« En catchana » : pour ou contre comprendre le sens des mots ?

Peut-être que vous n’avez toujours pas compris ce que « tu dead ça » signifie, pareil pour « en catchana », ou que vous n’avez aucune idée de ce qu’est un « hit sale » et que l’année dernière, vous aviez fait semblant de comprendre ce que Niska entendait par « pouloulou ». En 2018 plus que jamais, le vocabulaire est devenu l’instrument star des tubes : on vous explique pourquoi.

Photo de couverture : @lebougmelo

Une seule question sur les lèvres des fans de musique en 2018 :

Un des plus gros tubes de 2018, « Djadja » d’Aya Nakamura ne contient que peu de mots, comme la majorité des chansons à succès. Mais le choix de ceux-ci est crucial. Par exemple, sur la fin du refrain s’enchaînent sans complexe « En catchana baby tu dead ça »  –  des mots qui, à première vue, ne veulent absolument rien dire.

Dans un pays à la tradition littéraire, on ne peut pas se permettre de laisser passer des syllabes qui pourraient ne pas avoir de sens. L’enquête est lancée comme dans les heures les plus sombres des années de terminale L. Mais qu’à vraiment voulu dire l’auteure ?

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Pas mal pour une artiste aux « textes dénués de toute trace d’intellect » : ce ne sont pas sa musique, son style ou son clip qui attirent ici la conversation, mais le sens de ses expressions. Il a donc fallu que la jeune star aille jusqu’à expliquer ce que être dans son comportement veut dire, au pays du shebaw pow blop wiz, du darla dirladada et du tsoin tsoin. Après tout, le genre de musique dans lequel ce tube s’inscrit (les playlists Deezer et Spotify l’appellent « pop urbaine »), atteint grâce à son succès phénoménal une frange de population qui n’a pas l’habitude d’entendre ce genre de musique  –  celle qui peut être la cible de publications du style « Quelles sont les nouvelles expressions préférées de nos ados ? ».

Si ne pas saisir le sens de « en catchana » vous trouble, ne vous aventurez pas à écouter l’album NAKAMURA, où il est question « d’adoucir des bails », les garçons et les filles sont devenus les « bougs » et les « gos », l’expression américaine « pump it up » est devenu un véritable adjectif à part entière (être « pompélup »). Dans le refrain de la chanson « Pookie », on entend « Bla bla bla, d’la pookie/Ferme la porte, t’as la pookie dans l’side » (peut-être).

Découvrir la signification libère du poids du mystère. On sait un peu mieux si on a le droit d’aimer si on sait ce que ça veut dire. Déjà l’année dernière, certains auditeurs étaient totalement désabusés face aux syllabes qui avaient permis à Niska d’atteindre le sommet des charts : « skrrrrrrt-pou-lou-lou ».

 

Un des arguments préférés des personnes qui croient que la musique était meilleure dans le passé est que les chansons étaient mieux écrites avant. Si vous pensez vraiment que votre nièce de 7 ans est capable aujourd’hui d’écrire « Comment il s’appelle ? Kanté/N’Golo, N’Golo Kanté », trouvez un moyen de lui faire signer un contrat tout de suite. Y’a-t-il vraiment de bons et de mauvais auteurs, sinon les auteurs qui savent ou non s’adresser à leur public ? Les chansons bien écrites sont celles qui trouvent écho dans une audience qui les reçoit. Quelle est la différence entre « Oh Marie, si tu savais » et « Oh Djadja, y’a pas moyen Djadja » ? Il y a de la place pour tout le monde, pour des phrases qui ont le sens que l’auteur souhaite leur donner comme pour des espaces moins opaques où l’interprétation est plus libre et le poids de l’expression moins lourd et sérieux.

« “Djadja”… J’aurais pu dire “Oh Thierry”. »
– Aya Nakamura, chez Cauet

Qu’importe ce que « en catchana » veut vraiment dire, c’est un peu à l’auditeur de se raconter son histoire, et de finir la chanson à sa manière. Les mots sont présents pour être ré-appropriés. Et ils se distinguent parce que le choix des syllabes ajoute de l’inédit à des structures et des mélodies déjà connues. Jamais auparavant une chanson n’avait associé les sons « en-ca-tcha-na-ba-by-tu-dead-ça », tout comme avant 1986 aucun tube n’avait précédemment eu l’idée de marier « je-je-suis-li-ber-ti-ne-je-suis-une-ca-tin ». On ne peut pas espérer avoir de nouveaux tubes et de nouvelles idées si les termes et les manières restent éternellement figés dans le marbre.

« Djadja » est un modèle d’écriture pop moderne, à cheval entre quelque chose de très inclusif et de très exclusif. Le choix des mots enferme la chanson dans un cadre : celui de la jeunesse. Il y a eu d’autres chansons auparavant sur des filles qui ne veulent pas être avec un garçon insistant. Mais celle-ci est la première qui associe des concepts tels que « les bails atroces », « faut pas tchouffer », voire simplement « genre ». Les usages ont évolué : pour atteindre des auditeurs qui ne disent plus « ma mère », il faut parler leur langue et dire « daronne ». Ces paroles fonctionnent parce qu’elles transpirent 2018. Le vocabulaire est l’instrument star des tubes parce qu’il redonne à la pop sa fonction populaire.

Tout le monde n’utilise pas ces expressions, qui peuvent apparaître exotiques voire déstabilisantes. Si vous ne savez pas ce que « y’a r » veut dire, vous êtes juste hors du coup. Un bon tube urbain ressemble à un club privé : si vous entrez dedans, vous avez l’impression d’être cool et spécial. Si vous n’entrez pas, vous êtes frustrés et en colère. Dans les deux cas, le lexique permet de mener la conversation.


Avec ce tweet, Julien Pernici pense avoir « dead ça ».

Le succès par les mots nouveaux n’est pas l’apanage de la musique urbaine. Quelque part, Aya Nakamura et Eddy de Pretto se ressemblent. Tous deux empruntent à l’argot  – Aya pour rendre accessible la simplicité des histoires d’amour qu’elle partage, Eddy pour désenfler l’intensité de sa poésie. Comme dans « Djadja », Eddy de Pretto évoque qu’il n’y a « R » dans « Random ». Il « chope », envoie des « sextos », il tombe « croque-love »  –  un concept frais qui ajoute de la densité rythmiques, un peu de la même façon qu’en 1987, le #1 de Guesch Patti, « Etienne », dansait au son de « l’after beat ».

L’innovation, ce n’est pas de mettre un tas d’instruments étranges et des arrangements spectaculaires. L’innovation, c’est un piano-voix qui dit « wesh ».

Dans les tubes des décennies précédentes, qu’il s’agisse de la variété la plus terre à terre telle que Gérald de Palmas, ou la pop plus estivale comme Colonel Reyel, le choix des phrases se voulait généralement relativement soutenu, moins audacieux et moins argotique, sans doute pour ne pas risquer de ne pas atteindre la radio ou la télévision. Aujourd’hui, c’est plutôt l’argot qui fait vendre. On peut reprocher aux plus jeunes de moins lire, mais pas de ne pas écrire : chaque caption Instagram, chaque tweet ou chaque snap est une manière de s’exprimer. Il faut que la musique ressemble à ceux qui utilisent les phrases, ou qu’elle puisse être ré-appropriée par eux. Les mots n’ont pas besoin d’être jolis : ils ont besoin d’être authentiques.

Une manière de communiquer que la chanson française pop plus traditionnelle est fière d’emprunter. Le poids du rap est énorme dans le marché actuel. Les plateformes de streaming sont majoritairement prises d’assaut par des auditeurs qui aiment le rap. Alors, pour les atteindre, la musique de variété à parfois essayé de la copier : on entend des roulements de snare façon Lex Luger dans des titres de Patrick Bruel, des pads façon PNL chez Benjamin Biolay. Finalement, la formule idéale n’est pas dans la ré-instrumentalisation d’une musique qui ne ressemble pas aux codes qu’elle désespère de copier. Elle est dans le choix des mots. Le succès de Thérapie Taxi serait-il le même si le groupe n’était pas marketé via un angle qui les rapproche du rap ?

Leur plus grand succès, « Hit Sale », a tous les éléments musicaux classiques d’une chanson pop/rock : la manière de chanter, la texture des voix, le rythme ou le son des guitares  – rien ne pourrait laisser penser qu’on a affaire à quelque chose de proche du rap. Et pourtant ! Cette chanson parle du « sale », un terme qu’on a plus l’habitude d’entendre chez Damso ou Niska. Les copines sont « bonnes », on y est « high » comme dans une chanson de Wiz Khalifa, on y invite un rappeur, qui n’est pas venu rapper, mais chantonner en parlant de son « seum ». Sans faire de véritable crossover ou compromis musical, Thérapie Taxi parvient à s’approcher du rap grâce à sa manière de s’exprimer. La suite logique d’une longue période de reprises folk vaguement ironiques du type Brigitte qui faisait sonner les mots de NTM (« J’veux juste que tu puisses me kiffer jusqu’à l’aube ») sur des sons de guitare très traditionnels.

L’innovation, ce n’est pas de mettre un tas d’instruments étranges et des arrangements spectaculaires. L’innovation, c’est un piano-voix qui dit « wesh ».

« N’aies pas le seum/Fais-moi la bise »

Un procédé assez similaire permet à la chanteuse Angèle de bénéficier de l’intérêt de la scène rap malgré une musique plutôt traditionnellement pop. Sur le premier single qui a fait d’elle une sensation, la charmante petite tête blonde surprend d’emblée. Sa première phrase ? « Puis là c’est trop parti en couilles ». Un choix qui lui permet d’être automatiquement attachante et authentique, une prouesse difficile à atteindre pour une musique populaire qui est souvent le fruit d’un grand travail de maisons de disques qui n’inspire pas toujours la confiance de l’auditeur. Quelques désinvoltures suffisent à donner la sensation qu’on a affaire à quelqu’un de sincère et spontané, qui parle comme nous. Les usages ont évolué : pour atteindre des auditeurs qui ne disent plus « je suis de mauvaise humeur », il faut parler leur langue et dire « j’suis dans un mauvais mood ».

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C’est sans doute grâce au choix du jargon qu’en retour, un groupe comme Trois Cafés Gourmand bénéficie d’un énorme succès. Là où cette frange de jeune pop s’encanaille pour ne pas se laisser manger toutes ses parts de marché par le rap et cherche à avoir l’air aussi vrai qu’une photo Instagram #NoFilter, la musique franchouillarde plus traditionnelle cherche à revenir vers sa propre authenticité. Avec « À nos souvenirs », le groupe du Sud-Ouest réalise aussi son petit tube inclusif. Ce morceau au conservatisme et à la nostalgie assumée ne fait dépasser aucun mot, n’en invente aucun, et conjugue à la perfection : « père » rime avec « terre », le champ lexical permet clairement de situer l’ambiance du titre (« musette », « un petit coup de gnole », « sers nous un verre »).

Est-ce une chanson mieux écrite que « Djadja » ou « Ramenez la coupe à la maison » parce qu’elle utilise des phrases plus longues ou des mots plus traditionnels ? Dans un cas comme dans l’autre, dans un pays à l’histoire littéraire aussi fournie, il faut vraiment avoir du temps à perdre pour croire qu’il y a autre chose à trouver que du beau divertissement de qualité dans l’écriture des chansons populaires.

Le vocabulaire est un instrument extrêmement fédérateur, particulièrement aujourd’hui. Il est un délimiteur qui indique des codes spécifiques : en fonction du choix de vos mots, on peut savoir si vous êtes plutôt en phase avec la communauté LGBTQ+, si vous adorez tel YouTubeur, si vous avez voté à droite, si vous allez souvent à la Mosquée, etc. Dans la musique urbaine, il permet constamment depuis la naissance du genre de dépoussiérer l’archaïque langue française, en proposant des néologismes, des ré-appropriations de l’anglais, de l’espagnol, de l’arabe, de l’italien, de nombreux dialectes africains. Il ne s’agit pas pour la jeunesse de simplement s’enamourer de nouvelles expressions, mais aussi de constamment trouver des moyens de se démarquer, de s’isoler, de délimiter un marqueur entre groupes d’âges. Les usages évoluent, le champ lexical s’élargit, tant mieux non ?

Il y a eu des « pouloulou » et des « djadja », il y aura peut-être des « shblili » ou des « zbadidou », cessons de juger les mots de demain. Un jour, nous serons comme peut-être comme le légendaire chanteur Hervé Vilard, 72 ans, et nous devrons nous ré-approprier les usages des plus jeunes pour, quand même, rester un peu à la page. Faites belek.

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