A$AP Yams : marionnettiste de Rocky ou muse du A$AP Mob ?
Il y a un peu plus de trois ans, A$AP Yams nous quittait. L’un des fondateurs du A$AP Mob laisse avec lui un mystère réel sur son impact, à la fois sur son meilleur ami et star de son crew, A$AP Rocky, mais aussi sur le paysage rap. Qui était-il vraiment ?
Illustrations : @bilelal
Visionnaire, stratège, Steven Rodriguez est l’un des bâtisseurs du A$AP Mob et un influenceur majeur du rap tel qu’on le connaît aujourd’hui. Celui que l’on nomme A$AP Yams a façonné A$AP Rocky à l’image qu’il souhaitait pour lui, de « Purple Swag » à « L$D ». L’industrie hip-hop, qui le portait en estime, a poussé un cri de chagrin à l’annonce de sa mort le 18 janvier 2015, à l’âge 26 ans. Un an de plus que Tupac, un an de moins que Basquiat, Amy, et Hendrix. Comme eux, son héritage intemporel irrigue le rap et la pop culture. Comme Kurt Cobain ou John Bonham, sa mort prématurée résulte d’une vie menée à contre-courant. Comme Bon Scott, premier chanteur d’AC/DC, il est mort asphyxié dans son sommeil par l’abus de substances psychotropes et, comme lui, son groupe se consolidera après sa mort. Alors qui était-il ? Qu’a-t-il apporté à la street-culture et à A$AP Rocky ? Mais surtout, comment le Mob a-t-il réussi à survivre, et prospérer, après la mort de son fondateur ?
« Comment un inconnu d’une vingtaine d’année parvient à faire d’un autre inconnu de 20 ans et quelques, une star ? Steven Rodriguez, plus connu sous le nom d’A$AP Yams, a dû s’être posé la question lorsqu’il a fait de son ami A$AP Rocky l’un des rappeurs les plus géniaux de sa génération. » – Amos Barshad pour le NY Times.
« Là pour vendre la pure, nique les puristes/Prend une ligne, étudie »
Tout commence dans la tête pleine d’idées d’un gamin aux poches vides. Steven Rodriguez, jeune latino d’Harlem, est un roublard geek obsédé de hip-hop. Stagiaire chez Diplomats Records à 16 piges, il passe ses journées à chercher des perles de rap. Il fouine d’abord dans des magazines, avant de découvrir les joies de l’Internet. Décrit par son supérieur chez Dip’ Records comme un comploteur qui a « toujours un plan derrière la tête », il ambitionne de créer quelque chose qui le dépassera et lui survivra. À 17 ans, il se tatoue A.S.A.P (pour « Always Strive And Prosper ») sur le bras droit et fonde le crew éponyme avec A$AP Bari & Illz. En 2008, Steven tombe sur celui qui va l’aider à mettre son plan à exécution a.s.a.p. Un renoi d’Harlem, aux cheveux longs, lissés, attachés en queue de cheval. Une gueule d’ange, un sourire ravageur, un look à la Andre 3000 d’Outkast. Ce jeunot fait aussi de la musique, un mix entre « les mélodies d’un Cudder et le style rap de Mase » d’après Yams lui-même. Rakim Mayers, dit « Rocky », s’investit sérieusement dans le rap depuis son séjour en prison et cherche quelqu’un capable de le mener au sommet. Rodriguez cherchait quelqu’un à guider. Luke Skywalker eut Maitre Yoda, Daniel LaRusso eut Maître Miyagi, Rocky vaincra grâce à Yams.
Au charbon, les deux étudient littéralement le hip hop. Leur routine : se gaver de rap, tester différents schémas de rimes et de mélodies jusqu’à parvenir à un alliage forgé sur mesure pour Rocky. Et pendant que son protégé perfectionne sa plume, Yamborghini lance un tumblr : RealNiggaTumblr en avril 2010. À coups de titres rap, de scans de ses magazines hip-hop et d’un humour décapant, il devient IN : un INfluenceur INcontournable d’INternet. Son plan : bâtir une plateforme sur-mesure pour le A$AP Mob. En avril 2011, c’est l’heure du baptême du feu de Rocky. Rodriguez poste « Purple Swag » sur son tumblr. Il ne révèle pas leur amitié mais le track est validé par son auditorat avec « mention bsahtek félicitations ». Vient ensuite “Peso” et la mixtape Live.Love.A$AP. La suite, on la connait : la signature en major de Rocky et du Mob, la création d’A$AP Worldwide, le disque de platine pour Long.Live.A$AP… Pour Yams, c’est la consécration de sa vision musicale où les schémas de rimes virevoltants de New York font du pied à la trap d’Atlanta. Sa vision artistique aussi, puisqu’il a influencé le style de Rocky, l’incitant à tresser ses cheveux, à porter des grillz dans les premiers clips, à tourner des visuels sombres ou à utiliser une voix déformée.
« On voulait percer, mais on ne voulait pas le faire en pompant la vague de quelqu’un d’autre. On voulait entrer dans le jeu avec notre propre vague. » – Steven « A$AP Yams » Rodriguez
« Mon meilleur shab est mort, j’suis blasé de la life »
Malheureusement, les génies comme Steven Rodriguez s’autodétruisent souvent. Déjà adolescent, il multiplie les conneries, dort au Highbridge Park lorsque sa mère le chasse de chez elle, quitte le lycée à trois reprises, vole dans la caisse du Starbucks Coffee dans lequel il bosse. Et la drogue ne facilite rien. Xanax, codéine et un paquet d’autres trucs colorent sa vie, mais auront sa peau – tatouée, au passage de deux tablettes de Xanax. Leur influence est palpable dans tout ce qu’il touche. De la première tape du crew, Lord$ Never Worry au sous-groupe de DJs qu’il fonde : les BlackOut Boyz. Sans oublier le surnom « Gregg Popapill » qu’il se donne. Surtout, il y a ce jour de Coachella où, sous Xanax et codéine, il avait déjà manqué de perdre la vie. Convaincu par son entourage de la tournure inquiétante de sa vie, il fait un séjour en désintox’ en juillet 2014. Mais, « Gregg » cède à ses démons fin 2014. Sa paranoïa grandissante et sa perte de contrôle progressive sur son gang en sont la cause. Il craignait que les forces de l’industrie musicale ne parviennent à l’éloigner définitivement de son ami Rocky. « Ce qu’ils ont fait à Jay et Dame, ils essayent déjà de nous le faire car ils savent ce dont je suis capable et ce dont Rocky est capable », s’inquiétait-il déjà à l’époque. Sa mère l’expliquera plus tard : « Mon fils subissait une pression énorme essayant de préserver l’unité du A$AP Mob tout en réussissant à produire des hits. Dans le même temps, il avait l’impression d’être mis à l’écart d’un groupe de jeunes créatifs qu’il avait mis tellement de temps et d’énergie à garder ensemble. »
« Je viens juste de perdre mon frère. Nique toute cette musique de merde. Lorsqu’il s’agit de ça, est-ce que j’échangerai cette musique pour Yams ? Oui, parce qu’en réalité, Yams est le seul qui ait réellement traversé toute cette merde avec moi et qui sait ce que je ressens. » – A$AP Rocky pleurant son ami, à MTV News
Pourtant, son empreinte sur ses comparses était profonde. Tellement que ses amis n’ont eu de cesse de réitérer leur amour pour lui et leur allégeance au groupe. Leurs clips ne manquent pas d’apparitions de leur éminence grise. Même les noms choisis pour les projets sont généralement étudiés pour représenter leur gang. À ce titre, difficile de passer à côté de « Yamborghini High » du Mob ou « Yammy Gang » issue de l’hommage d’A$AP Ferg à Yambo’ : Always Strive And Prosper. Cet album, sorti en avril 2016 s’est hissé à la deuxième place des tops R&B/Hip-hop albums et Rap albums, et est actuellement le projet le plus solide de Ferg, tant dans ses choix instrumentaux que ses flow, l’identité musicale qu’il y développe. Comme quoi l’influence même indirecte de Yammy a généralement du bon. Mais la paranoïa, l’addiction et la tendance à l’apnée du sommeil de Steven Rodriguez auront raison de lui quand en ce mois de janvier 2015, il s’étouffe dans son vomi. Paradoxalement, c’est aussi sa mort qui réunifie son groupe et pousse ses membres à s’investir encore plus. Ultime hommage à leur leader, le Mob débute la série des Cozy Tapes en octobre 2016, cozy étant un terme popularisé par Yamborghini.
« Nous sommes tous, chez RCA Records, choqués et peinés d’apprendre la mort d’A$AP Yams. En tant que membre des forces créatives derrière A$AP Worldwide, la vision de Yams, son humour, son dévouement pour les membres d’A$AP Mob, seront toujours dans nos mémoires. » – RCA Records, sur la mort de Steven « A$AP Yams » Rodriguez
Learn from the Boss, then act like a Boss
Yams et sa vision décloisonnée du rap ont renouvelé un hip-hop new-yorkais obnubilé par lui-même. Poussant cette ouverture musicale à l’extrême, Flacko invite Danger Mouse (Gnarls Barkley) aux côtés de Juicy J (Three Six Mafia) et Steven de son vivant, à produire son deuxième album. En résulte un disque aux influences gospel (« Holy Ghost »), trap (« M’s »), dirty south (« Wavy Bone »), électro-soul (« Everyday »), rock psychédélique (« L$D »). Un album définitivement futuriste, salué par la critique. Mais après la perte de sa muse, et la sortie d’A.L.L.A, Rakim a dû se réinventer, chercher de l’inspiration chez d’autres artistes et amener une nouvelle « vague ». Dans sa quête, le Harlémite en profite pour relancer le projet de « mentorat » de Yams. Après Rakim, Rodriguez avait senti le succès d’artistes comme Flatbush Zombies, Vince Staples ou Heir Dash. Il a donc créé Yamborghini Records pour se concentrer sur chacun, et développer leur identité artistique. Une démarche inspirée d’Irv Gotti, célèbre producteur tantôt de Jay-Z, Ja Rule ou DMX. Trois artistes très différents, mais semblables par leur succès commercial.
En bon élève, Flacko s’essaye, lui aussi, au mentoring. Avant même de percer, du vivant de Yams donc, il prend sous son aile un jeune biker-artiste de Harlem, le fait entrer chez A$AP et lui apprend les ficelles du game à mesure qu’il prend de l’ampleur. Un certain Darold Ferguson Jr. qui, à l’époque, oscille entre la peinture et la mode. Il n’est pas intéressé par une carrière de rappeur mais suit les traces de son père, propriétaire d’une boutique d’imprimerie. Ferguson Jr. apprend ainsi à peindre ses t-shirts et à les vendre à ses camarades de classe, perfectionnant les techniques de son daron. Vient ensuite Rakim qui le presse pour qu’il envisage une carrière de rappeur alors qu’il considère plutôt lancer sa propre ligne de vêtements, comme il l’expliquait à Vice en 2016. Franchement réticent au début, Fergenstein finit par se laisser convaincre, se lance dans les deux, et développe son propre truc. Musicalement, un mélange de trap/drill façon A.T.L & Chicago où instrumentales puissantes résonnent avec une voix forte et une diction abrasive. Artistiquement, c’est tout autre chose. Sous la houlette de Rocky, Ferg dessine, peint, design, crée et se façonne une identité hip-hop arty iconoclaste, audacieuse et décomplexée, influencée par Dali, Basquiat, Rocky… et son père.
« Ferg, c’est mon petit frère. Je suis fier de lui car il a fait attention et a écouté tout ce que je lui ai enseigné. Il s’est contenté d’apprendre pendant des années. Et maintenant son heure est arrivée. C’est à lui de donner des leçons. » – A$AP Rocky pour Noisey dans SUDDXNLY (part 3/5) en 2014.
Passé de rappeur débutant au fort potentiel, à l’artiste complet et établi que l’on connaît aujourd’hui, le Hood Pope sait ce qu’il doit à Flacko (qu’il considère comme son grand frère), de la même manière que Flacko sait ce qu’il doit à Yambo’. En 2014, Rocky promettait déjà à Noisey que son premier protégé deviendrait « huge ». Maintenant que cette prophétie s’est réalisée, qu’en est-il des autres : Ian Connor, Playboi Carti, Joe Fox, Smooky Margiela ? Comme pour Ferg, il leur a donné les ressources et la visibilité dont il disposait pour se développer. Et bien qu’il aura probablement du mal à reproduire le succès de ce dernier… Eux l’aident à s’ouvrir à de nouveaux terrains artistiques et à retrouver un peu de cette énergie que communiquait Yams. Pour l’émuler, Rakim ne s’arrête d’ailleurs pas là et s’efforce d’aller toujours plus loin.
The Guardian explique que Rodriguez tenait des shows radios, alimentait ses fans avec du contenu sur les médias sociaux. Ce que se mettra également à faire Rocky. En mai 2015, il relance son compte Instagram avec des posts qui individuellement n’ont pas de sens. Du blanc, du rose, des images mal cadrées. Cette hérésie lui coûte dans un premier temps 100 000 abonnés. 100 000 abonnés qui ont manqué de perspective. Il s’agissait d’un collage géant visible depuis le compte de Rocky. Ce collage est l’œuvre avant-gardiste de Robert Gallardo (directeur artistique) et Tan Camera (photographe et designer). Il servira à introduire A.W.G.E (A$AP Worldwide Global Enterprise) au monde. Dès lors, AWGE, collectif de « créateurs » et dernier réceptacle de la mémoire de Yambo’, passe à l’offensive. Il tape dans l’audio-visuel avec un premier court-métrage publié en 2016 : « Money Man », sorte de suite de La Haine. Il s’attaque ensuite au rap – naturellement – avec le SoundCloud AWGE SHIT, avant de s’infiltrer dans la sape, via le site web AWGE.design et son AWGE Bodega, ouverte pour une semaine à Londres, où se vendaient du textile mais aussi des donuts, des DVDs, des coussins, des cahiers estampillés AWGE. Yams n’aurait pu rêver plus bel hommage.
Quand l’élève dépasse le maître
« L’idée, c’est moi qui reprend ce qu’il a laissé derrière lui, toutes ses responsabilités, tous ses fardeaux etc., je dois garder tout ça et c’est le message qui m’a été légué. Yams était puissant à ce point. » – A$AP Rocky, expliquant à HotNewsHipHop la cover d’At.Long.Last.A$AP
Oui, Steven Rodriguez est à l’origine du succès du A$AP Mob. Toutefois, il n’en est pas la seule raison. Si Rocky, sa plus grande réussite, est celui qui a su reprendre le flambeau : c’est qu’il a été son meilleur élève. Rakim Mayers s’est nourri de ce qui faisait la force de Steven Rodriguez, tout en évacuant ses faiblesses. Il manquait à Yams la stature et la clarté d’esprit pour incarner durablement le mouvement qu’il avait créé. De retour après un ressourcement créatif d’un an, Rocky assume définitivement son rôle de leader du Mob. En août 2017, il lance la campagne promotionnelle « AWGEST », ponctuée par la sortie de trois projets : 12 de Twelvyy, Still Striving de Ferg, et le second volume des Cozy Tapes du crew au complet. À ses trois efforts s’ajoutent trois visuels étincelants : « RAF », « Magnolia », « Wrong ». Quand Pretty Flacko s’affiche vêtu de tee-shirts AWGE, ils sont sold-out la seconde d’après sur AWGESTSHIT.com. Bref, Rocky a montré qu’il avait tout ce que son ami n’avait pas : les moyens de penser grand tout en gardant une éthique de travail précise et organisée.
Et ce que son ami avait : curiosité et ouverture d’esprit, sens du timing et de la diplomatie, il l’avait aussi. Car il a su profiter d’une conjoncture défavorable pour rebondir. En 2015, Yams nous quitte, le crew californien Odd Future – Odd Future Wolfgang Kill Them All – implose. Pourtant une tournée promotionnelle pour les albums A.L.L.A de Rocky et Cherry Bomb de Tyler the Creator, leader dudit crew, voit le jour. Cette manœuvre, à l’initiative de Rakim, est un succès critique, artistique et commercial. Mais pas seulement ; elle est également à l’origine de l’une des bromances les plus prometteuses, stimulantes, et efficaces du rap contemporain. WANG$AP, c’est des tueries comme “What The Fuck Right Now”, “Telephone Calls”, “Who Dat Boy ?” où Tyler comme Rakim profitent de l’émulation issue de leurs deux styles opposés et de leur esprit de compétition pour produire ce qu’ils font de mieux. La synergie est totale et naît de l’alliance de leurs différents styles. Pas étonnant que l’on retrouve Frank Ocean sur Testing, le troisième opus de Rocky, ou encore que ce dernier affirme que Tyler a été l’un de ses meilleurs conseillers durant la (longue) période de confection de l’album.
« Il semble que la petre de Yams a rendu le groupe plus fort, plus proche, plus concentré sur leur musique. » – Angel Diaz, Frazier Tharpe concluant une interview avec A$AP Mob pour Complex News
Lord Flacko a su combler, de manière naturelle mais réfléchie, le vide laissé par Yams au sein du Mob et d’A$AP Worldwide. Mais la trace de Steven Rodriguez est indélébile et là est sa puissance. Sans jamais faire de la musique, il a su influencer jusqu’à la racine des artistes qui ont influencé, à leur tour, toute une industrie en perte de souffle. Sa marque n’est pas simple à retracer, elle se nourrit de zones d’ombres, d’excès et d’erreurs, mais aussi d’une vision brillante qu’il a su transmettre à ses amis avant de disparaître. Si A$AP Mob a pu lui survivre, c’est bien parce que sa mort physique n’a jamais signifié sa mort spirituelle et artistique. Yams survit au sein de chacun des membres du groupe qu’il a fondé grâce à un mot d’ordre simple mais efficace : Always Strive And Prosper.