Colères et espoirs des insomniaques de la république

Passer la nuit debout… Les Parisiens l’avaient sûrement tous déjà fait pour s’enivrer, pour un salaire ou en cherchant le sommeil. Mais cette fois-ci, elle a une saveur nouvelle. Le rassemblement de la Nuit Debout place de la République part d’une volonté de voir et de sentir, de parler et de toucher. Avide de contact humain, il veut rompre la logique d’isolement de l’état d’urgence et des écrans blafards : que les histoires des uns deviennent celles des autres, être réunis ensemble dans le malheur et le bonheur.

Article écrit avec Noise la Ville 

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Le rendez-vous a un lieu mais pas d’heure, il est permanent. D’ailleurs le calendrier est resté suspendu à cette fin du mois de mars qui a vu naître le mouvement. Comme le décompte d’une nouvelle ère, nous sommes aujourd’hui le 61 mars selon le calendrier révolutionnaire au lieu du samedi 30 avril. Plus qu’un rendez vous, il s’agit d’une invitation où rien n’est déterminé et tout est à faire. Un potentiel citoyen où l’on peut se regrouper et créer : de la musique, des amitiés, pourquoi pas une nouvelle Constitution.

Alors évidemment le mouvement émerge d’une colère trop longtemps tût, et qui rejaillit parfois en cris et en coups de dents. Bien sûr, le mouvement hérite d’une certaine tradition française qui aime bien occuper la rue, faire du bruit et déranger l’ordre établi. Bien sûr, il est teinté de l’idéologie anticapitaliste et d’une tendance révolutionnaire. Bien sûr, l’horizontalité à tout prix – c’est à dire la volonté de ne pas avoir de leader et de garder un système où le vote reste maître – est source de ralentissements et de lourdeurs dans le fonctionnement quotidien et les débats. Bien sûr, la foule n’est pas très diverse. Car pour en être il faut avoir du temps, des convictions et un peu d’espoir.

 

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Toutes ces remarques ne doivent pas obscurcir la nouveauté et la fraîcheur du phénomène, car il réunit des méthodes démocratiques et une jovialité inédite, issues respectivement du mouvement des indignés espagnols et du message solidaire de Merci Patron (le film de François Ruffin). Ce serait alors faire preuve d’un dédain sourd ou d’un pessimisme résolu que de repousser d’un revers de main le laboratoire démocratique qui s’est installé sur la place de la République. Après tout, « un vrai mouvement politique transformateur fonctionne aux deux ingrédients que sont la colère et l’espoir » comme dirait Frédéric Lordon (Monde Diplomatique minute 31).

 

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YARD a donc envoyé pas un mais deux David à Nuit Debout, un pour écrire et un pour photographier les gens qui fourmillent sur cette place. Ces portraits ont été faits à différents moments des deux dernières semaines.

Photographe : David Maurel

 

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« Politisée non, en colère oui. » Agathe


 

Agathe a 19 ans et un skate sous le bras. Tout juste arrivée à Paris, elle se précipite Place de la République avec sa pote Salomé. À Nantes, elle s’est faite gazer pendant la Nuit Debout. Elle résume sa position en quelques mots : « Politisée non, en colère oui ». Alors elle vient tâter l’ambiance, voir ce qu’il se passe. Salomé dont la mère est fonctionnaire et engagée, ne sait pas trop quoi penser de la loi El Khomri : « Je n’ai pas bien compris quel était le problème avec cette loi. Il paraît qu’il y a de bonnes idées dedans, que tout n’est pas à jeter ». Pendant qu’on discute, Matthieu et Rolf arrivent avec un arbuste dans un pot. Sur l’arbuste on peut lire un écriteau « Tree Hugs ». Ils sont là tous les deux pour défendre leur film qui sort en salle le même jour. Rolf est un réalisateur néerlandais qui est parti à la rencontre des communautés primitives aux quatre coins du globe. Les gens s’agglutinent lentement autour de l’arbuste pour lui faire des câlins, Agathe et Salomé ont disparu.

 

 

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« La France prend des milliards à ses anciennes colonies africaines et personne n’en parle. » Malandjo


 

Trois cartons et une pancarte constituent un stand, derrière lui se tient Malandjo. On le croise depuis le début, parfois habillé d’une combinaison de ski Killy ou d’un pull de sapeur pompier. Il nous explique qu’il a reçu une interdiction d’aller sur la Place de la République pour « danse non autorisée », alors il met un point d’honneur à y être tous les jours pour gérer la commission Françafrique qu’il a initié. « La France prend des milliards à ses anciennes colonies africaines et personne n’en parle. Ces pays sont parmi ceux d’Afrique qui vont le plus mal, le franc CFA pèse beaucoup sur leur économie ». La corruption des élites africaines organisée par la France, la fin du franc CFA, le départ des armées françaises, autant de sujets qui agitent les esprits de la commission Françafrique. « Il y a un déni des deux côtés, en Afrique et en France. Il faut que les gens parlent, il faut les psychanalyser ». Parler, c’est pour ça que Mickael est venu. Lui qui a fait sa carrière exclusivement dans la fonction publique (Ministère de l’Éducation Nationale, CNIL, DGA, Fond de Garantie) nous explique la culture de pensée unique qui lui a été imposée à ses différents postes. « On m’a appris à fermer ma gueule et à ressembler aux autres : je ne bois pas, on a voulu que j’aille à leurs cocktails, que je mette des costumes et que j’aie une voiture de service. Ici enfin je peux essayer de parler, d’être moi-même ». Il regrette donc que Finkielkraut ait été insulté et jeté hors de la place de la République un soir par quelques agités. Pour lui, même Marine Le Pen devrait pouvoir venir librement. Malandjo, reprend alors la parole. Il nous explique pourquoi il est vraiment là : « La Nuit Debout c’est une grosse hypocrisie ! Ils ont des ambitions politiques, ils veulent faire un truc à la Podemos, c’est pas eux qui vont froisser qui que ce soit. Moi je veux que le 1er mai, on bloque tout. On réécrit une constitution avec le peuple et on passe à la 6ème République ! »

 

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« Le monde ne va pas bien, c’est important que les gens se rassemblent comme ça, avec différentes origines et différents combats. » Musa


 

Musa me tape sur l’épaule alors qu’on écoute une interview de la TV Debout. Il me demande si je parle anglais. Puis, il pointe du doigt les centaines de personnes assises pour l’assemblée populaire juste derrière nous en me demandant ce qui se passe ici. Après quelques explications il conclut en anglais : « Ils se rassemblent pour faire que la vie soit meilleure ? »

Musa approuve de la tête et nous explique qu’il est réfugié afghan. Il a vécu un an en Angleterre comme interprète pour ses compatriotes, avant de venir en France il y a quelques mois. Il est logé et aidé par une association qui lui apprend le français. Il se moque de moi quand je demande s’il a des contacts avec sa famille restée en Afghanistan : « Tous les jours, grâce à Internet. » Il nous demande ensuite si la question des migrants est abordée à la Nuit Debout. On acquiesce et lui explique que la veille un groupe de Syriens a rejoint la foule avec des pancartes, que certains ont pris la parole devant l’assemblée populaire. Une fois de plus il approuve : « Le monde ne va pas bien, c’est important que les gens se rassemblent comme ça, avec différentes origines et différents combats. »

 

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« La France est un pays de victime, ceux qui sont là pour boire et fumer des joints décrédibilisent le mouvement. » Rose Marie


 

Rose Marie a une bière à la main et un fort caractère. Elle vient de Versailles et fait un Master de sociologie. En tant que femme noire, elle se sent doublement stigmatisée en France. Alors depuis le 31 mars, Rose vient là quasiment tous les jours et s’implique dans différentes commissions. C’est sa façon de faire porter sa voix dans un débat public afin de peser sur les problématiques abordées. Son regret est que la Nuit Debout ne produise pas davantage d’actions réelles. Pour l’instant ça brasse du vent nous dit-elle. « La France est un pays de victime, ceux qui sont là pour boire et fumer des joints décrédibilisent le mouvement. » C’est ce moment que choisissent quelques d’idiots pour emmerder un groupe de filles au loin. Rose Marie tend la tête vers eux, plisse les yeux et disparaît en un instant. Si on la perd du regard, on l’entend distinctement engueuler les types quelque part dans la foule.

Il serait malhonnête de ne pas parler des nombreuses gouttes d’eau qui, une après l’autre, ont fait déborder le vase. Car il y a bien un vase quelque part qui déborde, pour que des CRS et des citoyens viennent se frotter comme cela chaque soir, avec l’ardeur des jeunes amants. En vrac : la loi travail, l’état d’urgence, la déchéance de nationalité, Notre Dame des Landes, la forfaiture du PS, les salariés de Goodyear, la montée de l’extrême droite ou même la défaillance des grands médias à lever les yeux de leur guidon. Mais à s’attarder sur les causes et les colères, on se détourne du cœur du sujet : ce rassemblement spontané que personne n’arrive à expliquer. En effet, la foule qui s’amasse jour après jour dans la rue ne sait pas vraiment ce qu’elle veut. Dessiner ses contours prendra un temps que l’impatience médiatique n’a pas. Et comme tous ne sont pas Parisiens, chaque ville de France s’empare progressivement de cette fièvre.

 

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« Vers 5h du matin la troisième nuit d’occupation, les flics se sont approchés pour nous virer, mais en fait ils étaient en sous-nombre. On les a encerclé ! Ils ne pouvait rien faire, alors ils ont enlevé leurs casques. Certains se sont assis avec nous, d’autres sont repartis vers leurs camions. C’était une victoire extraordinaire. » Clémentine


 

Sous la tente de la cantine, tout le monde connaît Clémentine. Maman joviale et bariolée, autoproclamée « la cantinière », c’est elle qui gère les stocks de nourriture. Elle vient tous les jours depuis le début de la Nuit Debout, et nous dit qu’elle vit le mouvement à fond. « Ici on est tous volontaires et déterminés, moi je suis là pour partager ma bonne humeur ». Elle nous raconte avec excitation la nuit où les CRS ont renoncé à les expulser. « Vers 5h du matin la troisième nuit d’occupation, les flics se sont approchés pour nous virer, mais en fait ils étaient en sous-nombre. On les a encerclé ! Ils ne pouvait rien faire, alors ils ont enlevé leurs casques. Certains se sont assis avec nous, d’autres sont repartis vers leurs camions. C’était une victoire extraordinaire. » Elle regrette pourtant leur stratégie d’épuisement, à venir systématiquement saper les efforts des occupants et vider la place des installations éphémères. Un matin ils viennent avec un bulldozer raser la cabane en bois qui a été construite. Clémentine n’était pas là, heureusement. Elle nous dit qu’elle aurait pleuré. Un après-midi, ils jettent même une marmite de Mafé aux égouts. L’indignation se répand sur Twitter où les photos du « MarmiteGate » ou « MaféGate » sont partagées en masse. Sous les tentes, les CRS sont alors rebaptisés « Compagnie des Renverseurs de Soupe », et le lendemain la cantine reprend son travail de plus belle. « Ils ne nous mettront pas à genoux en tout cas, on tiendra bon ».

 

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« On pense souvent que le droit est là pour peser sur les gens et les victimiser, que c’est une structure contre les mouvements sociaux. Mais il peut être un moyen de lutter contre un patron tyrannique par exemple. » Anis


 

Anis et Xavier sont deux jeunes juristes, ils sont installés derrière le cordon de la commission juridique. Ils nous expliquent qu’au début de la Nuit Debout, l’avocat Dominique Tricaud est venu observer les événements et a décidé d’aider le mouvement de la meilleure façon qu’il pouvait. Il organise depuis un stand d’aide juridique et y réunit quelques volontaires. « Il faut voir ça comme du premier secours juridique » nous explique Xavier. « Les gens viennent nous poser des questions sur le droit au logement, le droit du travail, les questions familiales… Il s’agit de résoudre des problèmes du quotidien qui peuvent pourrir la vie de ceux qui sont en précarité juridique. » Anis ajoute « Évidemment on ne peut pas tout savoir alors parfois on redirige vers un conseiller syndical, une association ou un médiateur ». Tous les deux voient leur service comme profondément politique : « On pense souvent que le droit est là pour peser sur les gens et les victimiser, que c’est une structure contre les mouvements sociaux. Mais il peut être un moyen de lutter contre un patron tyrannique par exemple. » Cette posture est d’ailleurs cause de friction au sein de la profession. Certains ne veulent pas travailler gratuitement puisqu’il existe déjà des structures d’assistance juridique gratuite ; d’autres au contraire aident avec plaisir, et leurs raisons vont de la charité chrétienne à la sympathie politique avec le mouvement. Ainsi, les jeunes avocats prennent part au modèle qui se généralise Place de la République qui veut que chacun puisse apporter son savoir et apprendre avec les autres dans une sorte d’école ouverte et participative. Proposé lors d’une assemblée par un physicien, le #SciencesDebout fédère ces initiatives.

 

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« C’est cool que les artistes soient à la masse pour une fois, ça en dit long sur l’industrie musicale en France qui à mon avis est verrouillée par quelques labels et quelques tourneurs. » Arthur


 

On va d’abord voir Arthur parce qu’on le reconnaît. Il est l’un des guitaristes du groupe Moriarty. Le problème c’est qu’il est occupé : casque sur les oreilles, notes sous les yeux, et console dans un coin de l’œil, il participe à l’émission de Radio Debout. On s’approche lui souffler notre envie d’interview à l’oreille et il répond sans l’ombre d’une hésitation. Aucun souci, par contre, il doit d’abord s’occuper d’un duplex avec New York.

Une heure plus tard on le retrouve, tout souriant, soulagé d’avoir fini son interview avec la Courage Foundation (organisme d’aide financière à la défense des lanceurs d’alerte). Il nous présente Radio Debout en quelques mots : l’émission dure quatre heures par jour et rassemble des témoignages, des portraits, des extraits de l’Assemblée… « La radio n’est pas trop engagée politiquement, excepté bien sûr la retransmission des assemblées qui en soit est une prise de position. » Elle est conçue par des volontaires comme lui, professionnels ou non. « A part Moriarty, je travaille comme producteur chez France Culture. Habituellement je ne touche à rien, j’écris les sujets. Je me charge de l’histoire. Ici j’apprends aussi à gérer la technique, chacun apporte ses compétences et les partage, c’est très formateur ».

Arthur est venu sur son temps libre. Il souhaitait participer à cette expérience radiophonique et vivre la Nuit Debout de plus près, car « il s’y dit plein de choses dans lesquelles je me retrouve ». En faisant traîner son micro pour l’émission, il est surpris d’entendre à droite et à gauche des prises de paroles d’enseignants, d’ouvriers, autant d’actifs qui sont sur le terrain et savent de quoi ils parlent. Pour lui l’intérêt de ce mouvement est de « démonter les mécanismes », d’apprendre et de comprendre comment le système fonctionne. « Les gens sont en colère mais ils sont joyeux, ce ne sera pas une révolution violente ».

Je lui demande alors pourquoi les artistes se tiennent à distance de la Nuit Debout, ou en tout cas ne prennent pas position. « C’est cool que les artistes soient à la masse pour une fois, ça en dit long sur l’industrie musicale en France qui à mon avis est verrouillée par quelques labels et quelques tourneurs. Si tu t’opposes à eux d’une manière ou d’une autre, tu es out ou alors tu es indépendant ». Il enchaîne : « C’est possible aussi que d’autres artistes viennent à la Nuit Debout discrètement tu vois, plein de modestie. Après tout le mouvement se veut horizontal non ? » À ce moment, je suis convaincu qu’il m’envoie un clin d’œil télépathique.

 

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« Ça y est, faut que j’y aille ! » Arsène


 

Arsène est à l’arrêt sur son vélo, penché sur son smartphone. Il porte une veste rose et un gros sac cubique sur le dos. Il a 19 ans et bosse comme livreur chez Foodora pour faire un peu d’argent. Le reste du temps il est apprenti en topographie chez SNCF. « Je passe par République tous les jours, c’est en plein milieu de mon secteur. Je suis sur Nation, République et Bourse ». Les grosses journées, il parcourt près de 40km, et se retrouve parfois à attendre au beau milieu de la Nuit Debout que les commandes tombent. « Honnêtement, je n’ai pas le temps de rester. Mais si je pouvais je resterais pour comprendre ce qui se passe, ça a l’air intéressant ». Curieux, il nous demande ce que l’on a compris du mouvement, quand son écran se met à clignoter. Il nous sourit, « ça y est, faut que j’y aille ! », et disparaît à toute allure.

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