Aminé, optimiste mais pas naïf
C’est le genre de disque enjoué que l’on écoute pour s’accorder une petite pause lumineuse dans la grisaille de son quotidien. Mais attention : Good For You a beau être festif dans la forme, il se veut autrement plus nuancé dans le fond. Car son interprète, Aminé, n’est pas du genre à faire semblant de sourire quand le moral n’y est pas. Il se présente comme un gamin ordinaire, issu de la classe moyenne de Portland, qui baisse son froc quand il faut faire ses besoins. Un peu comme tout le monde. À la différence que lui comptabilise plus de 200 millions de vues sur YouTube pour un morceau conçu dans sa petite chambre de jeune adulte. Pas si commun.
Illustrations : @enoraone
Cela fait un peu plus de quatre mois que tu as sorti Good For You, ton premier album studio. En quoi ce projet est-il censé être « bon pour moi » ?
Je ne pense pas nécessairement qu’il faille se demander « en quoi » il peut être bon pour toi, ce n’est pas la principale question. C’est à toi de voir si tu veux qu’il soit bon pour toi. Si tu l’écoutes, si tu sens la vibe, si tu te sens inspiré par l’album, s’il te rend heureux, s’il parvient à produire l’effet que je voulais qu’il produise, alors j’ai rempli ma part du travail et c’est là que mon album va être « bon pour toi ». Mais je pense qu’il faut plutôt se demander « pourquoi » il est bon pour toi. Je pense que l’album est bon pour ceux qui l’écoutent parce que c’est une musique plus honnête. Tu sais, dans la culture hip-hop, on a tendance à être beaucoup dans l’ostentation, et cela peut parfois donner l’impression aux fans qu’on est meilleur qu’eux. Donc quand tu me vois sur ma pochette d’album, complètement nu et assis sur des chiottes, tu te dis que ça ne peut qu’être honnête dans la mesure où c’est ce que n’importe quel humain fait. Ce n’est pas comme si j’essayais de prouver aux fans que je leur suis supérieur ou que ma vie est un objectif inatteignable pour eux. Je pense que mon album peut aider les gens à se dire qu’ils peuvent réussir ce qu’ils veulent dans la vie.
Good For You est sorti à un moment où le rap semble être de plus en plus triste, avec ce mouvement de l’emo-rap et de nombreux rappeurs qui évoquent leur détresse en musique. As-tu le sentiment que les gens avaient besoin d’entendre un album aussi optimiste que le tien ?
J’aime beaucoup le fait que tu aies dit « optimiste » et non « joyeux », parce que beaucoup de gens – sous prétexte que ma musique n’est pas particulièrement sombre – disent que je fais des sons « joyeux ». Ce n’est pas mon but. Au fond de moi, je ne suis pas quelqu’un de profondément heureux. Je suis un humain, qui doit faire face à ses troubles et ses problèmes, comme n’importe qui. Mais l’album est effectivement optimiste parce que j’ai envie de voir les choses de manières plus positive. Si jamais je suis triste ou déprimé, je doute que faire de la musique encore plus ténébreuse m’aidera à aller mieux. C’est pourquoi j’essaie de faire en sorte que mes morceaux soient plein de vie.
Dans cette scène emo-rap, Lil Peep a récemment succombé à son mal-être et à ses addictions. C’était pourtant des sujets qu’il évoquait ouvertement dans sa musique, mais il faut croire que personne n’a été là pour l’aider. Quel est ton ressenti là-dessus ?
Personnellement, je ne prends pas de drogues. Donc je ne vais pas être du genre à te dire de ne pas en prendre, parce que je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour en parler. Mais pour être honnête, il y a vraiment des excès dans le monde du hip-hop. Et beaucoup de personnes trouvent ça très cool. Ça fait qu’à l’arrivée, quand certaines personnes se droguent parce qu’ils ont de réels problèmes, et qu’ils finissent par devenir accro, les gens ne prennent plus ça au sérieux. Parce que c’est devenu une norme maintenant. Il se pourrait bien que tu aies besoin d’aide, mais les gens se disent juste que tu es « cool » et ne te tendent jamais la main. C’est triste. Un décès est toujours une chose atroce de toute façon, surtout à un si jeune âge. Je suis plus âgé que l’était Lil Peep et je suis toujours jeune, c’est dire. Au bout du compte, le seul conseil que je pourrais donner aux autres gamins, c’est de ne pas en abuser. J’ai bien compris, c’est la vie : tu veux essayer certaines drogues, je ne suis personne pour t’en empêcher, chacun a ses vices et tu n’es pas obligé de t’en cacher. Mais quand même… Apprenez à connaître vos limites et ne soyez pas trop facilement influencé par ce qui se passe autour de vous. Faites ce dont vous avez envie. Si vous jugez que c’est bon pour vous, allez-y. Mais si ce n’est pas le cas, ne vous forcez pas. Ma mère disait : « Ne va pas sauter d’un pont si ton ami te dit de le faire. » La phrase typique des mamans. [rires]
« Il y a vraiment des excès dans le monde du hip-hop. Et beaucoup de personnes trouvent ça juste cool. Donc à l’arrivée, quand certaines personnes se droguent parce qu’elles ont de réels problèmes, les gens ne prennent plus ça au sérieux. »
Le titre de l’album sous-entend qu’il s’agit d’une sorte de médicament, du genre : « tiens prend ce comprimé, c’est bon pour toi. » C’est comme ça que tu conçois la musique ?
Ouais, complètement. La musique est un médicament. Point barre. C’est juste factuel de dire ça. Que ce soit des morceaux tristes, optimistes ou peu importe, les gens vont les écouter et ça va les aider comme aucun médicament ne pourrait le faire. Quand un gamin subit une opération, et qu’il commence à aller mieux, il continue d’écouter de la musique sur son iPod dans son lit d’hôpital parce que c’est la seule chose qui l’accompagne tout le temps. 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Donc oui, je pense que la musique contribue au bien-être des gens. Et je crois sincèrement que beaucoup d’artistes feraient bien de s’en rendre compte, et donc de s’en soucier un minimum. Je ne parle pas nécessairement de ce que chacun dit dans ses morceaux, mais au moins s’assurer de consacrer le temps et les efforts nécessaire à leur art. C’est très important, parce que la musique va vivre pour toujours. Tu sors ton morceau sur SoundCloud, les gens le téléchargent et continuent de l’écouter. Donc chaque son que je décide de sortir, je veux en être fier. C’est la raison pour laquelle je travaille énormément sur chacun de mes morceaux. Il faut que ce soit le bon produit, le bon médicament.
Tu as signé en maison de disque quelques mois seulement après la sortie de « Caroline », qui s’est avéré être un hit. As-tu ressenti une certaine pression au moment où tu as regagné le chemin des studios pour travailler de nouveaux morceaux ?
Évidemment. Quand un son devient populaire et que les gens le définissent comme un « hit », ils ont toujours tendance à se dire que cet artiste ne sera pas capable d’enchainer. Qu’il a juste réussi un coup d’éclat, qu’il est un « one hit wonder ». De mon côté, j’ai encore l’impression d’être un gamin. Le son dont on parle, je l’ai enregistré dans ma chambre. Voir les gens péter un câble dessus, c’est complètement fou pour moi. Je viens d’une petite ville, je n’ai pas sorti un million d’albums avant de faire un hit. Alors quand ça m’arrive, c’est beaucoup de pression. Mais je suis du genre à ne pas faire ce que les gens attendent de moi. Donc s’ils veulent un autre hit dans la foulée, qu’ils oublient. C’est pourquoi j’ai sorti « REDMERCEDES » juste après « Caroline », parce que « REDMERCEDES » est morceau de rap brut. Ce n’est pas le genre de son qui fera danser les petites blanches. [rires] C’est juste un son qui reflète comment je me sens. Quand je fais de la musique, je ne me soucie de l’avis de personne sauf du mien. Si j’aime vraiment un morceau, il sort.
Qu’en est-il de tes fans ? Leur avis compte t-il ?
Oui, j’écoute mes fans, mais plus à travers les concerts. Un son comme « Spice Girl » par exemple, il n’était même pas censé être sur mon album. J’aimais bien le morceau, mais je n’y pensais pas plus que ça. Jusqu’à ce qu’on le fasse sur scène, et que les gens deviennent fous. Il n’était même pas encore sorti à l’époque, mais quand j’ai vu les réactions qu’il suscitait, je me suis dit : « Ok, je vais clairement le mettre sur mon album. » Parce que les fans l’aimaient beaucoup, et que j’ai fini par l’apprécier d’autant plus. Les shows sont idéaux pour tester de nouveaux morceaux.
J’ai lu que tu désignais Pharrell, Andre 3000 et Kanye comme des principales sources d’inspirations. Si je te dis que ça se perçoit assez clairement, qu’est-ce que tu me dis ?
[rires] C’est une bonne chose. Enfin… c’est un très beau compliment pour moi.
Je vais préciser un peu ma pensée : en fait, j’ai le sentiment que ces trois artistes sont les pères de toute une génération de rappeurs qui ne correspondent pas à l’image que le grand public se fait du rappeur…
[Il coupe.] C’est ça ! Tu as tout résumé !
C’est en ça qu’ils t’inspirent tout particulièrement ?
Pour ce qui est de Kanye et d’Andre 3000, ce sont les deux premiers albums que j’ai acheté dans ma vie. The College Dropout et Speakerboxxx/The Love Below. J’avais dix ans, je ne savaient pas vraiment qui ils étaient, mais j’avais acheté leurs disques parce que j’aimais beaucoup leurs pochettes. Du coup, j’ai pris conscience très jeune de l’importance d’une belle pochette d’album. Ta pochette doit avoir un sens, un parti pris. C’est la chose que chaque auditeur verra dès qu’il voudra écouter ta musique. Donc il faut que ça leur donne envie de se plonger dedans. Au-delà de ça, vu que c’était les premiers disques que j’achetais, je connaissais les paroles par coeur. Je les chantais tous les jours quand ma mère me conduisait à l’école. Puis c’était des artistes qui repoussaient les limites de leur genre, c’était si différent de ce qui se faisait à l’époque… J’adore 50 Cent aussi hein, mais je me disais « Gars… ça n’a rien à voir avec 50 Cent. » La musique de Fifty est géniale. C’est du vrai hip-hop et j’aime ça aussi. Mais avec Kanye et Andre, c’est la première fois que j’entendais des rappeurs chanter. C’était du jamais vu. Aujourd’hui, je chante beaucoup parce que j’adore John Mayer et j’aime le R&B au moins autant que j’aime le hip-hop. Chanter ou rapper, c’est la même pour moi, j’apprécie les deux. Mais quand j’ai vu Andre 3000 et Kanye le faire, j’avais l’impression de découvrir un tout nouveau monde, et j’avais envie d’en être. Donc quand j’ai commencé à faire du son en grandissant, c’était inenvisageable pour moi de me restreindre au rap.
« Les gens n’ont pas de soucis avec les rappeurs qui parlent de choses qu’ils n’ont pas parce qu’ils attendent trop peu de choses des rappeurs et des artistes en général. Ils attendent de la musique, et c’est tout. »
Beaucoup de rappeurs parlent d’être « vrais » dans leur morceaux. De ton côté, tu as une manière assez différente de le montrer, qui revient simplement à être comme tout le monde. Ta pochette d’album illustre d’ailleurs bien cet aspect-là.
Exactement. Pour beaucoup d’artistes, être « vrai », c’est montrer à quel point tu as pu être pauvre, prouver que tu deales vraiment, que tu fais vraiment de l’argent. Mais pour moi, ainsi que pour les personnes réelles, être « vrai », c’est juste être soi-même. C’est être honnête et parler de ce que tu fais vraiment dans ta musique. Parce que si ce n’est pas le cas, les fans ont les moyens de s’en rendre compte. Ils ne sont pas stupides. Ils savent différencier l’artiste wack de celui qui est vraiment chaud, et qui est honnête dans sa musique. Des fois, quand j’ai un rendez-vous avec une meuf, avec des gens de mon label ou peu importe, j’arrive en conduisant ma Mercedes rouge et les gens sont étonnés. Genre : « Oh, donc tu as vraiment une Mercedes rouge ? » Donc moi je leur réponds : « Bah… ouais. Pourquoi j’aurais fait un son entier sur une Mercedes rouge si je n’avais pas de Mercedes rouge ? » [rires] C’est parce qu’aujourd’hui, les gens s’attendent à ce que les rappeurs parlent de choses qu’ils n’ont pas. Et c’est quelque chose que je ne ferais jamais. Je ne peux pas le faire. Je ne peux pas parler de Rolex alors que je n’aime même pas porter de montres. Je ne sais pas… pour moi, c’est ça être « vrai ». Parler de ce que tu aimes vraiment, de ce que tu es vraiment.
C’est marrant que tu dises ça parce que d’un autre côté, j’ai l’impression qu’aujourd’hui, les auditeurs s’en foutent qu’un rappeur ne dise pas la vérité dans ses morceaux, du moment que la qualité du son est au rendez-vous.
Il y a beaucoup de trucs faux, mais les fans savent faire le tri entre ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas. Mais en soit, ce n’est pas parce qu’un artiste est matérialiste que sa musique ne présente pas d’intérêt. J’aime aussi la trap. Ça fait partie de la musique. Je ne cherche pas non plus à discréditer ce type d’artistes.
En novembre dernier, quelques jours après l’élection de Trump, tu es allé sur le plateau du Tonight Show de Jimmy Fallon, où tu avais interprété une version de « Caroline » qui comprenait un couplet plus engagé politiquement. Au vu des réactions, on dirait que beaucoup de gens ne s’attendaient pas à ça de ta part. Dans quelle mesure était-ce important pour toi d’élever ta voix à ce moment précis ?
Comme tu l’as dit, beaucoup de gens ne s’y attendaient pas parce que… [Il réfléchit] En fait, ça prouve bien ce que tu disais juste avant. Les gens n’ont pas de soucis avec les rappeurs qui parlent de choses qu’ils n’ont pas parce qu’ils attendent tellement peu de choses des rappeurs… Pas que des rappeurs d’ailleurs : des artistes en général. Ils attendent juste de la musique, et c’est tout. Mais quand tu observes de plus près, tu te rends compte que des gamins écoutent ce que je dis. Quand je publie quelque chose sur Instagram, ils le voient, ils le lisent. Et c’est puissant. C’est assez fou de se dire que j’ai un certain pouvoir juste avec mon téléphone. Donc là, on me dit que je vais faire ma première apparition sur une chaîne nationale et Trump est élu deux jours avant ; qu’est-ce que je suis censé faire ? Aller à la télé, chanter et danser, apporter un peu de joie aux gens et « Au revoir » ? Être juste un artiste parmi tant d’autres qui a fait un bon morceau et c’est tout ? Au bout du compte, la musique est la musique, mais si j’ai le pouvoir de dire ce que je veux, personne ne peut m’arrêter. On est en 2017, je ne laisserai personne m’empêcher d’exprimer mon ressenti sur tel ou tel sujet. Et c’est quelque chose que j’ai appris de grands artistes comme Kanye West ou Andre 3000. Alors quand je monte sur scène et que je lâche ce couplet, je ne suis pas en train de chercher de l’attention. Nique ça ! Je m’en fous parce que je suis sincèrement énervé. Mes parents sont des immigrants africains. Donc quand je vois mon président dénigrer les immigrants, ça me blesse. Ça me donne l’impression que je n’ai pas ma place ici. Le couplet, je l’ai écrit deux jours avant l’émission et je l’ai répété un million de fois parce que je ne voulais pas me manquer. C’était important.