Les chroniques de Bardamu : « Requin Platine » ft. DJ Pone

Le texte qui suit n’est pas fictif et toute ressemblance avec les auteurs n’est pas fortuite. Évidemment, il y a quelques arrangements de langage çà et là, mais il suffit d’un QI de truite pour démêler le vrai du faux. C’est finalement l’histoire d’un RDV Tinder rapologique entre un DJ inoxydable (DJ Pone) et un festivalier de la vie (Bardamu, en italique). À ce jour, aucune fracture n’est à déplorer ni de dommages définitifs de matériel, malgré les multiples confrontations. Et puisque l’entente sonore est incontestable, il nous fallait la sceller dans ce petit conte vigoureux construit sur le modèle d’un back to back entre deux DJs. Mes deux platines Larousse sont branchées, je commence…

 


Texte extrait du YARD Paper #6


 

Il est 19 heures en ce vendredi printanier et le week-end entrouvre élégamment ses cuisses parfumées. Pourtant, une angoisse sourde contamine mon organisme… je l’identifie sans peine : DJ Pone. Il joue ce soir à La Bellevilloise et je compte bien m’y rendre en âme et inconscience. Son nom fait trembler les noctambules de l’Hexagone, ses galettes abrasives provoquent des guerres de tranchées et la carte Vitale est recommandée lors de ses prestations. Vous le suppliez de vous épargner en lui montrant votre moignon fraîchement coupé, et il vous achève avec Who Got Gunz de Gang Starr. Sa technique irréprochable est comme un costard qu’il revêt avec une élégance naturelle, mais il ne faut pas s’y fier : ses mp3 puent la désobéissance citoyenne et le punk à chien.

Il est maintenant 20 heures… mon inquiétude monte graduellement, mais un sourire traîne comme une caillera aux corners de ma bouche ; je sais pertinemment qu’il me craint. Il provoque, je riposte. Avec lui, le plaisir musical est toujours très proche de l’hématome.

Quant à la tenue vestimentaire, je ne me fais aucune illusion sur l’espérance de vie des textiles. J’enfile donc un t-shirt sacrificiel, un jean de déménagement et des Stan Smith du jurassique.

 


« Vous le suppliez de vous épargner en lui montrant votre moignon fraîchement coupé, et il vous achève avec Who Got Gunz, de Gang Starr. » Bardamu


 

En temps normal, quand je prépare mon dossier de sons pour ma « prestation » du soir, je suis enjaillé, serein… « Tiens ! Je vais jouer ça, les gens vont kiffer, rrraaa, celui-là aussi, ça fait longtemps… » Bref, mon taf quoi, mettre des tracks. Faire danser ! Faire gueuler ! Transformer le dancefloor en arène où une raïa (étymologie arabe : c’est-à-dire « troupeau ») de petits agités sautent et se dandinent… J’aime aussi faire remuer les boulzers de mes copines et de leurs copines (qui sont plus bonnes que la plus bonne de vos copines). Bref, que du bonheur.
Et pourtant.

Depuis un moment, un gros nuage anthracite plane au-dessus de moi quand je joue à Paris, une masse sombre aussi inquiétante que celle d’un poiscaille quand tu nages dans 1 mètre de profondeur. Mais ce n’est pas d’un quinreu dont j’ai la pétoche, mais d’un gars avec une tête d’ablette et un corps de requin-bouledogue. Juste un gars. Pas un mec dont j’ai maladroitement dragué la meuf, pas un mec à qui ma tête ne revient pas et qui voudrait y mettre son poing fermé bien au centre… non, un type qui aime mon travail, ma sélection, mes sets… Pourquoi suis-je inquiet à l’idée de voir sa casquette pas de son âge (celle de Tyler avec un motif tapis d’orient) s’agiter au loin ? Ma sélection est OK, il va adorer. Et quand il adore, il s’approche du DJ, le bouscule, le mord, lance des objets contondants ou tranchants. Il me veut du mal physiquement parce qu’il m’aime et que je lui apporte du bonheur. C’est un pédé musical.

 

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Ce soir, après avoir commandé une cotte de maille sur le site de National Geographic en m’assurant qu’elle résiste à un croc de Carcharodon carcharias, je pars relativement tranquille. Le risque, c’est de ne pas le voir arriver, il attaque en eaux troubles et se faufile rapidement entre les gens pour m’atteindre, non sans bousculer femmes et enfants au passage. Il est grand, cet enfoiré, souvent torse nu et humide… très agréable quand tu danses et qu’un buste dégoulinant et inconnu s’essuie sur toi en hurlant. Consternant ! Mais je sais comment le déloger de son rocher si jamais il s’y cache. Suffit juste de placer Stick To Your Gunz, de M.O.P., et là, le mec réagit aussi vite qu’un toon avec le fameux « On rase gratis ! » Il est tellement prévisible. Une fois qu’il est débusqué, je peux me préparer au combat.

Je suis déjà en route, la tête haute tenue, tel le chevalier Bayard, sans peur, sans reproche.

 


« Et quand il adore, il s’approche du DJ, le bouscule, le mord, lance des objets contondants ou tranchants. » DJ Pone


 

J’arrive à la soirée avec mon équipe. En club, nos péchés sont ceux des gens simples : une ivresse saupoudrée de concupiscence. On commence à s’ambiancer doucement… à dansoter avec un verre à la main… à reluquer les silhouettes. Nous sommes encore au petit trot, les ligaments croisés ne risquent rien encore. L’alcool atténue mon anxiété, j’attends Pone l’oreille ferme.

L’Antéchrist du crossfader finit par apparaître. Il est abrité par une sorte de cabine de douche tandis qu’une cotte de maille dernière génération remplace le polo habituel. Il déplie son ordi et s’installe avec assurance. Cet enculé a dû se préparer à Clairefontaine pendant toute la semaine avec un programme adapté : alimentation saine et balades en rase campagne qui lui ont donné une allure sereine et sans doute des cacas parfaits.

 

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Son set commence, la foule est tout de suite au diapason. Il commence par de l’électro comme le fourbe qu’il est. J’y vois comme un aveu d’impuissance, comme s’il me cédait quelques mètres carrés de territoire. Je m’autorise même la liberté d’aller au bar en dodelinant gentiment de la tête. Grand seigneur, je paie ma tournée dans un tintement de boyard, des filles inconnues rient à mes blagues humides, j’envisage même la possibilité de m’accoupler en fin de soirée avec cette petite brune électrisante… Et c’est évidemment pendant ce moment d’enchantement sexué que la saloperie derrière les platines décide de jouer du rap qui tache. Les deux MCs d’Heltah Skeltah sortent des douves de son disque dur avec des odeurs de vase.

Je quitte ma brunette sans sommation et annihile par là même mes chances de coït. Non content de nuire à ma sexualité, Pone destitue mon langage puisque seuls des cris et des lyrics yaourtés sortent de mon œsophage bouleversé. Le catamaran de mon émoi musical cingle vers la scène et je m’arrime au DJ booth en un temps record.

 


« Cet enculé a dû se préparer à Clairefontaine pendant toute la semaine avec un programme adapté : alimentation saine et balades en rase campagne qui lui ont donné une allure sereine et sans doute des cacas parfaits. » Bardamu


 

Je suis enfin derrière les platines, confiant. Je suis passé à Ménil boire quelques pintes de Brooklyn Lager pour me mettre sur orbite. J’ai mon équipe sûre avec moi, la liste de mes 48 potes est passée crème, j’ai distribué mes 4 tickets boissons… On est bien.

Un ami métallurgiste hurlant m’a construit une cage façon Dôme Du Tonnerre pour me protéger des attaques sournoises de barjabulle, mais la vérité, c’est qu’on est plus proche d’une douche portative que de la cage de WrestleMania, ce qui n’est pas safe du tout au final. J’appréhende déjà ses cris et sa salive qui finiront forcément par m’atteindre, ou du moins par humecter un peu le matos sur lequel mes mains s’agitent furieusement.

Après avoir commencé de manière électronique, je lance timidement un p’tit Heltah Skeltah. Et j’ai direct Tyler la créature au-devant de la scène, me demandant d’arrêter pour que je continue (???). Il vient de me jeter un gant au visage… c’est ma faute : un Dead Wrong de Biggie bien amené. On oublie la Calypso et le champ lexical de Thalassa, là c’est clairement une ambiance Moyen Âge. Il vient me défier, alors j’attaque : Gunz Come Out de 50 Cent, Royalty de Gang Starr, puis une version edit des Beat Junkies qui déboîte sa mère… Notre Chevalier a vacillé, il est tombé de sa monture. Je l’achève ou pas ? « Je connaissais la réputation chevaleresque des hommes d’armes français et il me plaît, à mon corps défendant, d’en mesurer la justesse » (Victoria Abril). Alors, il est vaillant notre ménestrel ? Je vais le traîner dans la boue.

Le temps de chercher le track suivant et je le perds de vue. Où est-il, cet enfoiré?

 

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Les personnes devant la scène sont soulagées qu’il ait quitté les lieux. Ses gestes, ses cris et son odeur ont fait le vide devant moi. Les meufs vont enfin pouvoir danser et les gars cesseront de croire qu’ils vont lui mettre un coup de pression du style : « La prochaine fois qu’il me bouscule, je le remplis. » Non, mec, Bardamu est une sorte d’Humungus, au mieux tu remplis ton verre, connard.

Je décide de lâcher notre classico, Damn, des Alkaholiks… mais au moment où la snare rentre, avant que la ligne de basse qui rend fou ne démarre, je sens déjà que j’ai commis une erreur. Deux grandes paluches moites et rugueuses sont sur mes épaules et un torse écrase ma nuque. J’ai le crossfader de la mixette sur le front et les oreilles pleines de ses beuglements de joie. Je suis un peu débordé, je jette quelques regards pour chercher de l’aide. Il me mord et évidemment se casse les chicots sur mon armure, mais le mal c’est le bien pour lui, donc il n’arrête pas. Il me supplie de jouer un morceau de Showbiz et A.G., je m’y refuse, le pousse violemment et lui envoie Return of the Crooklyn Dodgers. Il m’étrangle parce qu’il est heureux, ce golmon. Ce n’est plus une joute mais une mise à mort. La sécu a enfin compris l’urgence… ils interviennent.

 


« Il me mord et évidemment se cassent les chicots sur mon armure, mais le mal c’est le bien pour lui, donc il n’arrête pas. » DJ Pone


 

Le vigile m’attrape comme un maître-chien rappelle à l’ordre son rottweiler. J’écume de rage, mes yeux remplis de meurtre et mon haleine vodka-croquettes invectivent Pone avec des postillons venimeux. Ce dernier me jette un regard victorieux et soulagé pendant que le vigile me traîne à l’extérieur du club comme un sac poubelle. Il me faut une bonne demi-heure à l’air frais pour reprendre une sorte de contenance. Mon t-shirt est déchiré et constellé de liquides, mon avant-bras est égratigné. Je me dirige à pas précautionneux vers une borne et enfourche un Vélib’ très lentement, perclus des douleurs d’un retraité des bâtiments et des travaux publics.

 

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Je pédale dans un Paris ensommeillé avec un best of de France Gall en lecture aléatoire dans les oreilles. La voix cristalline et surmixée de France réactive quelques fonctions cognitives élémentaires. Exténué mais, je dois l’avouer, heureux, je m’écroule sur mon canapé comme un cheval mort destiné aux lasagnes Findus. Les tracks de la soirée perquisitionnent ma mémoire vive pour prendre des places assises le plus longtemps possible ; Pone avait bien fomenté son plan d’action. Malgré mon application à lui sectionner une artère, je crains que cette vieille chatte ne s’en soit tirée indemne. Alors, comme un enfant revenu de la guerre et enfin en sécurité, ma carcasse à la carrosserie rayée s’endort paisiblement.

 


« Exténué, mais je dois l’avouer, heureux, je m’écroule sur mon canapé comme un cheval mort destiné aux lasagnes Findus. » Bardamu


 

C’est la fin de la soirée, mon corps est en bon état, je n’ai aucune blessure apparente, pas de rendez-vous chez Manu, mon osthéo. Je vais rentrer dans mon XVIIIᵉ, hashtag « au calme ».

Je jette un œil en sortant avec mon équipe, au cas où, avant de m’engouffrer dans un taxi… Je connais l’impact rétroactif de certains tracks sur mon requin blanc de soirée, pas envie de me faire mordre bêtement alors que je n’ai plus de protection métallique. Au pire, un de mes potes forts en coups de poing dans la gueule peut gérer si je n’ai pas vu la bête arriver… mais bon… on va rester serein. Il ne reviendra pas… pas avant mon prochain gig.
Mais je suis prêt, je l’attends, mon légionnaire.

 

Illustration : Lazy Youg

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