Bardamu : Cléopâtre

Soleil en sous-sol.

            Le quotidien, c’est ce qui nous prend le plus de temps, et c’est ce dont on se souvient le moins. On passe des années entières à orienter notre voile autour de ce souffle sans saveur. De temps à autre, il faut le reconnaître, la Grâce nous envoie un signe de son incontestable existence. Et quand la Grâce a posé son boule en face de moi dans le métro, je me suis improvisé comportementaliste pour qu’on se marre tous ensemble.

Nous sommes un mercredi soir du mois de mai 2014… un mercredi soir a priori fait dans le même moule que tous les autres mercredis soirs. Je me rends à un match de foot en métro et j’ai le style qui va avec: dégueulasse. Du sportswear saumâtre et un sac de sport arôme chien mouillé. La ligne 1 m’emmène jusqu’à Pont De Neuilly parce qu’on a un match sur l’Île de Puteaux. Vous devez vous en foutre mais ma formation littéraire m’impose quelques lignes dévolues à l’exposition du récit.

Les stations des beaux quartiers défilent comme de bons écoliers avec de bons bulletins scolaires. Avachi, j’écoute ma zique avec une gueule que je suppute inexpressive. Et soudainement…

Elle s’assied en face de moi.

Flaubert a décrit ainsi ce phénomène: « Ce fut comme une apparition ». Dans L’Education sentimentale, Frédéric est ébloui par Mme Arnoux tant et si bien que ses « épaules » fléchissent quand il la voit.

Pour ma part j’écoute beaucoup trop de rap de caillera pour manifester mon trouble comme un vulgaire boloss du XIXème siècle. Mais je la zyeute grave quand même, mon scanner oculaire s’active sans un bruit.

Des vêtements sans prétention recouvraient son corps menu, un sac en cuir noir était coincé entre son bras et son flanc. Une allure décente sans froufrous ostentatoires. Mais ses traits… ses traits étaient incroyables. Des ouvriers spécialisés avaient dû être convoqués pour confectionner chaque élément. C’était stupéfiant de finesse dans l’ouvrage. Quand elle s’est assise j’ai bien cru qu’un orchestre philharmonique allait accompagner la manoeuvre. Des cheveux noirs implacables défendaient farouchement la beauté qui régnait en dictateur sur son visage. Sa peau caramélisée et son nez d’impératrice faisaient pencher la balance de ses origines vers l’Egypte plutôt que le Finistère, mais allez savoir…

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Il y avait quelque chose d’intolérable dans son rayonnement, quelque chose qu’elle devra payer plus tard, peut-être dans une autre vie… en se faisant réincarner en poulpe des profondeurs ou en cafard de décharge. Il est parfois plus facile de décrire les choses et les gens par leur exact opposé. En ce cas, la jeune fille en face de moi, que je nommerai dorénavant Cléopâtre, est le contraire de Christine Boutin.

Dans un cas comme celui-ci, que tout un chacun a déjà vécu, nous nous comportons de manière assez drôle et souvent similaire. Il y a plusieurs étapes:

1- Le Scotchage: Bah ouais… On fixe l’objet du désir malgré soi. L’émotion nous submerge et annihile toute activité pendant quelques secondes. Je regarde Cléopâtre comme une gitane regarderait un iPhone sans surveillance.

2- Le Dé-Scotchage: Forcément, quand on mate salement quelqu’un sans y réfléchir, on finit par se réveiller au bout de trois secondes. Et on se sent un peu con, trahi par son émoi. C’est là qu’on Dé-Scotche. Ce que je fais même si mon slip tremble sur ses fondations.

Après ces deux premiers steps ça devient coton, la bagarre cérébrale s’amorce… Autant le Scotchage et le Dé-Scotchage sont deux étapes communes à l’ensemble de l’humanité (si l’on fait exception des psychopathes et des retardés mentaux qui ne vont opérer qu’une très longue et unique période de scotch avant d’agresser physiquement le sujet), autant la troisième offre plusieurs attitudes possibles:

Attitude 1: Le Tout Pour Le Tout, dit le « Nique Sa Mère ». On continue dans le Scotchage pour bien signifier notre pâmoison et on essaye ostensiblement d’attirer l’attention pour pouvoir placer un sourire ravageur.

Attitude 2: La Feinte. On feint le Dé-Scotchage total, soit en détournant le regard sur un bon bouquin (la technique dite N’Diaye) pour suggérer un QI élevé et une sensibilité délicate, soit en jouant la carte de la décontraction genre « t’es-super-opé-et-on-boxe-dans-la-même-catégorie ».

Attitude 3: Le Pot-Pourri, c’est un mix de l’attitude 1 & 2. Elle est très subtile et demande une concentration optimale. Elle se fonde sur une technique de chasse opportuniste et raffinée puisqu’on attend le moment idoine pour se révéler sans pour autant choufer comme un gros porc.

Attitude 4: La Jean-Claude Dus ou Totale Lose. On Dé-Scotche à fond parce qu’on n’attend plus rien de la vie puisque ça fait pas vraiment un an mais quand même 13 mois qu’on n’a pas baisé, et donc ce serait vachement étonnant qu’on parvienne à séduire cette beubom avec notre gueule d’antidépresseur.

Je ne réfléchis pas longtemps et choisis l’attitude la plus risquée et la plus noble: le Pot Pourri. La Jean-Claude Dus me tente un peu mais je décide d’élever mon niveau de jeu.

3- Le Pot-Pourri: Flaubert m’aurait sans doute immortalisé comme il le fit pour Frédéric face à Mme Arnoux: « Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites ».

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Ma « curiosité douloureuse » habite mon faciès mais « le désir de la possession physique » ne disparaît pas du tout puisque mes yeux lancent clairement des bites… Bites que ma muse ne voit pas du tout parce qu’elle commence à chercher fiévreusement son portable. Son inquiétude est évidente, elle fourrage dans sa besace en retournant le contenu par saccades. Une panique graduelle modifie son architecture faciale sans en altérer l’harmonie. Puis, soupir soulagé, elle le retrouve. Et moi de lui lancer un regard/sourire que j’espère complice, plein d’une secrète connivence.

Mais je dois, en toute équité sociologique, ausculter le point de vue du contemplé… qui est beaucoup plus simple à dépiauter au demeurant: soit il/elle s’en bat les couilles, soit il/elle te trouve à son goût.

Cléopâtre s’en bat clairement les couilles. Elle n’attrape pas mon sourire comme la promesse d’un mariage paisible, elle n’attrape rien, d’ailleurs. Mais elle sait, oh oui elle sait… elle sent le poids du pénible en plein Pot pourri. Et pourtant, les 6 stations suivantes, elle ne se départira pas de son joli dédain.

Pont de Neuilly. Je quitte la rame avant elle et adopte le Dé-Scotchage qui drape ma sortie d’une toge de dignité. Je quitte sa vie, elle quitte la mienne, le tunnel du métro avale son indifférence. Je rejoins mon équipe sans rien dire de peur qu’en sortant de ma bouche mes mots ne fassent sortir son visage de mes yeux.

Et puis je joue au foot. Et je fais un sombrero sur mon défenseur. Et je décoche une frappe de 30 mètres qui nous fait gagner le match.

Que la Grâce échût en face de moi dans le métro puis sur mon pied droit mycosé, c’était inespéré.

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P.S: si à tout hasard Cléopâtre se reconnaissait dans cet anecdote rigoureusement authentique, je lui offre L’Education sentimentale, une week-end pour une personne dans mon appartement et un menu Mac Deluxe.

Illustration: Lazy Youg

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