« Dis-le terme » : faut-il avoir peur du grand méchant zouk ?

Aya Nakamura, Naza, Dadju : dans le paysage musical dit « urbain » de 2021, le zouk est omniprésent dans les sonorités, mais peu nommé tel quel dans les conversations. Pourquoi un tel tabou ?

Le 13 novembre dernier, Aya Nakamura publiait AYA, son troisième album évènement. Une sortie très attendue, et qui n’a logiquement pas manqué d’être commentée par les médias hexagonaux. Le jour-même, en déblayant les gros titres, certains adjectifs reviennent avec récurrence pour caractériser l’opus, tels que « catchy », « authentique » ou « solaire ». Et quand il s’agit d’évoquer sa couleur musicale, assez peu s’y essayent, et quand ils le font, c’est à travers des dénominations se voulant englobantes pour ne pas dire fourre-tout, « pop urbaine » en tête.

Côté français, la revue de presse apparaît comme incomplète, elle ne dit pas les termes. Et c’est finalement les américains de Pitchfork, experts dans l’art de la critique musicale, qui finissent par poser les mots justes concernant AYA. Sous la plume de la journaliste Shamira Ibrahim, AYA est présenté comme un album important, à la croisée des genres « afrobeats, zouk, R&B » et ce, dès la première phrase de l’article. « Zouk », ça y est, c’est dit. Preuve – s’il en fallait une autre – que ceux qui parlent le mieux d’Aya Nakamura et de sa musique sont décidément à l’étranger.

À l’heure où Aya Nakamura est l’artiste française la plus écoutée dans le monde, « Sentiments Grandissants » résonne comme un clin d’œil à sa fan base originelle, celles et ceux qui l’ont vu grandir en chantant du zouk.

Quand on tape « Aya Nakamura » et « zouk » sur Google, la première occurrence qui apparaît est une interview de Trace Urban, média de référence des cultures afro-caribéennes en Métropole. Le reste des résultats consiste principalement en des remix de ses chansons sur YouTube. C’est maigre. Pourtant à nos yeux et nos oreilles, Aya Nakamura et le zouk, c’est une évidence. Avant même que l’album sorte, dès les teasings et la parution de la tracklist, on a su qu’il allait en être question – ne serait-ce que par l’intitulé de la septième piste du disque, « Sentiments Grandissants ». Comme beaucoup l’avaient relevé, il s’agit d’une reprise du titre du même nom de la chanteuse Karima sorti en 2008.

La simple évocation de ces mots nous a ramené quinze ans en arrière, à l’époque des Skyblogs et des « aprems ». Ce choix n’est pas anodin, car en reprenant cette chanson et son air vieux de vingt-six ans, Aya Nakamura s’inscrit dans l’héritage du zouk. À l’heure où elle est l’artiste française la plus écoutée dans le monde, « Sentiments Grandissants » résonne comme un clin d’œil à sa fan base originelle, à celles et ceux qui ont grandi dans les années 2000 en écoutant du zouk, et qui l’ont vu grandir elle, en chantant du zouk. On se rappelle de « J’ai mal », l’un de ses premiers titres, sorti en 2015, pur produit zouk de l’époque, tant dans les sonorités que dans l’esthétique. Pour Aya Nakamura, reprendre du zouk, c’est normal : elle ne fait que s’inspirer des codes qui l’ont nourrie dans son développement musical et identitaire.

Et « Sentiments Grandissants » n’est qu’un des nombreux titres d’inspiration zouk ou konpa nés depuis la pandémie. Des rythmiques qui ont pu résonner dans le « Joli Bébé » de Naza et Niska, dans les multiples travaux de Bramsito, ou du côté de Dadju, dont le « Va dire à ton ex » est par exemple produit par le haïtien Joé Dwèt Filé. En 2021 plus que jamais, nombre d’artistes dits « urbains » piochent dans les codes afro-caribéens francophones des années 2000. Et le zouk semble alors doucement connaître un nouvel âge d’or, porté majoritairement par des hommes afro-descendants, souvent congolais, et soutenu par des rappeurs au phrasé mélodique comme Niska. Sans pour autant récolter ses lauriers.

En remontant le fil de l’histoire, on constate que les liens entre rap, R&B et zouk remontent assez loin. Dans l’imaginaire collectif, ils ont connu leur heure de gloire dans les années 2000. À cette époque, tout se mélange, et la rotation de chaînes TV comme Trace mêlent aisément Gage, Les Déesses et Beyoncé. Côté radio, on se souvient du remix Ado de « Pom Pom Pom » de Facteur X, qui scellait les liens entre la « hip-hop-R&B radio » et les Caraïbes. Dans ces années-là, on écoute aussi bien du zouk que du R&B, et la plupart des interprètes représentent cette jeunesse diasporique noire, née en France, mais nourrie de partout ailleurs. Traditions musicales afro-caribéennes, rap et R&B cohabitent dans les foyers.

Dans la décennie 2000, le zouk est bien loin des précurseurs comme Kassav, et des vulgarisateurs comme Francky Vincent. Entre temps, il a connu Jean-Michel Rotin, un des premiers artistes à incarner un zouk-R&B, savant mélange de Kassav, Michael Jackson et Jodeci. Il a aussi connu Kaysha, qui dès 1998, est l’un des premiers rappeurs francophones à mêler zouk et rap, en samplant Kassav’ dans son titre « Bounce Baby ». « Les rappeurs américains samplent James Brown parce que c’est ça qui représente leur jeunesse et leur enfance, mais pour nous, enfants africains des années 1970-1980, c’est Kassav' », nous explique t-il. « Kassav’ c’est vraiment le groupe antillais qui a remplacé les slow jams par le zouk love. » Dès lors, on voit un point commun entre le zouk et le R&B : c’est la musique de l’amour, des sentiments, des danses et des slows.

On nous voyait comme des artistes soleil. Certains ont été signés, mais ce sont surtout des singles qui ont été exploités. C’était ponctuellement, pour l’été.

Nesly

Pour le public diasporique qui a grandi avec, le zouk est plutôt la musique des parents, ce fond sonore qu’on entend tous les dimanches à la maison, qui éveille des souvenirs et titille notre nostalgie. C’est aussi de surcroit une musique résolument française, dont les principaux représentants sont originaires de Guadeloupe, Martinique et Guyane, là où le R&B – même s’il est apprécié – reste une musique importée, sans attache identitaire, et dont l’histoire reste très mince en métropole. Les labels ayant raté la marche du R&B en France, le zouk sert alors de refuge aux naufragés du genre. « Tout l’écosystème zouk accueillait les gens qui ne se voyaient pas faire du zouk à la base, mais qui dans ma musique, dans celle d’Ali Angel, de Nichols, et de Jean-Michel Rotin, retrouvaient le R&B qu’ils avaient dans leur cœur. Quand on est arrivés avec ce zouk aux accords R&B, il y a tout un tas de gens qui se sont reconnus dedans. Ils se sont dit : « Ça, on peut faire ». Et effectivement, c’est un peu devenu le R&B de France », explique Kaysha. Ces va-et-vient ont continué des années durant, notamment avec des chanteuses comme Lynnsha et K-Reen, qui, ne souhaitant pas voir leur musique figée dans des cases, s’illustraient et se marketaient tantôt R&B, tantôt zouk.

Et si les médias nationaux le dépeignent encore souvent comme une musique communautaire, chasse gardée de la population antillaise, le zouk s’inscrit en réalité dans la culture noire au sens large. C’est pourquoi de nombreux afrodescendants s’y identifient, du côté des auditeurs, mais aussi des artistes : le congolais Kaysha, mais aussi Soumia, d’origine marocaine, ou encore Marvin, dont les fans redécouvrent régulièrement les origines ivoiro-bretonnes. Cela ne choque pas, au contraire. Le zouk n’est plus cette musique exclusivement insulaire, elle s’est depuis nourrie de l’esthétique rap et R&B américaine, afin de trouver sa place en métropole. Ainsi, Les Déesses deviennent les avatars francophones des Destiny’s Child, tandis que Fanny J s’inspire des grandes voix des années 1990, de Mariah Carey, Whitney Houston ou Toni Braxton. Le zouk et le R&B des années 2000 sont construits sur des modèles similaires et quasi-interchangeables, le quart d’heure zouk ayant remplacé le quart d’heure slow jam en soirée.

De manière assez clichée, la métropole aime le zouk pour ce qu’il a de festif, solaire, convivial. Une énergie qui a pu transparaître à l’échelle nationale à travers des projets collaboratifs comme Dis L’Heure 2 Zouk, sorti en 2003. « Laisse parler les gens », au même titre qu’un morceau comme « Un gaou à Oran » sur Raï’n’B Fever, c’est cette dose d’ailleurs que la France aime entendre et accepte. Ou du moins, le temps d’une saison. « On nous voyait comme des artistes soleil, rappelle Nesly, artiste zouk active depuis le début des années 2010. « L’été arrive : qu’est-ce qu’on va faire comme titre soleil ? » Il y a eu des artistes qui ont été signés. Il y a eu Slaï, Perle Lama, Princess Lover, etc. Mais si certains ont fait des albums, ce sont plutôt des singles qui ont été exploités. C’était ponctuellement, pour l’été. » Kaysha va même plus loin : « On navigue dans un pays qui a une culture dominante et qui, pour le reste, donne la parole à une personne à la fois : Thierry Cham cette année, Slaï l’année prochaine, et puis en afro, tous les ans, Magic System. Alors qu’il y a un million d’artistes zouglou et coupé décalé… » Pour lutter contre cette précarité, une économie parallèle s’est construite. Maîtrisée d’une main de fer par des producteurs comme Ali Angel, Warren ou Kaysha, et des labels comme Section Zouk, elle a permis l’explosion d’artistes comme Les Déesses ou Fanny J en 2007.

Mais le zouk en tant que genre a depuis connu un certain déclin. Dès 2009, le groupe Trace, a crée sa chaîne Trace Tropical, isolant ainsi le zouk de sa chaîne principale. Et dans les médias mainstream, l’idylle n’a pas duré non plus. Ce qui ne veut pas pour autant dire que les rythmiques du genre ont soudainement disparu du devant de la scène, au contraire : elles ne cessent de revenir ici et là, cachées derrière différentes formes et appellations. On les entendait déjà en 2015 avec Booba et son hit « Validé » ou en 2018, via le featuring « Sucette » entre Aya Nakamura et Niska. L’année écoulée n’a fait que confirmer la tendance, avec pléthore de singles ayant cette couleur musicale. Si bien qu’en 2021, la playlist d’une radio « rap » comme Skyrock pourrait très bien passer de « Jolie madame » à « Préféré », de « Baby Mama » à « Bobo » ou encore « Sosa ». Autant de titres qu’on préfèrera qualifier au choix de pop urbaine, d’afro ou de zumba, voire même de R&B pour les plus audacieux.

En France, on n’aime pas appeler les choses par leur nom, on préfère leur donner de nouveaux noms parce qu’on a décidé qu’il y avait une connotation ‘Francky Vincent’ au mot zouk.

Kaysha

Comme si le seul zouk qui pouvait effectivement être qualifié comme tel restait celui des vétérans comme Kassav, des défunts comme Edith Lefel, ou celui des années 2000, que l’on s’autorise à aimer par nostalgie, la honte ne trouvant pas sa place dans celle-ci. Autrement, le zouk reste, pour beaucoup, une musique que l’on écoute dans un entre soi, dans la voiture, ou en soirée. Ça reste acceptable tant que c’est « un délire », ou tant que ça a été validé par l’histoire. Le mot est péjoratif chez les uns, sacré chez les autres. Dans les deux cas, il demande à être manipulé avec extrêmement de précaution. À tel point qu’il a fini par ne plus être manipulé tout court, même quand il s’agit d’appeler un chat un chat.

Pour Kaysha, « le zouk a perdu la bataille du branding ». La faute – selon lui – au conservatisme des producteurs de musique antillaise eux-mêmes, qui ont abordé le zouk avec plus de sentimentalisme que d’approche business. Par peur de voir leur musique et leur culture être dénaturée, les insulaires ont plus cherché à protéger le zouk des éventuels clins d’oeil que pouvaient lui faire la nouvelle génération qu’à laisser le genre vivre et évoluer avec son temps. « Sauf qu’à l’heure du streaming, où tout le monde a accès à toute la musique du monde, si tu n’es pas capable d’exporter ta musique, c’est la musique des autres qui va t’être exportée », assure le producteur congolais. D’où le fait que le zouk ait fini par être absorbé par des registres mieux markétés que lui. Le comble pour ce marché qui, il y a 20 ans de ça, accueillait justement les naufragés du rap et du R&B. Et pour ne rien arranger, le terme se heurte également aux éternels préjugés qui entourent les antillais et leur patrimoine. « En France, on n’aime pas appeler les choses par leur nom, on préfère leur donner de nouveaux noms parce qu’on a décidé qu’il y avait une connotation Francky Vincent au mot zouk, une connotation soleil. »

La France aurait pourtant bien des raisons d’être fière de « son » zouk. Dans son autobiographie parue en 1989, le légendaire trompettiste américain Miles Davis évoquait déjà le son de Kassav’ comme étant « la musique du futur ». Et en 2021, à l’heure où l’on célèbre la popularité de certains hits français à l’international, il n’y a certainement pas de hasard à ce que ce soit la musique aux inspirations zouk d’une artiste comme Aya Nakamura qui soit la plus plébiscitée. Qui plus est quand, de l’autre côté de l’Atlantique, le reggaeton et ses rythmiques similaires « à 5 BPM près » – dixit Kaysha – cumule des milliards de vues. « Toutes ces musiques sont cousines, rappelle-t-il. Elles ont été créées par des descendants d’esclaves et trouvent leurs origines en Afrique, dans la culture vaudou, la kadans en Haïti ou même dans la dancehall. » D’où le fait que des artistes aussi différents que J Balvin et Hatik aient pu reprendre un morceau comme « Angela » du Saïan Supa Crew, ou que « Bobo » se soit classé à la seconde place du top iTunes en République Dominicaine. Alors peut-être que, le zouk saura trouver grâce sous d’autres cieux, toujours plus loin du territoire auquel il est (politiquement) rattaché. Après tout, ne dit-on pas que nul n’est prophète en son pays ?

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