Cashmire, velours et chansons douces

Pur produit du 18e arrondissement, Cashmire est un concentré de paradoxes, cristallisés à travers les douze titres de PoeticGhettoSound, son premier projet. Entretien avec un artiste qui porte les stigmates de son époque.

Photos : @alextrescool

Vendredi 18 mai 2018. Dans le décor feuillu du Kube Hôtel, un 4 étoiles situé non loin du métro Marx Dormoy, trentenaires et quarantenaires prennent le temps de savourer un souper des plus raffinés, dans une relative tranquillité. Dehors, un tout autre type de clientèle s’impatiente. Une jeunesse fougueuse et métissée, dont on ne saurait dire si elle est dorée ou simplement débrouillarde, au regard des sapes coûteuses avec lesquelles elle aime se vêtir. Sans doute un peu des deux. Quand tous ces jeunes gens investissent le lieu, ils s’agitent, se déhanchent, se déchainent autour du maître de cérémonie – dans une configuration aménagée façon Boiler Room – tandis que les « anciens », désarmés, tentent péniblement de reprendre le cours de leur repas. Le décalage est saisissant, et offre un bel aperçu ce qu’est l’univers de Cashmire, qui avait choisi le Kube Hôtel pour son tout premier live : un taudis avec des draps de velours.

Ce taudis dans lequel le jeune artiste est si confortablement installé, c’est le 18e arrondissement de la capitale. Un environnement hétéroclite et vivant, où le Paris des cartes postales est forcé de cohabiter avec un Paris plus « populaire » et dont les rues ne peuvent être traversées sans guide linguistique. Cashmire se plait à l’exposer sur son Instagram, conçu comme un véritable moodboard sur lequel il épingle en vrac des références, mantras et autres moments de vie dont son art se nourrit. Certaines scènes se sont sans doute déroulées aux abords du Stade des Fillettes, à Porte de la Chapelle, là où il nous donne rendez-vous. La veille, nos bleus étaient venus à bout des Diables rouges au terme d’un match disputé, décrochant par la même occasion leur ticket pour la finale de la Coupe du Monde. Le timing fait sens.

Ceci dit, notre échange avec l’autre homme au bob du rap français ne coule pas immédiatement de source. Soucieux de prendre le sujet à la racine, nous lançons d’abord Cashmire sur son enfance de « baby-rappeur », passée entre le Cameroun et le « 018 », avec entre les deux une brève halte du côté d’Angers. Nous reviennent alors des répliques particulièrement floues, qui suggèrent sans trop de mal que certaines choses relèvent de l’indicible. Peut-être préfère t-il simplement parler de sa musique. Une musique qu’il se permet de partager au monde depuis 2016, à coup de titres balancés au compte-gouttes sur SoundCloud. Et si la plateforme américaine n’est pas aussi plébiscitée de ce côté de l’Atlantique, cela n’empêche pas Cash de cumuler plus de 100 000 écoutes sur ses deux premières cartouches, « Le Parrain » et « Tam-Tam ». « Quand tu sais ce qui se fait aux États-Unis, c’est très automatique de publier ta musique sur SoundCloud. D’autant que sur cette plateforme, il ne s’agit que de musique : il n’y a pas d’image, tu ne cherches pas à savoir si le gars que tu écoutes dégage quelque chose visuellement. C’est seulement ma musique et ce que tu ressens de ma musique. Du coup, ça me paraissait très important de commencer par là », raconte t-il avec lucidité.

De ces premiers morceaux nait naturellement l’envie d’en créer de nouveaux, bientôt rassemblés en un projet, PoeticGhettoSound, sorti le 4 mai dernier. Un intitulé qui se présente avant tout comme une moyen pour le gamin de Marx Do de définir concrètement sa production, une nouvelle bannière sous laquelle se rangera sa discographie future. « PoeticGhettoSound, c’est une étiquette. C’est comme ça que je caricature ma musique », précise celui qui aime se faire appeler le « dirty crooner ». Car comme son nom le laisse deviner, Cashmire est typiquement du genre à faire dans la dentelle. « J’essaye de tout dire, tout transmettre, tout peindre en mode crooner. Ça veut dire que même quand j’ai des mots durs, je fais toujours en sorte de mettre beaucoup de volupté dans la forme », tente t-il de développer.

Entre le crépusculaire « Cookie », le mystique « Antonio Banderas » et le rock-ailleux « Vilain garçon », PoeticGhettoSound est à la fois varié et homogène, et caresse effectivement plus qu’il ne frappe. Mais derrière cette apparente douceur, sa voix perchée et chevrotante – qui tire tantôt du côté de Mala, tantôt du côté de Jorrdee – porte toute la peine et le désarroi d’une génération pourtant jeune, ambitieuse, parfois vicieuse. « À propos d’être un géant, pour l’instant yeah les deux pieds dans le néant » rappe t-il par exemple sur « Tam-Tam ». « Cette phase, c’est une vision. Vu que c’est de la musique et de l’égotrip, je m’imagine que je vais aller super loin, que je vais tutoyer le ciel, être un géant. Puis je me rappelle très vite qu’à l’instant même où j’écris, y’a R. “Les deux pieds dans le néant”, c’est une image pour dire que je suis en plein milieu du vide. Mais même en plein milieu du vide, je sais exactement ce que j’aspire à être. » Décidé.

En ça, le son de Cashmire a le propre de son temps. C’est la génération « XO Tour Llif3 », où la détresse des artistes est scandée par des foules entières qui se transcendent au rythme d’une musique précisément vouée à cet effet. Une génération qui a délibérément choisi de s’amuser de sa propre tristesse, car il vaut sans doute mieux en rire qu’en pleurer. « Si la société rend morose, forcément ça va se ressentir dans nos sons. Un Stromae, par exemple, était déjà dans ce délire de te faire danser tout en dressant un portrait sociétal pas très rigolo, rappelle t-il à juste titre. Le truc, c’est que la vie n’est déjà pas très drôle en soit, mais on a en plus le malheur d’être une génération très woke. On sait ce qui se passe dans le monde, on sait comment l’information est traitée, on a conscience de toutes ces choses. Donc forcémént, ça nous attriste. » Mais pour ce fier représentant du « XV3 », cet éveil est un mal pour un bien : « Quitte à choisir, je préfère être triste en étant conscient, qu’être gai en étant ignorant. »

D’autant que Cashmire a déjà une idée claire de ce que peut être le remède aux maux de son époque : « Je pense que les arts et l’entertainment vont finir par éteindre les discriminations, nous glissait t-il, sûr de lui. C’est ce qui va nous mettre bien, et donner une belle image de la France. » Quatre jours à peine après cet entretien, dans une enceinte sportive située à 2827 kilomètres du Stade des Fillettes, la France ornait son beau maillot bleu d’une seconde étoile en remportant son premier titre mondial depuis 1998. La victoire d’une jeunesse pas si différente de celle que l’on pouvait apercevoir à l’entrée du Kube Hôtel, et d’un groupe qui s’est cimenté autour d’un socle culturel commun, symbolisé par cette fameuse playlist réunissant Naza, Slaï ou encore Booba. Un succès fort au point au point de rassembler des centaines de milliers de français de toutes origines et classes sociales sur les Champs-Élysées. L’art en liant d’une équipe, le sport en liant d’un peuple. Le pouvoir de l’entertainment. Alors en attendant l’hypothétique jour où ce seront ses morceaux qui auront une telle portée, Cashmire se concentre sur ce qu’il a à faire, en espérant que le plaisir qu’il prend à créer soit proportionnel au plaisir de l’écoute : « Si la musique me met bien, vaut mieux que ça te mette bien toi aussi. À partir de là on est tous gagnants. »

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