et masculines, ou sécher simplement les podiums.

« Cette collection a été réalisée en trois semaines. Quand je me rappelle du premier show couture pour Dior en juillet 2012, j’étais préoccupé parce que nous devions le faire en huit semaines. »

Raf Simons, à propos de sa collection
automne-hiver 2016 pour Dior

En octobre 2015, Raf Simons quittait la direction artistique des collections femme de Dior. Quelques mois plus tôt, dans une interview accordée au magazine System au lendemain du défilé automne-hiver 2016, il confiait : « Cette collection a été réalisée en trois semaines. En réalité, tout est fait en trois semaines, cinq maximum. Quand je me rappelle du premier show couture pour Dior en juillet 2012, j’étais préoccupé parce que nous devions le faire en huit semaines. Et aujourd’hui, nous n’avons jamais plus autant de temps. […] Quand vous faites six shows par an, vous n’avez pas assez de temps pour réaliser l’ensemble du processus. Techniquement oui – les personnes qui font les prototypes, les assemblages, peuvent le faire. Mais vous n’avez pas le temps de cogiter alors que c’est très important ». Produire encore, toujours plus, avec moins d’énergie, de jours, d’envie.

La mode consacre l’éphémère, exige un renouvellement permanent. Elle crée aussi vite qu’elle défait. Gaspille la créativité comme les matières. Ses produits, qui obéissent à des tendances cycliques, perdent tout intérêt dès lors qu’ils ne collent plus au goût du moment. En quinze ans, sous l’impulsion de la multiplication des collections, la durée de vie des vêtements s’est réduite de moitié, la production textile a doublé. La mode est devenue l’une des industries les plus polluantes au monde. Selon l’ONU, elle génèrerait 20 % des eaux usées et 10 % des émissions de carbone de la planète.

À l’été 2019, Stockholm décidait de suspendre sa semaine de la mode, au nom de l’environnement. La fashion week de Copenhague, elle, a préféré soumettre les labels participants à des exigences écologiques, parmi lesquelles l’utilisation d’au moins 50% de textile certifié biologique, recyclé, ou upcyclé, le recours à des emballages « verts », et une scénographie zéro déchet. Les griffes réfléchissent à de nouvelles manières de concevoir, intègrent de plus en plus de matières éco-responsables dans leurs collections. D’autres combattent le principe même de mode jetable, pour échapper aux cycles gloutons de la consommation. En septembre 2019, Prada ouvrait le bal des défilés milanais avec des looks ultra classiques, qui contrariaient l’exubérance de ses concurrents. « Je n’ai pas voulu faire de la mode, j’ai voulu créer un style, une collection de basiques qui resteront des incontournables pour longtemps, qui brisent le rythme effréné de la mode », expliquait Miuccia Prada, directrice artistique de la Maison. « On produit énormément, on jette, on oublie… Cela doit changer et on doit retrouver l’attachement aux vêtements que l’on achète ». Freiner la production qui s’emballe, retrouver la valeur du temps.

Expédié en quatorze minutes,
un défilé coûte au minimum 100 000 euros, déborde souvent les 5 millions pour les plus grandes Maisons.

Si l’on questionne aujourd’hui le système traditionnel des défilés, c’est aussi parce que la révolution digitale est venue le bousculer. L’émergence du numérique a redéfini nos modes de consommation, en éveillant un besoin d’immédiateté. Tout doit être disponible là, dans l’instant. Un phénomène à rebours du modèle économique de la mode, qui expose ses collections en boutique quatre à six mois après les défilés. En réponse, beaucoup de griffes pratiquent le « See now, Buy now », pour permettre aux clients d’acheter les créations aussitôt après qu’elles aient défilé. Mais le concept entretient l’urgence permanente et accélère de plus belle le rythme de production. Non, ce que les nouveaux médias interrogent davantage, c’est l’existence même des fashion shows.

Pour le printemps-été 2018, juste après avoir annoncé qu’il renonçait à défiler, Demna Gvasalia orchestrait son « no-show » Vetements – une exposition photos, relayée sur Instagram, mettant en scène des pièces « archives » sur des modèles qui n’en étaient pas. Le designer avait avoué à Vogue ne plus croire au bien-fondé des défilés. « Répétitifs ». « Epuisants ». Filmés au smartphone par l’assemblée entière, qui vit le moment à travers ses écrans. « J’ai réalisé que 80% des vêtements n’étaient pas vraiment vus ou compris. […] Et ça coûte tellement cher. Je pense que c’est un gaspillage total ». Expédié en quatorze minutes, un défilé coûte au minimum 100 000 euros, déborde souvent les 5 millions pour les plus grandes Maisons. Pourquoi ne pas se contenter de présentations digitales, à découvrir dedans, chez soi ?

« Je ne considère pas le numérique comme moins chargé d’émotions, je vois le numérique comme une expérience où l’on peut pousser nos rêves encore plus loin »

Olivier Rousteing

Certaines marques ont déjà franchi le cap, par choix ou par défaut. Face à la pandémie de Covid-19, Giorgio Armani optait en février dernier pour un défilé à huis clos, diffusé en direct sur son site internet et ses réseaux sociaux. Les prochaines fashion weeks homme offriront, elles, un accès pour tous à des contenus (interviews, films, photos, webinaires…) et des showrooms virtuels, depuis une plateforme numérique. Sans invitations ni premiers rangs, ces initiatives favorisent la démocratisation, l’ouverture, l’inclusivité. À l’occasion des Vogue Global Conversations 2020, Cédric Charbit, PDG de Balenciaga, révélait que la Maison, qui invite généralement 600 personnes à ses défilés, rassemblait plus de 8000 webspectacteurs sur YouTube lors des retransmissions en direct, 60 000 sur Instagram. Sans compter les centaines de milliers de tweets. En additionnant « le tout avec les rediffusions [des streams], on obtient un public de plus de 10 millions de spectateurs ».

Si l’audience est majoritairement numérique, les spectacles physiques ont-ils toujours leur place ? Les défilés sont en réalité presque intouchables, avec leurs airs de cérémonie rituelle, de grand-messe délivrant une expérience esthétique et émotionnelle. Ils donnent corps à l’imaginaire symbolique des marques, démontrent leur exceptionnalité créative, nourrissent leur sacralité, tout en renforçant le sentiment d’appartenance de leurs invités, privilégiés. Olivier Rousteing, pourtant, croit au pouvoir émotionnel des contenus digitaux : « Je ne considère pas le numérique comme moins chargé d’émotions, je vois le numérique comme une expérience où l’on peut pousser nos rêves encore plus loin. […] Avant, les gens applaudissaient, et maintenant ils s’expriment sur Instagram, ce qui est une autre sorte d’émotion. »

Les futurs défilés seront peut-être plus inclusifs et digitalisés, moins contraints et systématiques. Plus respectueux de l’humain et de l’environnement. « Il existe un moyen, après la crise, d’améliorer l’univers de la mode », estime Cédric Charbit. « Je pense qu’il y a là un bel espoir. »

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