Bhad Bhabie, la victoire du vide
Sortie de nulle part, et revenant de très loin, Danielle Bregoli alias Bhad Bhabie n’avait à la base rien qui la destinait à avoir une carrière dans le rap. A l’aube de la sortie de sa première mixtape 15, l’adolescente floridienne semble pourtant sur le point de réussir son pari : celui d’une gamine à problème raillée sur internet, qui finit par bosser en studio avec Lil Yachty et Ty Dolla Sign. Portrait d’un cas typique de son époque.
Photos : @75streetstyle
« Mais du coup, y’a vraiment des gens à Paris qui vont aller voir Bhad Bhabie en concert ?? Pour de vrai ?? »
À l’annonce de la venue de la rappeuse Bhad Bhabie à Paris en mars dernier, Fanny comme à peu près tout Twitter s’est interrogée. Est-ce que oui ou non, des gens seraient prêts à dépenser trente euros pour aller voir sur scène Bhad Bhabie, ou autrement dit, une gamine de 15 ans révélée le temps d’une émission de télé qui ne rappe que depuis un an à peine ? Quelques mois plus tard, la réponse semble affirmative. Dans la chaleur et les rues vides d’une soirée de juillet à Paris, une queue se forme sur plusieurs mètres à l’entrée de la Maroquinerie. Parmi la foule, une horde d’adolescent(e)s, leurs parents qui les accompagnent, et quelques visages de l’industrie musicale venus là par curiosité. Au pas de la porte de la salle de concert, Aisha, Rina, Maren, Gladys et Soraya guettent : « Le concert était pas extrêmement cher, j’aimais bien ses musiques, et il n’y a pas grand chose d’autre sur Paris en ce moment, donc on y est allé pour l’ambiance. » Un peu comme si elle était sur le point de commettre une erreur, Soraya, 16 ans, fait la moue. Et se sent obligé de rajouter : « Mais je ne suis pas une fan hein ! » A côté d’elle ses amies acquiescent de la tête. Si cette bande de copines de la région parisienne s’est déplacée ce soir, c’est pour venir observer un « phénomène ». Voir « en vrai » la suite d’une histoire un peu dingue qu’elles suivent depuis plusieurs mois sur les réseaux sociaux : celle d’une blague internet aujourd’hui devenu objet de convoitise dans l’industrie musicale.
Jeunesse mouvementée et coup de poker
Quelques heures plus tôt, sur la terrasse de la Maroquinerie. Loin des postures et des vidéos YouTube, un autre manège s’agite autour de Danielle Bregoli. L’air pâle, et la démarche nonchalante, la jeune fille se présente à nous accompagnée d’un de ses deux managers et de Frank, colosse au crâne rasé qui lui sert de garde du corps. Quelques mois auparavant, la jeune fille pétait un plomb en frappant un passager d’un avion dans une dispute futile (évidemment relayée par le site TMZ) causant un bad buzz qui poussera son entourage à lui mettre un garde du corps dans les pattes. Le jour de notre rencontre, la bombe Bregoli semble pourtant éteinte : fatiguée de devoir parcourir toute l’Europe en l’espace de seulement une semaine, la jeune fille aux cheveux rouges parle peu, regarde ailleurs, et répond systématiquement en quelques mots dans un accent floridien à couper au couteau. Une discussion typique avec sa petite cousine lors d’un repas de Noël en quelque sorte.
Les phrases que la jeune fille distille durant l’entretien en disent pourtant beaucoup sur son parcours : « Ma jeunesse n’a pas été idéale, mais ça restait plutôt correct, explique-t-elle avec une pudeur étonnante. Jusqu’à mes 10-11 ans, je me tenais. C’est après je me suis mise à faire n’importe quoi… » Malgré les moqueries d’internet à son encontre, la jeunesse de Danielle Bregoli n’a rien d’idéal. Elle ressemble même en tout point au destin des familles blanches pauvres de Floride que dépeignait récemment Sean Baker dans son film The Florida Project. Originaire de Boynton Beach au sud de Miami, une ville au seuil de pauvreté supérieur à la moyenne nationale (« Un peu comme Los Angeles mais en plus sale et avec moins d’habitants », nous explique-t-elle) Danielle Bregoli grandit avec sa mère alors que son père quitte le foyer dès son plus jeune âge. Au même moment que sa fille fête ses quatre ans, la mère de Danielle contracte un cancer du sein qui va l’empêcher de travailler. Et résoudre le duo à vivre de l’argent que leur donne leur famille au gré d’incessants allez-retours à l’hôpital.
Danielle vit la situation tant bien que mal : « La première fois que j’ai contracté ma ma maladie, Danielle était petite et me protégeait », confiait sa mère au magazine Dazed. Alors que la maladie semblait partie, le cancer de Barbara Bregoli se déclare à nouveau quelques années plus tard. « La deuxième fois, elle était par contre extrêmement perturbée. C’était à l’âge de ses onze ans, et je crois bien que c’est en partie à cause de ça que tout a dérapé. » Le début des ennuis : de plus en plus souvent, la police de Boynton Beach se retrouve à toquer à la porte de Barbara Bregoli. Vol de voiture, vente de drogue, menace avec une arme blanche… Danielle déraille alors qu’elle rentre à peine dans l’adolescence. Sa mère, fauchée et dépassée par les événements, va songer à l’interner dans un établissement spécialisé, mais n’en a pas les moyens. Et va alors avoir une autre idée. Un coup de poker désespéré et risqué, qui va finalement changer la vie de la famille Bregoli : un passage chez ce bon vieux Dr Phil.
Rendre populaire l’impopulaire
« Cash me outside, how ‘bout dah ?! »
Sur le plateau de l’Oprah Winfrey Network, Danielle Bregoli pète un (énième) câble. Excédée par les rires du public de l’émission de télévision Dr Phil (une sorte de mélange entre Toute Une Histoire et Pascal Le Grand Frère où les invités essaient de résoudre leurs problèmes en plateau) la jeune fille ne semble plus supporter d’être présentée comme une bête de foire aux quatre coins du pays en direct à la télévision américaine (le titre – très sobre – de l’émission : « Je veux abandonner ma fille de 13 ans qui vole des voitures, brandit des couteaux, danse le twerk et m’a accusé d’un crime ») et lâche une punchline aussi spontanée qu’incongrue, en appelant les personnes du public à venir en découdre avec elle hors du studio. Forcée à participer à l’émission de télévision par sa mère, la jeune fille vient de sauver sa vie sans vraiment le savoir. Et va devenir ce que l’on appelle un meme humain :la vidéo de sa punchline explose les compteur de YouTube, les parodies fusent sur Twitter, Instagram se met à lancer un challenge autour de sa séquence, tandis qu’un certain DJ Suede (à l’époque inconnu au bataillon) surfe sur le buzz en sortant un « remix trap » de la séquence qui finira par rentrer dans les charts américains.
Au même moment à Miami, Adam Kluger allume sa radio alors qu’il se rend à son bureau. Figure de l’industrie musicale américaine, il est l’un des premiers à avoir eu l’idée de faire payer des marques pour qu’elles soient citées dans des paroles de rappeurs ou de chanteurs à la fin des années 2000. À la recherche d’un nouveau challenge, il découvre par le biais de son autoradio le morceau de DJ Suede samplant la phrase de Bregoli. Et se renseigne alors sur la jeune fille. Retiré du milieu de la musique depuis quelques temps, le manager découvre alors les chiffres impressionnants de la gamine sur internet. Le buzz que Bregoli génère, couplé à son attitude insolente, vont alors lui donner la conviction qu’il peut à nouveau faire un « coup » : celui de rendre populaire l’impopulaire. « Je me suis dis qu’il y avait quelque chose à faire avec elle », se remémore-t-il dans Variety. « Pour faire simple, j’avais entre mes mains quelqu’un de talentueux et mon but était de la rendre célèbre. » Il ajoute, limpide : « Le seul challenge, c’était de trouver quel était son talent. »
Kluger cherche le numéro de téléphone de la famille Bregoli sur un annuaire en ligne, et prend la route de Boyton Beach à une heure de là où il se trouve. Il rencontre alors Bregoli et sa mère chez elle, présente son pedigree et leur promet qu’il va les « rendre célèbres » d’une manière ou d’une autre. Peu importe les moyens. Dans un mélange d’entertainment et de cynisme comme l’Amérique sait si bien en pondre, Bregoli et Kluger vont alors s’associer pour trouver un moyen de capitaliser sur son buzz. Une émission de téléréalité ? Trop éphémère. Une carrière d’actrice de cinéma ? Trop compliqué à monter, surtout en si peu de temps. Une carrière d’influenceuse ? Trop volatile. À mesure que les solutions se réduisent, Kluger remarque durant leurs nombreux trajets entre deux rendez-vous que Bregoli rappe par dessus des morceaux de Kodak Black (son rappeur préféré) sur Instagram live sans trop de difficultés. Il repense alors à Cardi B et ses débuts sur Instagram. Jake Paul et son succès sur YouTube. Big Shaq et son tube parodique. Et commence à songer à une nouvelle voie vers le succès : celle d’une carrière dans le rap.
« White J’s/White Horse/Hi Bich »
Il est 21h lorsque les lumières de la Maroquinerie s’éteignent. Tandis qu’une jeune fille chauffe la salle (à moitié remplie ce soir-là) pendant quinze minutes, des hurlements d’adolescentes traversent la salle de concert lorsqu’une jeune fille parée d’un survêtement rouge et à la queue de cheval interminable débarque micro en main sur scène. Ce soir-là, Danielle Bregoli, alias « Cash Me Outside », alias Bhad Bhabie va assurer son concert : sûre d’elle, énergique, et correcte au micro, la jeune adolescente déroule une dizaine de morceaux dans la capitale sans trop trembler, accompagnée d’une deuxième fille aux backs. Et si la prestation a quelque chose d’un peu surréaliste (on assiste tout de même au concert d’une fille de quinze ans) il serait mensonger de dire qu’elle ne tient pas la route. À la sortie du concert, les regards globalement surpris (dans le bon sens du terme) ne viennent que souligner une évidence : malgré son parcours, Bhad Bhabie semble bel et bien taillée pour le rap.
Depuis plusieurs mois déjà, celle qui s’est renommée Bhad Bhabie pour tenter de faire oublier ses déboires à la télé s’efforce de se faire une place dans le monde du rap. D’abord réfractaire à l’idée de retourner dans le business de la musique, Adam Kluger accepte que sa protégée tente quelques sessions studio au printemps 2017 pour voir si ses imitations de Kodak Black pourraient être exploitées. Bregoli réalise une première session studio avec le label Pulse Recordings (Ty Dolla $ign, Rich The Kid, GoldLink) sans grand succès, puis tente de travailler avec les équipes du super-producteur Dr Luke (Britney Spears, Katy Perry, Nicki Minaj). Un second échec. Démotivé, Adam Kluger va pourtant tenter une dernière session studio en compagnie d’un de ses vieux amis du milieu de la musique : Aton Ben Horin, responsable du développement d’artistes chez Warner.
Sur la terrasse de la Maroquinerie, Bregoli se souvient : « Je n’avais plus trop envie d’aller faire des sessions en studio. Et puis à un moment, je me suis dis que je pouvais vraiment y arriver et être meilleure que certains artistes que j’écoutais. Alors j’y suis allé. » Lorsque Bregoli dit qu’elle n’avait « plus trop envie », elle veut plutôt dire qu’elle en avait tout simplement marre. « Le premier jour en studio avec Danielle a été extrêmement compliqué. On lui avait proposé de rapper sur un morceau, mais elle ne l’aimait pas. Au bout de deux heures de session, rien n’avait été fait. Danielle insultait des gens qui la provoquaient en commentaire sur son Instagram Live, et son manager était à bout. Je suis alors allé discuter avec elle pour lui remettre les idées en place et elle est retournée en cabine en tirant la gueule. Elle n’en avait pas du tout envie et s’est mise à rapper sur un ton complètement blasé : “White J’s/White Horse/Hi Bitch”, se remémore Aton Ben Horin. C’était en fait putain de bien ! » Quelques mois plus tard, « Hi Bich » et son ton désabusé deviendront single d’or et attireront l’attention d’Atlantic Records qui signera la jeune fille pour plusieurs millions de dollars juste après la sessions studio de « Hi Bitch » et du morceau « These Heaux », qui fera de Bhad Bhabie la plus jeune artiste de l’histoire de la musique américaine à entrer dans le classement du Billboard top 100. Aussi simple que ça.
Fruit de son époque
Ce que raconte la trajectoire de Bhad Bhabie, c’est que la jeune fille et l’hystérie qui l’entoure sont un pur produit de son époque. Dans ses excès comme dans ses mécanismes. Devant la Maroquinerie, Aisha et ses copines venues pour le concert racontent comment elles ont découvert la jeune fille. Rompues aux codes de leur âge, les cinq adolescentes naviguent entre les stories Instagram et les notifications YouTube au quotidien. Elles ont donc découvert le phénomène Bhad Bhabie depuis leur smartphone : « Je m’intéressais pas spécialement à elle, mais je suis tombée sur sa phrase sur Instagram, se souvient Aisha. Ca m’a fait marrer alors je me suis abonnée à son compte. Un jour elle a partagé sur Instagram un extrait d’un ses morceaux. J’ai trouvé ça pas mal. Du coup je suis allée voir sur YouTube ce qu’elle faisait et j’ai bien aimé. Aujourd’hui je continue à écouter ses sons sur les plateformes de streaming. »
Avec 15,2 millions d’abonnés sur son compte Instagram et 5,2 millions sur sa page YouTube, la force de frappe de la Floridienne est conséquente. C’est ce même facteur qui va principalement pousser les maisons de disque à se pencher sur son cas au premier abord : “On vit dans une époque de l’influence : des gosses ont une grosse bases d’abonnés sur les réseaux sociaux, et les labels regardent en priorité ces chiffres” commente Angelo Torres, responsable développement de l’agence Magnus Media, dans Rolling Stone. « Avec des millions de followers Instagram, les labels ont la certitude qu’un artiste va faire des millions de vues sur YouTube. » Une tendance qu’a très bien compris le management de Bhad Bhabie, qui incite la jeune fille à poster des vidéos de « réaction » (souvent drôles) autour de sa musique sur son compte. Et ça marche : « On regarde énormément ses vidéos sur YouTube, confie Aisha et sa bande au concert. La manière dont elle s’exprime, comment elle est naturellement, c’est vraiment drôle. » Elle réfléchit : « Elle a l’air d’être elle-même et ça nous parle. »
Comme Cardi B, Jake Paul, ou Big Shaq, Bhad Bhabie a donc réussi à infiltrer l’industrie de la musique. « Gucci Flip Flops », son (très bon) avant-dernier single vient d’être certifié single d’or (le deuxième à atteindre ce statut après « Hi Bich »), tandis que les collaborations en compagnie de noms crédibles du rap US se multiplient, à l’image de son récent single « Trust Me » avec Ty Dolla $ign. Et si les médias musicaux commencent à sérieusement s’intéresser au cas de la jeune fille (à l’instar de Complex ou de Billboard) c’est bel et bien parce que ses morceaux – à défaut d’être inspirés – sont diablement efficaces. « On a beau me critiquer sur les réseaux sociaux, j’estime que je suis tout à fait capable de rapper correctement, tranche-t-elle. J’ai toujours rappé par dessus les morceaux que j’écoutais, je me suis même plusieurs fois dit avant le succès que je devrais m’y essayer sérieusement. On peut avoir l’impression que tout le monde peut aujourd’hui rapper, mais non, ce n’est pas le cas. C’est quelque chose qui nécessite de la technique, de l’entraînement, pas juste parler dans le vide. » Elle se met à sourire : « Du coup je ne sais pas comment j’ai eu ces skills, ils me sont un peu venus de nulle part. »
Une jeunesse anormale
Entre un buzz venu de nulle part, un emballement inarrêtable des réseaux sociaux, l’arrivée de managers et de maisons de disques opportunistes pour capitaliser sur son influence, l’histoire de Bhad Bhabie est dans toutes ses mécaniques celle de l’industrie de la musique à l’ère moderne. Reste que, derrière les chiffres YouTube, les dates de concert à travers les Etats Unis, et la sortie de sa première mixtape, une évidence persiste : Danielle Bregoli a quinze ans. Un âge durant lequel la jeune fille devrait plus être sur les bancs du collège que sur les scènes de concert. « Je n’ai pas peur d’avoir une jeunesse anormale », nous affirme-t-elle d’un ton blasé. Elle réfléchit : « Si je n’avais pas connu le succès, j’aurais soit fini en prison, soit six pieds sous terre. Donc bon… » Un léger sentiment de malaise persiste pourtant tout au long de notre entretien. Un peu éteinte, constamment accompagnée d’un manager et d’un garde du corps, Danielle Bregoli ne semble pas vraiment à sa place dans un monde trop sérieux pour une adolescente de son âge. Déjà en mai dernier, la Floridienne confiait n’avoir « qu’un seul vrai ami » en la personne de… son garde du corps Franck. Après quinze minutes d’interview, on se risque à finalement lui poser la question :
Tu vas toujours à l’école ?
Oui. Mais à domicile.
Du coup, tu ne sens pas parfois un peu seule…?
Non non… J’ai mes deux meilleurs amis qui sont des jumeaux YouTubeurs, les Bell Twins. Ils m’ont suivi sur la route aux Etats Unis pour faire des vidéos. Mais là ils ne voulaient pas venir. Ils avaient peur de l’avion…
Mais tu vois d’autres personnes de ton âge ? Des gens qui ont une vie un peu plus « normale » ?
Non. Ils sont bizarres. Enfin, ils ne sont pas comme moi.
Parce que tu as une vie bizarre ?
[Elle soupire.] Je suppose.