« B4.DA.$$ » – Joey Bada$$
Dans la majorité des cas, la musique se suffit à elle-même. Les claquements de caisse-claire additionnés aux battements par minute dessinent dans un sens, le squelette d’un corps parfois homogène, ou encore définit le pouls, voire la durée de vie d’une piste. Dans ce cas de figure, l’artiste fait vivre sa partition au gré de ses envies, et pour nous, simples auditeurs, nos oreilles suffisent pour déchiffrer les notes de ses accords. Mais au-delà de la valeur intrinsèque musicale, d’autres vecteurs permettent d’interpréter l’œuvre artistique. Bien avant l’arrivée de la presse spécialisée ou encore la démocratisation du format « music video », un artiste ne disposait que de la pochette de son disque microsillon pour communiquer avec son public. Popularisée à la fin des années trente par Alex Steinwess, le premier directeur artistique de Columbia Records, la jaquette a traversé les âges et est devenue au fil des années le prolongement de la réflexion artistique. Ambitieuse, elle dépeint les couleurs de l’œuvre dans son ensemble alors autant s’arrêter sur celle-ci pour tenter de l’interpréter.
Name: Jo-Vaughn Virginie Scott
Nickname: Joey Bada$$
Birth date: 20th January of 1995
Album: B4.DA.$$
Artwork: Tony Whlgn & Dee Frosted
Release Date: Jan 20, 2015
Record Label: Cinematic Music
Group: Pro Era
Parfaitement quadrillée par son plan en damier, Manhattan est une ville structurée entre ses avenues verticales et ses rues horizontales. Dans cet espace comprimé, les citadins respirent et surtout fourmillent, prêts à se réapproprier chaque bout de territoire mal découpé. Entre la Cinquième et Neuvième avenue, le quartier de Garment District y apparaît. Délimité entre de la 35ème à la 41ème, cet emplacement joua un rôle crucial dans le développement de la ville en manufacturant la majorité des produits textiles. Cet attrait pour la confection de vêtements embellira la vision de Manhattan auprès des banlieues avoisinantes mais aussi au reste du monde entier. Du coup, pendant les seventies, certains grands couturiers poseront bagages dans ce coin qui finira par devenir un haut lieu de la capitale. Cependant, durant les années suivantes, la baisse drastique des coûts de production de l’autre côté du Pacifique mettra un terme au rayonnement de Garment District.
Jo-Vaughn Virginie Scott n’a peut-être que faire de cette considération historique, néanmoins, elle conditionnera le reste de son existence. En plein déclin économique, la culture urbaine débordante ne se fera pas prier pour investir ces lieux. En 1984, Douglas Grama et David Lotwin fondent le D&D Studios sur la 37ème rue. Dans cet endroit, les « fashionistas » ne prennent plus le temps de s’y arrêter. Désormais, une jeunesse insouciante, et quelques fois un camé perdu entre deux ascenseurs, investissent les locaux. Parmi ses jeunes, trois producteurs passent cinq jours par semaine à trifouiller les 33 tours dans tous les sens, et ce, pour sampler une ou plusieurs boucles. Répondant aux noms de DJ Premier et Da Beatminerz (Evil Dee & Mr. Walt), les trois compères façonnent le son de Brooklyn. Poussiéreux, sales et crasseux, leurs compositions attirent évidemment la crème des quartiers de Manhattan. Dans le D&D Studios seront enregistrés et mixés « N.Y. State of Mind », « Memory Lane » et « Represent » de Nasir Jones, un gamin du Queens, tentant de sortir de l’anonymat avec son premier album. Christopher Wallace, un autre môme avec certes un peu plus d’embonpoint, enregistrera et mixera le morceau « Unbelievable » pour son premier opus Ready To Die. Un gosse, Shawn Corey Carter, issu de la cité de Marcy dans le borough de Brooklyn, enregistrera à son tour ses titres « D’Evils », « Friend or Foe » et « Bring It On ». Les alias tels que Black Moon, KRS-ONE, Gang Starr, Big L, Smif-n-Wessun ou encore Jeru The Damaja imprégneront les murs de leurs esprits et marqueront le son d’une époque que les spécialistes – ou nostalgiques – qualifieront de « golden era ».
En 2014, cette « ère dorée » est révolue. Autrefois, New York polarisait toute l’attention, dorénavant, cette dernière s’est glissée vers le Sud et la « trap » d’Altanta. Symboliquement, comme si le destin souhaitait en rajouter une couche, le D&D Studios a définitivement fermé ses portes pour laisser place à des appartements luxueux en début d’année. Il ne reste plus que des traces, des vestiges de cette époque, décelables sur l’acier froid, rigide et longiligne des gratte-ciels de Manhattan. Dominée par l’Empire State Building en haut à droite de la pochette, les camarades du collectif Pro Era (Tony Whlgn et Dee Frosted) ont immortalisé leur ami face à cette jungle urbaine. Ironiquement, ce bâtiment fut édifié à la fin des années vingt dans un style Art Déco prônant un retour au classicisme et ses formes symétriques. En somme, pas étonnant de voir étiqueté aujourd’hui la capitale comme une ville tournée vers son passé prolifique quand ses monuments les plus culminants transpirent le conformisme. Néanmoins, le jeune JayOhVee n’a que faire de ce jugement et c’est bien sa métropole qu’il a décidé de mettre à l’honneur sur la majeure partie de sa jaquette. Dans ce cliché quasi monochrome, Joey renforce l’impression d’appartenir à cette époque terminée, achevée, qui a déjà épuisée toutes ses minutions à coup de CD estampillés « classiques ». Or, à tout juste vingt ans, Joey Bada$$ se présente enfin distinctement sur sa pochette. Là où sur 1999 le bonhomme nous tournait le dos pour s’en aller sur son skate ; où sur Summer Knights il nous délaissait préférant une escapade au bord d’un lac ; cette fois-ci, ce dernier ne fuit pas ses responsabilités pour avancer, seul, sans crainte, vers les gratte-ciels de la Grosse Pomme.
Outre-Atlantique, la philosophie d’Ayn Rand a eu un impact sans précédent sur la société civile américaine. Parmi ses nombreuses idées très discutables, elle n’eut cessé de plaider que l’individu se devait de poursuivre son bonheur pour le bien de son propre intérêt personnel. En substance, l’homme se définit seul, peu importe son environnement, et l’égoïsme devient alors une vertu, car persuadé d’agir dans son intérêt personnel, il œuvrerait pour le bien-être de la société toute entière. Du coup, Jo s’illustre seul sur sa pochette. Lui, originaire du quartier mal fréquenté d’East Flatbush à Brooklyn, qui a grandi à seulement quelques « blocks » de Bobby Shmurda, mais qui a pourtant fini tout autrement. Mais au-delà de la symbolique et des coïncidences, Joey a surtout tenu à ancrer son nom seul – avec l’aide de son label indépendant Cinematic Music Group – pour avoir l’affection d’une ville qui a déjà tout connu. Révélateur, le titre B4.DA.$$ (« Before the money ») écrit en lettres capitales, colorées, projetées au-dessus de New York pourrait résumer pourquoi ce gamin a refusé une offre de JAY Z même s’il clamait haut et fort « But it’s far from over / Won’t stop ’til I meet Hova and my momma’s in a Rover ». Car avant tout, Joey ne cherche pas les dollars, mais plutôt la reconnaissance unanime d’une ville qui a façonné son oreille musicale.