À la découverte de l’incroyable monde d’Action Bronson

Un drôle d’oiseau le Bronsolino. Une élégance rustre, une dégaine de viking avec ses courbes de bibendum et sa barbe rousse XXL. Un mash-up, loufoque et improbable, entre Ghostface Killah et Gordon Ramsay. Un imaginaire délicieusement absurde porté par une musique-ovni fourrée aux bons mots, percutants, ciselés, barrés. Ambiance potache et régressive. Exquise.

 

De la bouffe aux beats

 

Fils unique d’un immigré albanais et d’une juive brooklynoise à tendance hippie, Arian Arslani, est un pur produit du Queens, comme ses idoles Nas, Mobb Deep et Kool G Rap qu’il adule par dessus tout. Son quartier de Flushing, grouillant de restaurants, d’étals de nourriture et de commerces en tous genres, a des faux airs de Chinatown (la moitié de sa population est asiatique), mais en plus authentique. Lui, vit tout près du coin jamaïquain. Son père met un point d’honneur à respecter les mœurs musulmanes mais Action aime trop le porc pour s’y tenir.

Arian a dix ans quand le rap abrasif du Wu-Tang Clan et de son cultissime Enter the Wu-Tang (36 Chambers) bourdonne dans les enceintes du ghetto blaster de son pote Miguel, le gifle et l’embrase. Il tombe alors amoureux du hip-hop et de l’un de ses plus beaux porte-drapeaux de l’époque. Avant de palper le mic, Action graffe, beaucoup, et vend de l’herbe, un peu. Il la fume plus qu’il ne la deale. Aux alentours de 2004, le jeune homme perd beaucoup de poids suite à une opération de la vésicule biliaire et décide de changer de vie. Il arrête (provisoirement) la weed et étudie la bonne chère sur les bancs de l’Institut d’Art de New York. Là-bas, l’étudiant rencontre la mère de ses deux rejetons, Elijah et Hannah. Plus tard, il confiera dans une interview : « Je suis un père avant tout. Fuck l’artiste. Il n’y a que mes enfants qui comptent, je fais cette merde pour eux ».

Chef à 20 ans et des poussières, le cuistot tranche, taille, cisèle, émince, mijote et marine pour divers établissements, dont le restaurant albanais du patriarche à Forest Hills et le Citi Field Baseball Stadium pour les New York Mets, qui le mettra à la porte. Il distillera même ses conseils gourmands dans une mini web-série aux vapeurs hip-hop, filmée à l’arrache, « Action in the kitchen ». Le rap le tente depuis belle lurette mais le New Yorkais rechigne à sauter le pas par peur du ridicule. Finalement, motivé par son acolyte Meyhem Lauren, il finit par cracher sa première rime, une mauvaise copie de gangsta rap : « $30,000 on my wrist » (« 30 000 dollars sur mon poignet »). Il se sent con mais continue, affute sa plume et son flow en-dehors des fourneaux, avec Meyhem et Jay Steele. Le trio s’appelle The Outdoorsmen et lâche sa première mixtape en 2007, Last of a Dyin’ Breed: Volume 1, hostée par J-Love.

Puis le 31 janvier 2011 au matin, le cuisinier glisse et se vautre sur le carrelage de la cuisine de son établissement. Une douleur lui déchire la jambe et l’ankylose. Contraint de raccrocher le tablier, Bronson remet le nez dans ses carnets griffonnés de lyrics acérés. Il les noircira nuit et jour pendant deux mois depuis son lit d’hôpital. C’est décidé, il sera rappeur à plein temps.

 

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Une jambe bionique plus tard, le rouquin dégaine coup sur coup une mixtape, Bon Appetit ….. Bitch!!!!!, un EP, The Program EP, et deux albums, Dr Lecter et Well-Done (en collaboration avec l’incontournable Statik Selektah, rencontré quelques temps plus tôt sur Twitter). La barbe n’est pas encore épaisse, le cheveu rasé à blanc ; mais l’appétit du bonhomme est gargantuesque, ses projets boulimiques. Il se goinfre de hip-hop jusqu’à s’en bousiller les crocs, craint en vérité que sa carrière d’emcee s’arrête, elle aussi, brusquement. « Bon Appetit ….. Bitch!!!!! » ne comporte pas moins de 35 tracks. Le rappeur y impose son flow musclé, sa voix rocailleuse, légèrement pincée, et son écriture singulière, nappée de punchlines culinaires. Quant à Dr Lecter, le projet célèbre au second degré l’anti-héros du Silence des Agneaux. Dans la plus pure tradition hip-hop new yorkaise, Tommy Mas, son producteur, découpe des samples jazz, funk, blues et soul, pour concocter ses beats, bruts et rétro. Action Bronson y parle encore de bouffe, sexe et herbe fraîche, son triptyque-signature, cite Barry Horowitz (superstar du catch), Chuck Person (joueur NBA des années 80/90), Ronnie Coleman (bodybuilder), Liu Kang (personnage de Mortal Kombat), Dennis Eckersley (ancienne gloire du baseball) ou encore Larry Csonka (joueur de foot américain des seventies). Un méli-mélo savoureux. Il s’en tient à la même recette pour Well-Done, saucé par les productions, minimalistes et délectables, de Selektah. Action Bronson a trouvé sa patte, hors-norme et sublime.

 

Rétro-modernité

 

Biberonné au rap new-yorkais des nineties, sa musique en porte incontestablement les stigmates tout en sonnant avant-gardiste dans le même souffle. « C’est une approche moderne du rap classique », pose l’intéressé dans une interview à Daily Beast. Son simple flow, quasi-identique à celui de Ghostface, nous ramène immédiatement à l’époque bénie du hip-hop. Action Bronson musarde entre old school et modernisme, mitonne ses opus avec des producteurs de légende comme The Alchemist, DJ Premier ou Statik Selektah, et d’autres plus « frais » comme Mark Ronson, Party Supplies ou Noah « 40 » Shebib, le faiseur des titres de Drake. Il mélange et agite tout ce beau monde (excepté DJ Premier) sur son dernier et excellent album, son premier essai signé en major sur Vice/Atlantic Records, Mr. Wonderful, où se télescopent hits (« Actin Crazy », « Easy Rider »),  beats à la fois chill (« A light in the addict »), jazzy (« Galactic love ») ou soulful (« The Rising »), puis des sonorités boom-bap (« Terry »), riffs de guitare eigties (« Only in America »), blues rétro-psychédélique (« City Boys Blues ») et balades pop-rock (« Baby Blue »).
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Le morceau « Contemporary man », extrait de la mixtape Blue Chips 2, résume toute l’ambiguïté du bonhomme : il annonce une contemporanéité tout en samplant des tubes des eighties, de Peter Gabriel à Phil Collins (Party Supplies change de beat cinq fois). Bronsolino peut croiser le micro avec Prodigy, Fat Joe, le Wu-Tang, Kool G Rap, Lil’ Fame ou Styles P ; mais aussi avec Wiz Khalifa, Earl Sweatshirt, Chance The Rapper, Mac Miller, Danny Brown ou Schoolboy Q. Il peut poser sur des productions épaisses calibrées pour le mainstream et former un supergroupe (M.A.R.S) avec la crème de l’underground (Cormega, Roc Marciano et Saigon), sous la houlette de Large Professor. Il peut se nourrir de films historico-iconiques et de vidéos crétines sur YouTube, mentionner Zinedine Zidane puis Lionel Messi, Paul Orndorff (le « vrai » Mr. Wonderful) puis Rey Mysterio, Dikembe Mutombo puis Chris Paul, Rickey Henderson puis Dillon Gee, Madonna puis Keri Hilson, Michael Jackson puis Usher.

L’homme brasse allègrement le neuf et l’ancien pour en faire une mixture furieusement moderne, un rap atemporel.

 

Acteur studio

 

« Quand je commence sur « The Rising », je veux que vous pensiez à Terminator quand il arrive sur Terre. Il est nu, en boule, et la lumière est incroyable. C’est une scène folle, il y a des éclairs partout, et là : « Je suis arrivé. Terminator est arrivé ». Cette chanson, c’est ça», raconte Action Bronson auprès du magazine Complex. Quelques mois plus tôt, il décrivait déjà sa mixtape Rare Chandeliers comme un action movie funky à la sauce seventies. Le ventru de rappeur rêve de cinéma et s’improvise acteur dès qu’il le peut. Dans une interview à l’abcdr du son, il reconnait d’ailleurs : « Je voudrais faire des films un jour. Mais qui ne voudrait pas devenir acteur ? ». Son blaze lui-même lui vient de Charles Bronson, dont il dévorait les films, gamin, avec son grand-père. Ses clips, presque toujours hallucinés, sont un prétexte pour jouer la comédie. Pour « Actin Crazy », il prend les manettes d’engins fantasques avant de dunker au-dessus des nuages, dans la foulée d’un un-contre-un avec un dinosaure ; le tout sur fond vert et entre deux bouchées de céréales. Dans l’introduction de « Baby Blue », inspiré du nanard Coming to America, il se triplique dans un salon de coiffure puis interprète tour à tour un oligarque russe en fourrure, un employé de restaurant en gilet et béret à tartan, un crooner albanais et l’un de ses spectateurs en pull Coogi. The Symbol pastiche les films policiers de Blaxploitation ; il y campe un justicier borderline, à la gâchette légère, en perruque platine à frange. « Easy Rider » enfin, emprunte son esthétique aux road movies (à commencer par celui du même nom) ; le clip convoque Las Vegas Parano, Wayne’s World, Kill Bill ou encore la série Sons of Anarchy. La pochette de « Mr. Wonderful » célèbre, elle, le grand écart de Jean-Claude Van Damme, dont Action s’assume fan. L’emcee entrecoupe en outre l’album d’un mini-sketch musical bluesy (« THUG LOVE STORY 2017 THE MUSICAL »).

 

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Son écriture en soi peut, elle aussi, prendre des allures cinématographiques. Sur le titre « Hookers at the point » par exemple, Bronson rappe en modulant sa voix selon le point de vue d’un mac (Silk aka Montel), d’une prostituée (Cyndi) et d’un client (Dano dans le texte, Ramón dans le clip). Bluffant. Presqu’un virtuose qui s’ignore (il s’étonne toujours d’être payé pour ce qu’il fait), le emcee enrobe copieusement son rap de fun et de dérision, s’emploie à en faire un spectacle, un feel-good movie extra jouissif.

 

Folie douce

 

Sa musique comme sa vie ont le goût de la folie, drôle et récréative. Les stupéfiants étourdissent ses neurones et dopent son imagination. Rompu aux WTF, Action fait tâche d’huile dans la raposphère. Il ose tout, glisse parmi les tracks de son « Mr. Wonderful », un live rock déroutant, purement instrumental (« The Passage : Live From Prague »), raffine le mauvais goût et les blagues grasses. Son obsession première, la nourriture, saupoudre et sublime ses vers, du type : « Rims spin just like spaghetti on the pasta fork » (« Mes jantes tournent comme des spaghettis autour d’une fourchette ») ou « I’m straight raw like Carpaccio » (« Je suis cru comme le Carpaccio »). Egotrip gastronomique. L’ancien cuistot gave également son rap de références kitschissimes à la pop-culture, entre vedettes de seconde zone, célébrités déchues, sportifs obscurs (il est fou de basket et de catch) et navets cinématographiques. Quatorze de ses titres prennent le nom d’une personnalité plus ou moins populaire (Ickey Woods, Steve Wynn, Sylvester Lundgren – mix entre Sylvester Stallone et Dolph Lundgren -, Dennis Haskins, Mike Vick, Ron Simmons, Jackson Travolta – mix entre Michael Jackson et John Travolta -, Ray Lewis, Barry Horowitz, Steffi Graf, Larry Csonka, Ronnie Coleman, Chuck Person et Mark Sanchez).

 

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« Pop » jusqu’au bout des ongles, Action s’est même fait tatouer sa BMW et le logo New Balance sur ses bras dodus. Son imagerie, démente, foutraque et burlesque, est bourrée de running gags ambiance coussins péteurs. En témoigne le mini-documentaire poilant « Mr. Wonderful » où un jeune thug, une grand-mère et une famille de latinos révèrent Bronsolino, leur Dieu, dont ils ont tous une icône accrochée au mur. Le premier lâche un « Sans lui, je ne me laverais pas le cul, je n’appellerais même pas ma mère. Merde, il est ma mère », la seconde encourage sa petite-fille à le prendre pour modèle tandis que les derniers prient pour que sa barbe continue de pousser. La vidéo se conclue sur un Action Bronson surpris sur ses W.C, beuglant pendant l’effort. Dans son émission online « Fuck that’s delicious » diffusée sur Vice (Munchies), il plante un concert pour aller courir dans la rue avec une poignée de fans ou s’acheter du poulet, râpe de la weed sur sa pizza, mange des côtes de bœuf sur un parking, un milkshake au baklava-bacon ou des oreos frits recouverts de glace menthe-chocolat. Givré mais génial.

Excessif, Action l’est aussi dans sa générosité. Il se donne sans mesure, passionnément ; livre un peu moins de dix mixtapes ou EP et trois albums, dont certains gratis, en seulement quatre ans de carrière, s’époumone sur chacun de ses vers, étouffe ses fans de hugs et prend volontiers la pose pour leur smartphone, bouillonne sur scène, se produit en maison de retraite et fait grimper les handicapés sur ses épaules lorsqu’il en aperçoit à ses concerts. Action Bronson, c’est un moelleux bien fat au cœur coulant. Coqueluche des puristes, des hipsters, des mecs de quartier, des jeunes et des vieux, sa singularité fait paradoxalement l’unanimité. D’anomalie du hip-hop, Action est en passe de devenir, à la force de ses bras mous, de son talent surtout, une sommité.

 

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