Infinity Charles

Charles Aznavour a 90 balais aujourd’hui. Il dépasse péniblement du mètre à hauteur de 64 centimètres. Et c’est un géant. Il a exporté le romantisme à la française à travers le globe au cours de tournées triomphales. Il est dans le top 3 des chanteurs de ta grand-mère. Même la prof de chant milfeuse de la starac Raphaëlle Ricci l’a dit : « C’est le meilleur interprète du monde. » Je suis d’accord, même si Jacques Brel traîne dans les parages. Charles Aznavour peut adoucir le coeur en adamantium de Tywin Lannister grâce aux harmonies de ses musiques, à la puissance de son interprétation et à la précision de ses textes. Evidemment, se manger l’intégralité de la discographie vous liquéfie immédiatement en flaque de guimauve fondue incapable de bander, les violons tartinent la partition à la louche, les pianos gobent du Lexomil et la plume ne cache rien des vacheries de l’existence. Il suffit de réduire l’écoute à une trentaine de titres pour que l’absorption devienne digeste et que l’évidence s’impose : le petit arménien est le boss indéboulonnable quand il s’agit de circonscrire en trois ou quatre minutes la sublime violence du sentiment amoureux, la douleur du souvenir, la mélancolie du temps qui passe et les bonheurs simples de la vie.

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Sa bio est celle d’une star planétaire : débuts précoces (9 piges), rencontres déterminantes (Edith Piaf et le pianiste Pierre Roche), premiers succès (Sur Ma Vie, J’me Voyais Déjà), tournées mondiales, participation à des films en tant que comédien (avec Truffaut, Chabrol, entre autres), oeuvres caritatives, évasion fiscale en Suisse, une chanson avec 2pac (je déconne), un feat avec Kery James (ça c’est vrai), une collaboration avec Dorothée (malheureusement authentique) et une annonce erronée de décès en 2011.

J’ai découvert ses chansons en 2000 lors d’un voyage en Espagne. Mon pote Nicolas avait glissé le CD dans la voiture et ce fut un choc sans précédent. J’étais déjà sensibilisé aux grands paroliers francophones mais une sorte de mépris informe et inexpliqué m’animait vis-à-vis d’Aznavour. Ce que je supputait être de la mièvrerie était en fait un lyrisme éclatant. J’ai emmerdé mon entourage toutes les vacances car il m’était impossible d’allumer un barbec sans que La Bohème ne plane au dessus des merguez. Au retour je déclamais certains vers (« tu n’as pas changé/ la coiffure peut-êêêêêêtre ») de la chanson Non, Je N’ai Rien Oublié devant mes grands parents hilares.

Après de longues années d’écoute j’ai échafaudé une théorie sur les superpouvoirs de Charles. Il est l’auteur interprète ultime car il réunit, et ce dans un équilibre parfait, les deux mamelles que tout artiste suçote en rêvant de gloire : la qualité et la popularité. La qualité est ici une maison solide de trois niveaux:

– RDC : Son écriture est très simple et élégante, elle est empreinte de douceur et d’une constante bienveillance.

– 1er étage : Les musiques qui l’accompagnent sont vibrantes d’émotion et dans une veine mélodramatique au bord de l’excessif.

– 2ème étage : Son interprétation est parfaite. Chacune de ses inflexions vocales épouse les subtilités du texte et le magnifie.

Sa popularité découle des skillz susdites mais également d’un tendre positionnement face au public. Il parle à l’auditeur comme à un vieil ami et il n’est pas engoncé dans une posture d’artiste qui le mettrait à distance. Brel, Brassens et Ferré, que je divinise par ailleurs, sont quelque peu prisonniers de leur talent, ils nous surplombent par leur élitisme débonnaire. Aznavour ne juge pas. Certains se plaindront d’un manque de radicalité… grand bien leur fasse.

Détailler son oeuvre est passablement inutile et fastidieux. Le petit bonhomme n’échappe pas non plus au piège tendu à tous les créateurs, la redondance. Charles, à ce titre, n’est pas le dernier à se rouler dedans comme un jeune chien fou dans la paille mais en bon fan du type je ne peux m’empêcher de mettre un coup de projo sur quelques tracks et quelques thématiques :

Les Chansons D’Amour :

Alors là, heureusement qu’on n’a pas découvert l’élixir d’immortalité parce que le gars nous en pondrait des milliards, et avec le sourire. Toute son oeuvre s’articule autour du sentiment amoureux.

Non, Je N’ai Rien Oublié est marquante à bien des égards. Qui d’entre nous n’a pas connu un histoire qui s’est finie en eau de boudin alors que l’amour n’avait pas vraiment disparu ? Ici Aznavour s’adonne à un flow mi-Usher mi-Grand Corps Malade au lyrisme avéré et soutenu par une orchestration larmoyante au possible.

Il Te Suffisait Que Je T’Aime. À chaque fois qu’elle passe par mes enceintes j’ai envie de chialer. La passion qui s’écaille avec les années, les émotions les plus pures qui s’émoussent sans un bruit…

Pause lyrics parce que là y’a du niveau:

« Si je le pouvais mon amour
Pour toi j’arrêterais le cours
Des heures qui vont et s’éteignent
Mais je ne peux rien y changer
Car je suis comme toi logé
Tu le sais à la même enseigne

(…)

Le printemps passe, et puis l’été
Mais l´automne a des joies cachées
Qu’il te faut découvrir toi-même
Oublie la cruauté du temps
Et rappelle-toi qu’à vingt ans
Il te suffisait que je t’aime. »

Je propose qu’on change de thématique. Le côté hypersensible et quasi gay de la section risque de causer du tort à ma street credibility déjà famélique.

Le Temps Qui Passe :

Dans l’univers de Charles il est impossible de louper les tocantes accrochées aux murs. Notre mortalité d’être vivant revient comme un leitmotiv funeste et le vieux sage nous met en garde à chaque coin de parole : « Jamais plus le temps perdu ne nous fait face » (in Sa Jeunesse).

Comment passer à côté de La Bohème. Cette chanson co-écrite avec Jacques Plante est sans doute la plus populaire du répertoire de Charlie. Il parvient à nous faire enfiler le slip sale d’un Picasso raté qui n’aurait jamais connu la gloire : « Si l’humble garni qui nous servait de nid ne payait pas de mine/ c’est là qu’on s’est connu moi qui criait famine et toi qui posait nue ». Je ne saurais trop vous recommander de l’apprendre par coeur au plus vite car elle est invariablement présente dans le répertoire des karaokés noich. Vous pourrez ainsi la choisir et donc vous attirer la sympathie de l’assistance qui pensait furieusement au suicide après La Danse Des Canards.

Bon Anniversaire traite de l’érosion du quotidien sur un couple qui fête son anniversaire de mariage. La robe de soirée craque et il est trop tard… le théâtre où se joue la pièce « d’Anouilh ou bien de Sartre » n’accepte plus les entrées telle une soirée Yard à minuit passé. Les cuivres et violons sont émus et tentent d’aider cet amour qui n’est pas mort mais affaibli par l’usure des jours.

Hier Encore figure easy dans mon top 3 et rappelle avec raffinement que les freluquets prétentieux sont des sales races : « Ignorant le passé, conjuguant au futur, je précédais de moi toutes conversations / et donnait mon avis que je voulais le bon pour critiquer le monde avec désinvolture. »

En Vrac :

Il arrive que, parfois, le sujet abordé sorte des sentiers battus de la discographie du papy génial. La Mamma, par exemple, qui narre les derniers hommages d’une famille italienne à la figure matriarcale canée de la veille. Carlito ne l’a pas écrite mais son interprétation force le respect. Il nous immerge dans la chambre funéraire, puis derrière les petits vieux qui accompagnent la mamma jusqu’à sa dernière demeure. On croirait même voir débarquer de ses propres yeux « Georgio le fils maudit avec des présents plein les bras. » Pour le coup je me le suis toujours figuré comme un vénéneux beau gosse le Georgio, un prototype à la Alain Delon bronzé qui ferait beaucoup d’oseille et des allers retours en cabane.

La légèreté est présente aussi, il sait rigoler Charlie quand il nous régale du bilinguisme fantaisiste de For Me, Formidable, ou encore quand il sort la punchline à sa compagne qui s’empâte et qui ne lui provoque plus que de timides mimolettes : « Tu ressembles à ta mère/ qu’a rien pour inspirer l’amour » (in Tu T’Laisses Aller).  Les Comédiens et J’Me Voyais Déjà sont ses hits façon Just Blaze d’époque, enlevés et swinguant. Dans Mes Emmerdes il évoque « les pétards » et « les orgies » avec une belle insouciance. Quel beau tableau: Edith Piaf, Pierre Roche et Charlie en train de bédave des gros oinjs à oilpé . C’est sûr que comparé à Kaaris on frise ici la comptine mais il a quand même grimpé jusqu’au sulfureux dans son morceau de pointeur Donne Tes Seize Ans (« pour que ton corps d’enfant peu à peu se transforme »). Emile Louis likes this.

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Et puis… la quintessence de la chanson couillue : Comme Ils Disent. Aznavour se met dans la peau d’un homosexuel et raconte une vie modelée par les frustrations, l’ostracisme, la grâce et l’humanité (il s’inspira de son chauffeur et néanmoins ami). En 1970, on imagine aisément qu’il fit preuve d’un certain panache et d’une prise de risque inédite jusqu’alors dans la sphère du music hall de renom. Pour tester la chanson, cette tarlouze fallacieuse de Charles Aznavour se produisit devant le cercle privé de quelques amis homosexuels. Il raconte : « Ça a jeté un froid. Puis on m’a demandé qui allait chanter ça. J’ai répondu : « moi ». Nouveau silence. Puis quelqu’un s’est inquiété de savoir si je ferais une annonce. Vous m’imaginez annonçant sur scène que je vais me mettre à la place d’un homosexuel, alors que je ne le suis pas ? Il n’était pas question de reculer. » Pour mesurer le niveau du bonhomme, imaginez Booba en train de faire une performance équivalente devant Magloire et Laurent Ruquier…

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet artiste inoxydable mais comme souvent dans ces « mini bio » parcellaires et partiales le mieux est encore de tendre l’oreille. C’est le meilleur skeud sur la route des vacances, un monument d’histoire musicale française et la mélopée la plus indiquée pour calmer les volailles récalcitrantes. Oui oui messieurs dames… Je laisse le soin à Alphonse Boudard et à sa gouailleuse poésie de nous conter cette anecdote où il rend visite à son pote Canaque qui élève poules et autres tumultueuses gallinacés : « Notre arrivée les met en transe, surtout les canards (…). Pas mèche de s’entendre. Canaque a pourtant un truc pour obtenir le silence. Il cherche un disque. Un grand. Là, il déclenche le bras. C’est Aznavour, sa laryngite… prodige ! Les cris cessent soudain. Les oies, les canards dressent la tête, l’oeil rond. Les dindes se recroquevillent, on dirait qu’elles ont peur. « Je veux vivre avec toi oua… oua!… » Même les pintades picorent maintenant en silence… respectent l’artiste. »

(in La Cerise p.81)

Ce texte est tout particulièrement dédicacé à mon gars sûr Samir Le Babtou.

Illustration: Lazy Youg

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