Depuis 2010, le rap français a-t-il vraiment pondu des classiques ?

Que ce soit pour juger simplement un morceau ou pour affirmer que « x » album est un classique, il faut prendre du recul. Depuis 2010, le rap français a enfanté près de 1 900 projets, trois fois plus que sur les huit années précédentes. Et si le genre n’est à l’origine d’aucun classique sur cette décennie, c’est peut-être qu’il est encore trop tôt pour l’affirmer.

A7 est un classique”, “Dans la légende est un classique”, “FEU est un classique”, “Nero Nemesis est un classique”, “UMLA est un classique”… Les réseaux sociaux sont jonchés de ces affirmations. Tous les vendredis, le rap français semble être à l’origine d’un nouveau postulat du genre. S’enchaînent les débats, les argumentations, les « je suis d’accord », les « t’es sérieux ? », les « mdr tout est classique avec vous »… Pour certains, le tampon classique n’est pas de ceux que l’on peut apposer sur n’importe quoi, n’importe quand : il faut le mériter, cocher des cases, suivre une charte, respecter des conditions pré-établies. Pour d’autres, le jugement subjectif est primordial et tout peut être considéré comme un classique du rap français tant que la majorité pense, a priori, la même chose du disque ou du morceau en question.

Le fait est que la définition même du mot « classique » est complexe à détailler précisément. Sans doute que la pluie diluvienne de certifications commerciales depuis 2015 s’est mêlée à la conception que l’on se fait du mot, ou bien que l’hyper-productivité du rap sur la même période a contraint l’auditeur à se faire un avis soudain, rapide et prématuré, histoire de rester à jour. Cette interrogation met en exergue toute la difficulté qui incombe à l’auditeur quand il doit énumérer tous les classiques que le rap français a enfanté depuis 2010, puisque, qu’importe la définition que l’on décide de suivre, il y a toujours, forcément, un disque qui fait exception.

Si l’on se fie à une approche littérale, le classique est une oeuvre qui fait autorité dans son domaine, en gros, une référence pour tous les acteurs du milieu, qu’ils soient artistes, journalistes, spécialistes, professionnels, managers, auditeurs… Le Concerto n°23 de Mozart, Le Parrain de Francis Ford Coppola, Thriller de Michael Jackson, le premier album de Ninh… Madame Bovary de Flaubert : ça, ce sont des classiques. Étonnement, même si l’on n’a jamais été fan de Beethoven, il est inconcevable d’affirmer que ses oeuvres ne sont pas des références académiques, autant dans la musique de manière générale que dans le genre « classique » plus spécifiquement.

La question ici, c’est de savoir pourquoi ce constat est admis de tous comme étant une évidence ? Après tout, l’art par essence, c’est subjectif. On est libre d’adorer écouter « Les Sardines » de Patrick Sébastien et de détester Temps Mort de Booba ; libre de pleurer devant Friends et rire devant Titanic ; danser le Logobi GT en 2018 et s’asseoir quand le DJ met « Ténébreux #1 » de Koba LaD en club… « Les goûts et les couleurs« , comme on dit. Et c’est à ce sujet, d’ailleurs, que Voltaire disait « qu’en musique, en poésie, en peinture, c’est le goût qui tient lieu de montre ; et celui qui n’en juge que par des règles en juge mal« . En gros, il est vain d’être objectif, seule la subjectivité importe.

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Jusque-là, il semble assez difficile de donner tort à qui que ce soit, et encore moins à Voltaire. Le problème, c’est que le goût est par essence non-quantifiable : il n’y a pas d’équation précise puisqu’il est personnel. Il faut comprendre ici que c’est la notion elle-même du beau qui entre en jeu. Le beau se traduit de bien des manières, et si cela fait des siècles et des siècles que des philosophes s’emmerdent à essayer de le définir, c’est bien pour une raison évidente : à chacun sa définition. Le coeur du problème se trouve en réalité dans le tampon « classique » que l’on appose à telle ou telle oeuvre.

Parce que dire que Sélection naturelle de Nessbeal est un très bon album c’est une chose, mais affirmer que c’est un classique du rap français en est une autre, puisqu’il s’agit ici d’un avis qui, a priori, doit être partagée de la grande majorité. Si le « classique » fait autorité dans son domaine, c’est qu’il dépasse le cadre du goût personnel et qu’il englobe, par essence, un ensemble de critères pré-définis : ventes, impact, qualité, longévité dans le temps, avant-gardisme, influence, etc.

On pourrait compter la réception du public de l’époque et d’aujourd’hui, de la reconnaissance a posteriori, de l’impact commercial à la sortie et sur la durée, des récompenses qui lui sont données, de son esthétique, de son rapport aux autres oeuvres de l’artiste ou des artistes qui officient à la même époque, de la maîtrise parfaite qu’a fait l’artiste des outils de son temps ou de l’avant-gardisme dont il a pu faire preuve ; finalement de l’importance que lui octroie la culture et le genre dans lesquelles le disque devient, dès lors, un fondement.

Mais s’il suffisait simplement d’avoir une grille et cocher les cases en fonction, on pourrait aisément choisir ce qui est classique ou non ; le problème, c’est que les prétendus pré-requis sont pour la plupart non quantifiables. L’impact sur la culture ? La qualité ? Ce sont des mirages. Eli Pariser avait vu juste quand il démontrait que nous sommes tous enfermés dans une bulle de filtres, c’est à dire un état d’isolement où toutes les informations qui nous parviennent sur Internet sont en réalité personnalisées selon nos goûts, idées et envies. Il est alors vain de tenter de dessiner une courbe représentative de l’évolution de la pensée moyenne de l’ensemble des auditeurs sur un disque X dans le temps.

Évidemment que, pour la majorité des « professionnels » du milieu et des auditeurs centrés autour des grandes métropoles françaises, Or Noir est un classique du rap français ; mais c’est aussi parce que tous autour de nous tendent à avoir la même pensée. Si on se déplace en province, à Reims, Brest ou un petit village du fin fond de la Lorraine, le dernier classique du rap français sera peut-être Dans ma bulle de Diams, ou La Vraie Vie de Big Flo et Oli. Peut-être qu’à Montpellier, c’est l’album Ateyaba de Joke (devenu Ateyaba). À Marseille, À l’instinct de Naps. Vu qu’il est impossible de quantifier l’ensemble des avis de tous les auditeurs de rap français, on ne peut prendre la « réception » du public et de la critique comme des facteurs réellement cruciaux. Et forcément, ça remet un peu tout en cause.

Si l’on se fie maintenant à des données essentiellement mathématiques, à savoir les chiffres de ventes selon un panel de publics, on se rend compte que la capitale centralise des centaines de milliers d’écoutes d’albums qui sont largement moins écoutés en dehors des banlieues parisiennes. Si Timal est disque d’or et remplit le Bataclan, pas sûr qu’il remplisse une salle avec la même capacité à Bordeaux ou Perpignan. De la même manière, si Rilès déchaine les festivals, pas sur qu’il puisse trouver un public aussi large à la capitale.

La raison de ce contraste est simple : dans les années 90, le rap français était un tout indivisible, centralisé autour de Paris, ses banlieues et la Cité phocéenne. Il était plus facile de voir quels étaient les disques qui survivaient au temps car, d’une part il y en avait cinq fois moins, et de l’autre il n’y avait que très peu de diversité du public. Il n’y avait pas de pop-rap, de zumba, d’afro-trap, de rap de blanc, de rap de iencli, de rap2Tess, de cloud-rap, de 2step-rap…etc. Il y avait le rap, juste le rap.

Depuis 2010, tout a changé. L’année 2015 a marqué l’avènement d’un genre qui pouvait s’ouvrir à tous les styles extra-rap, et a dessiné les prémisses d’une dizaines de publics avec ses différences et ses goûts propres. Feu de Nekfeu n’est pas un classique chez les gens qui aiment le rap façon « Daymolition », au même titre que L’homme au bob de Gradur n’est pas un classique chez les gens qui aiment le côté « pop » qu’apporte Lomepal à son rap. C’est ainsi.

De plus, dans le nouveau monde du rap français, devenu la musique la plus écoutée en France avec ses 2000 projets annuels, il est normal que certains disques mieux travaillés que la plupart sortent du lot. Est-ce que ce sont des classiques pour autant ? Pas sûr. La fréquence de sortie des projets est différente, il y a une urgence qui fait qu’on sait reconnaître la qualité et la dimension d’impact d’un album plus facilement.

Quand tout un mois de février 2018 est noyé sous des projets à faibles publics, la sortie de XEU de Vald nous parait être de suite une bombe historique à retenir dans l’année. L’effet était encore plus puissant avec la sortie surprise de Cyborg de Nekfeu en 2016, ou le leak prématuré de Nero Nemesis de Booba l’année d’avant. Dans un univers où l’ultra-productivité est de mise, le très bon disque, le bon, quelconque et le mauvais se mêlent constamment ; alors le quelconque peut devenir bon, et le très bon disque peut nous paraître déjà classique.

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Les « bulles de filtres », ou bulle tout court d’ailleurs, permettent de se rendre compte que les disques supposés « classiques » pour certains, ne sont ni plus ni moins que des albums « sans intérêt » ou juste « bons » et « très bons » pour d’autres. Dans son essence, le « normal » diffère du classique en ce qu’il est culturellement inapte à survivre comme tel dans le temps. Il ne survit pas aux années et ne surmonte par les évolutions, mais appartient à son époque et y reste ancré, là où le classique, lui, prend de la valeur avec l’âge comme un bon vin. Et si l’on se fie à cette approche, on peut alors affirmer qu’il est impossible et inconcevable de donner à un album le statut de classique ou de chef-d’œuvre quelques jours ou quelques mois après sa sortie.

C’est une question de logique : un classique le devient quand le temps fait son ouvrage, et ce, même s’il y a des disques qui, le jour de leur sortie, signent un tel impact dans le monde du rap francophone qu’ils pourraient déjà être à tord considérés comme des possibles classiques en devenir : Or Noir de Kaaris, Le Monde Chico de PNL, L’Ecole des points vitaux de la Sexion d’Assaut, My World de Jul, La fête est finie d’Orelsan, Commando de Niska, Ipséité de Damso…

Comme le disait Sainte-Beuve, critique et écrivain français : « Un vrai classique (…) c’est un auteur (…) qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi être celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges. » Finalement, de la même manière qu’il nous a fallu dix ans pour réévaluer le jugement qu’on faisait de 0.9 de Booba, ne faudrait-il pas attendre encore un peu avant de donner les prétendus classiques de cette décennie ? Au pire, ça évitera à quelques disques d’être trop rapidement gâchés par 47ter.

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